Elisée Reclus (1830-1905) est un géographe français et l’un des grands penseurs anarchistes.
Comme un nombre assez étonnant d’auteurs publiés aux Editions de Londres, suite au coup d’Etat de Napoléon III, il se réfugie en Angleterre. Puis il va en Irlande, à Liverpool, embarque pour les Etats-Unis, voyage, séjourne en Louisiane chez une famille de planteurs d’origine française, puis, quelques années avant la Guerre de Sécession, il remonte le Mississipi comme Lucky Luke, le rencontre peut-être (mais nous en doutons), pousse jusqu’à Chicago, et enfin part en Colombie pour y planter du café. Il retourne en France en 1857, devient franc-maçon, puis quitte la franc-maçonnerie, puis voyage en Europe, employé par la maison Hachette afin de rédiger des guides de voyage, je vous assure que je n’invente pas…
Mais c’est loin d’être terminé. Elisée s’engage dans la mouvance anarchiste, puis dans l’armée au moment de la guerre contre la Prusse de 1870, puis dans l’action politique, fait partie de la Garde Nationale, est fait prisonnier par les Versaillais pendant La Commune. Il est ensuite condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, peine commuée en bannissement suite à une pétition internationale, puis il voyage, en Amérique du Sud, du Nord… et il travaille à sa Nouvelle géographie universelle. Il rencontre Kropotkine en Angleterre, en Suisse.
(Une parenthèse EDL : pas de doute, l’anarchiste, c’est l’anti-politique par excellence ; quand on fait la pitoyable biographie de nos pitoyables hommes ou femmes politiques actuels, un plan des quatre arrondissements de l’Ouest parisien est suffisant pour faire le tour de leur vie, et tout est assez bien documenté, leurs infamies, leurs conquêtes, maîtresses, leurs projets de loi, et leurs promesses brisées ; quand il s’agit des anarchistes, c’est le contraire, ils bougent sans arrêt, et passent plus de la moitié de leur temps dans la clandestinité…)
Il meurt le 4 juillet 1905, après avoir couvert plus de milles nautiques qu’un marin au long cours, quelques jours après avoir appris la révolte des marins du cuirassé Potemkine.
Heureux qui comme Ulysse…
Comme d’autres anarchistes français, et à la différence de théoriciens tels que Kropotkine, Reclus s’inscrit dans le courant idéaliste de la mouvance anarchiste. Il croit dans le changement positif de la société par le progrès, est pour l’union libre, contre la peine de mort (bien rare à l’époque).
Pas de doute, Elisée Reclus est un libre-penseur.
Pour cette raison, les autorités intellectuelles ont tout fait pour l’oublier. Alors, pour bien se moquer de lui, pour ajouter à l’indifférence l’insulte, nos autorités parisiennes en firent une avenue, l’avenue Elisée Reclus, bordant le Champ de Mars, fief de multiples immeubles haussmanniens à une plaque le décimètre carré, où logent ceux qui jamais n’auraient accueilli Elisée et ses idées à leur table.
Pour ces raisons Les Editions de Londres lui décernent un satisfecit. Aux Editions de Londres, nous allons tout faire pour le tirer de l’oubli.
© 2011- Les Editions de Londres
L'anarchie n'est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris dans son acception « absence de gouvernement », de « société sans chefs », est d'origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.
D'ailleurs qu'importent les mots ? Il y eut des « acrates » avant les anarchistes, et les acrates n'avaient pas encore imaginé leur nom de formation savante que d'innombrables générations s'étaient succédées. De tout temps il y eu des hommes libres, des contempteurs de la loi, des hommes vivant sans maître de par le droit primordial de leur existence et de leur pensée. Même aux premiers âges nous retrouvons partout des tribus composées d'hommes se gérant à leur guise, sans loi imposée, n'ayant d'autre règle de conduite que leur « vouloir et franc arbitre », pour parler avec Rabelais, et poussés même par leur désir de fonder la « foi profonde » comme les « chevaliers tant preux » et les « dames tant mignonnes » qui s'étaient réunis dans l'abbaye de Thélème.
Mais si l'anarchie est aussi ancienne que l'humanité, du moins ceux qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d'une extrémité de la Terre à l'autre, s'accordent dans leur idéal pour repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a cessé d'être une pure utopie philosophique et littéraire, comme il l'était pour les fondateurs des cités du Soleil ou de Jérusalem nouvelles ; il est devenu le but pratique, activement recherché par des multitudes d'hommes unis, qui collaborent résolument à la naissance d'une société dans laquelle il n'y aurait plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droit, et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l'obéissance à des lois, qu'accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et l'observation scientifique des lois naturelles.
Sans doute, cet idéal semble chimérique à plusieurs d'entre vous, mais je suis sûr aussi qu'il paraît désirable à la plupart et que vous apercevez au loin l'image éthérée d'une société pacifique où les hommes désormais réconciliés laisseront rouiller leurs épées, refondront leurs canons et désarmeront leurs vaisseaux. D'ailleurs n'êtes vous pas de ceux qui, depuis longtemps, depuis des milliers d'années, dites-vous, travaillent à construire le temple de l'égalité ?
Vous êtes « maçons », à la fin de maçonner un édifice de proportions parfaites, où n'entrent que des hommes libres, égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfectionnement et renaissant par la force de l'amour à une vie nouvelle de justice et de bonté. C'est bien cela, n'est-ce pas, et vous n'êtes pas seuls ? Vous ne prétendez point au monopole d'un esprit de progrès et de renouvellement. Vous ne commettez pas même l'injustice d'oublier vos adversaires spéciaux, ceux qui vous maudissent et vous excommunient, les catholiques ardents qui vouent à l'enfer les ennemis de la Sainte Église, mais qui n'en prophétisent pas moins la venue d'un âge de paix définitive. François d'Assise, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila et tant d'autres encore parmi les fidèles d'une foi qui n'est point la vôtre, aimèrent certainement l'humanité de l'amour le plus sincère et nous devons les compter au nombre de ceux qui vivaient pour un idéal de bonheur universel.
Et maintenant, des millions et des millions de socialistes, à quelque école qu'ils appartiennent, luttent aussi pour un avenir où la puissance du capital sera brisée et où les hommes pourront enfin se dire « égaux » sans ironie.
Le but des anarchistes leur est donc commun avec beaucoup d'hommes généreux, appartenant aux religions, aux sectes, aux partis les plus divers, mais ils se distinguent nettement par les moyens, ainsi que leur nom l'indique de la manière la moins douteuse. La conquête du pouvoir fut presque toujours la grande préoccupation des révolutionnaires, mêmes des plus intentionnés.
L'éducation reçue ne leur permettrait pas de s'imaginer une société libre fonctionnant sans gouvernement régulier, et, dès qu'ils avaient renversé des maîtres haïs, ils s'empressaient de les remplacer par d'autres maîtres, destinés selon la formule consacrée, à « faire le bonheur de leur peuple ». D'ordinaire on ne se permettait même pas de se préparer à un changement de prince ou de dynastie sans avoir fait hommage ou obéissance à quelque souverain futur : « Le roi est tué ! Vive le roi ! » s'écriaient les sujets toujours fidèles même dans leur révolte. Pendant des siècles et des siècles, tel fut immanquablement le cours de l'histoire. « Comment pourrait-on vivre sans maîtres ! » disaient les esclaves, les épouses, les enfants, les travailleurs des villes et des campagnes, et, de propos délibéré, ils se plaçaient la tête sous le joug comme le fait le boeuf qui traîne la charrue.
On se rappelle les insurgés de 1830 réclamant « la meilleure des républiques » dans la personne d'un nouveau roi, et les républicains de 1848 se retirant discrètement dans leur taudis après avoir mis « trois mois de misère au service du gouvernement provisoire ».
A la même époque, une révolution éclatait en Allemagne, et un parlement populaire se réunissait à Francfort : « l'ancienne autorité est un cadavre » clamait un des représentants. « Oui, répliquait le président mais nous allons le ressusciter. Nous appellerons des hommes nouveaux qui sauront reconquérir par le pouvoir la puissance de la nation. « N'est-ce pas ici le cas de répéter les vers de Victor Hugo : « un vieil instinct humain mène à la turpitude ? »
Contre cet instinct, l'anarchie représente vraiment un esprit nouveau.
On ne peut point reprocher aux libertaires qu'ils cherchent à se débarrasser d'un gouvernement pour se substituer à lui : « Ôte-toi de là que je m'y mette ! » est une parole qu'ils auraient horreur de prononcer, et, d'avance, ils vouent à la honte et au mépris, ou du moins à la pitié, celui d'entre eux qui, piqué de la tarentule du pouvoir, se laisserait aller à briguer quelque place sous prétexte de faire, lui aussi, le « bonheur de ses concitoyens ».
Les anarchistes professent en s'appuyant sur l'observation, que l'État et tout ce qui s'y rattache n'est pas une pure entité ou bien quelque formule philosophique, mais un ensemble d'individus placés dans un milieu spécial et en subissant l'influence. Ceux-ci élevés en dignité, en pouvoir, en traitement au-dessus de leurs concitoyens, sont par cela même forcés, pour ainsi dire, de se croire supérieurs aux gens du commun, et cependant les tentations de toute sorte qui les assiègent les font choir presque fatalement au-dessous du niveau général.
C'est là ce que nous répétons sans cesse à nos frères, — parfois des frères ennemis — les socialistes d'État : « Prenez garde à vos chefs et mandataires ! Comme vous, certainement, ils sont animés des plus pures intentions ; ils veulent ardemment la suppression de la propriété privée et de l'État tyrannique ; mais les relations, les conditions nouvelles les modifient peu à peu ; leur morale change avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de leurs mandants, ils deviennent forcément infidèles. Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir : armée, moralistes, magistrats, policiers et mouchards. Depuis plus de trois mille ans, le poète hindou du Mahâ Bhârata a formulé sur ce sujet l'expérience des siècles : « L'homme qui roule dans un char ne sera jamais l'ami de l'homme qui marche à pied ! »
FIN DE L’EXTRAIT
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© 2012— Les Editions de Londres
ISBN : 978-1-908580-11-5