« L’Anarchie, sa philosophie, son idéal » est un ouvrage politique de Kropotkine écrit en 1896. A l’origine, le texte d’une conférence qu’il devait faire à Paris en Mars, salle de Tivoli, Kropotkine entreprend dans cet ouvrage court mais ambitieux d’offrir à l’Anarchie une explication de texte philosophique.
Il serait futile d’en faire un résumé exhaustif. Ce n’est pas notre rôle. Notre rôle, c’est de pondre des anti-commentaires, d’écrire sur le texte pour le mettre en contexte, inspirer le lecteur avant et après sa lecture. Kropotkine aborde l’un après l’autre certains thèmes essentiels, pour dégager les bases conceptuelles d’une philosophie de l’Anarchie, tâche rarement entreprise par les anarchistes, puisque rappelons-le, ils sont justement opposés par choix et par foi philosophique à tout esprit de système, à toute institutionnalisation du Principe anarchiste.
A qui profite le crime ?
"Ceux qui sont persuadés que l’Anarchie n’est qu’un ramassis de visions sur l’avenir et qu’une poussée inconsciente vers la destruction de toute la civilisation actuelle, sont encore bien nombreux…", rappelle t-il dés les premières lignes. Encore aujourd’hui, le mot « anarchie » renvoie au chaos, au désordre, à la destruction, évoque en quelque sorte les excès de la révolution sans son rôle constructeur. L’Anarchie serait psychologiquement le thanatos du changement, un principe destructeur sans logique ni projet, animé d’intentions néfastes, presque nihilistes. Si les terroristes sont thanatiques, ils sont saisis d’une sorte de messianisme nihiliste, un nihilisme religieux. Rien de tel avec l’anarchie. Le mot, ou l’adjectif, renvoie dans le langage courant à violence, bêtise aveugle, spontanéité destructrice, chaos, désordre. Le nom commun a d’ailleurs deux sens, c’est la description d’un état, violence, chaos, désordre, sans foi ni loi…mais aussi un signal d’alarme lancé vers les forces conservatrices afin de leur rappeler les conséquences futures de leur inaction, de leur laxisme, de leur angélisme. Tout ceci n’est pas seulement idiot. C’est tellement faux que le lecteur ne peut que se demander : à qui profite le crime ? En effet, de nos jours, et contrairement à la réalité du siècle dernier, de tous les intellectuels vivants seul Noam Chomsky se déclare ouvertement anarchiste. On dit bien « vieil anar » ou « anar » en parlant de Léo Ferré, Marcel Aymé, Céline…Mais dans les esprits rien n’est plus éloigné du projet philosophique que le principe anarchiste. Si on s’en réclame, on est au choix soit dangereux, soit pas sérieux. Et pourquoi ? Parce que nous vivons avant tout sous une Dictature de l’Etat, pas des deux cents familles, ou des curés, ou de la CIA, ou des Russes, ou des mafias. Non, de l’Etat. Et rien ne fait autant peur à l’Etat que le mouvement, que l’esprit de révolte qui le menacent.
L’Etat est une invention récente des sociétés
"…si l’homme, depuis ses origines, a toujours vécu en sociétés, l’Etat n’est qu’une des formes de la vie sociale, toute récente encore pour nos sociétés européennes. L’homme vécut des milliers d’années avant que les premiers Etats se fussent constitués…pour nous, Européens modernes, les Etats ne datent que du Seizième siècle. Ce n’est qu’alors que la défaite des communes libres fut achevée, et que parvint à se constituer cette assurance mutuelle entre l’autorité militaire, judiciaire, seigneuriale et capitaliste, qui a nom « Etat »." Sur la critique de l’Etat par la référence au Moyen-Âge, nous vous encourageons à relire La farce de Maître Pathelin. Attention, s’il avait vécu à notre époque, Kropotkine aurait probablement clarifié sa pensée, l’Etat étant un concept abstrait, l’anarchiste n’est pas nécessairement opposé à des formes d’association correspondant aux frontières nationales, ou supranationales, il est en revanche farouchement hostile à la tyrannie de l’Etat moderne, qui sous couvert de mots généreux tels que protection sociale, sécurité, redistribution, nous a à sa botte ; l’anarchiste est pour le principe de subsidiarité, c’est-à-dire contre la décision, affectant des collectivités locales et homogènes, systématiquement accaparée par une autorité centrale omnisciente, non élue, détachée de la réalité, arrogante et aveugle, qui nous conduit à l’Etat actuel, lequel aurait horrifié non pas seulement les anarchistes mais aussi les hommes du Moyen-Âge, les philosophes des Lumières, et à peu près tous les hommes des siècles passés qui n’aiment pas qu’on les dirige, espionne, juge, taxe, asservisse, sans aucune légitimité.
Alors, le remède n’est probablement pas la fin de l’Etat moderne, cela n’a aucun sens, mais une remise en cause fondamentale de son rôle, de ses pouvoirs, de ses attributions, de ses compétences, de son mode électif. L’Etat a un rôle à jouer dans les sociétés de plus en plus intégrées par le progrès technologique et l’échange économique, nous n’en doutons pas, mais ce rôle, pensons-nous, pourrait bien être cyclique, conduisant à une résurgence et un retrait de l’Etat selon les cycles historiques.
Quelques idées, suggèrent Les Editions de Londres : si on commençait par une vraie séparation des trois pouvoirs ? continuant en cela le projet de Montesquieu. Si on réduisait la part générale de l’Etat dans l’économie ? Si les médias devenaient vraiment indépendants des interférences des politiques et des milieux d’affaires ? Si les pouvoirs locaux disposaient de davantage de compétences ? Renversant en cela la méfiance historique des castes parisiennes vis-à-vis des pouvoirs régionaux, vus comme corrompus, poujadistes et incompétents. Si ceux qui détiennent le pouvoir à notre époque étaient vraiment élus ?... Allez, la liste est trop longue ; j’entends déjà que l’on nous traite d’anarchistes…
Les grands principes de l’Anarchie
La vision de l’Anarchie selon Kropotkine n’a rien d’un communisme idéaliste, et n’a de concordance avec les communistes et les socialistes qu’historique. Le désaccord n’est pas seulement sémantique, il est avant tout philosophique. Pour plus de précisions sur le conflit entre communistes et anarchistes, il faut se pencher sur la guerre d’Espagne, voire commencer par Hommage à la Catalogne de George Orwell. Les principes anarchistes sont au nombre de quatre, tels qu’énoncés par Kropotkine :
a) Fin de la société fondée sur l’exploitation des masses par les tyrans,"Reconnaissant que tous ses membres ont, de fait, des droits égaux à tous les trésors accumulés par le passé, elle ne connaît plus la division entre exploités et exploiteurs, entre gouvernés et gouvernants, entre dominés et dominateurs…"
b) Refus de l’Etat moderne : "et elle cherche à établir une certaine comptabilité harmonique dans son sein, non en assujettissant tous ses membres à une autorité qui, par fiction, serait censée représenter la société, non en cherchant à établir l’uniformité, mais en appelant tous les hommes au libre développement, à la libre initiative, à la libre action, et à la libre association."
c) Primauté à l’individu : "le plus complet développement de l’individualité"
d) Une notion du Droit plus proche de la Common Law des origines que du Droit Romain-germanique : "association toujours changeante, portant en elle-même…Une société enfin, à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent…"
Le rôle du centre dans l’univers et l’Anarchie
Nous expliquions à propos du Principe anarchiste que Kropotkine est un formidable historien. Kropotkine reprend dans « L’Anarchie, sa philosophie, son idéal » la comparaison engagée dans Le principe anarchiste entre le développement de l’idée anarchiste et les avancées des sciences physiques, naturelles et sociales. Et il multiplie les exemples. Nous n’allons pas tous les citer, ce serait trop long, ni paraphraser Kropotkine, ce serait idiot. Citons juste ceci :
"Ainsi le centre, l’origine de la force, transporté une fois de la Terre au Soleil, se trouve éparpillé maintenant, disséminé : il est partout et nulle part. Avec l’astronome on s’aperçoit que les systèmes solaires ne sont que l’œuvre des infiniment petits, que la force qu’on croyait gouverner le système n’est elle-même, peut-être, que la résultante des chocs de ces infiniment petits : que l’harmonie des systèmes stellaires n’est harmonie que parce qu’elle est une adaptation, une résultante de tous ces mouvements innombrables, s’additionnant, se complétant, s’équilibrant les uns les autres."
Et si ce paragraphe était aussi valable pour quelque chose de récent, créé par l’homme et qui ne cesse de changer le monde depuis quinze ans ? L’Internet.
L’Internet, nouvel espace de lutte anarchiste
Finalement, s’interrogent Les Editions de Londres, et si la pensée anarchiste n’avait jamais été autant d’actualité ?
Et si le développement de l’Internet, son irruption dans nos vies et nos sociétés ne révélait pas la réalité de la renaissance anarchiste qui conduira à terme à la fin de l’Etat moderne ? On les appelle les netopians, les geeks, les penseurs de l’Internet, les cyberactivistes, les netentrepreneurs, les hackers, les militants de Pirate Bay ; et les exemples sont innombrables : open source et logiciels libres, distribution des pouvoirs, contrôle des cookies par les usagers, netiquette, accessibilité, généralisation des wikis, Internet ouvert et libre contre walled garden, lutte anti-DRM, mouvements netassociatifs, télétravail, webentreprises, le bénévolat sur le Web, la diffusion des connaissances, l’intelligence collective avec Wikipedia, transparence avec Wikileaks, thésaurisation de la connaissance avec Gutenberg, micro-crédits avec Grameen… Nous retrouvons les principes anarchistes d’échange, de démocratisation, de partage, de démocratie directe (exemple Estonien), de réflexion sur la liberté d’expression (exemple Islandais), de refus de l’Etat centralisateur, d’enrichissement individuel, d’alternative au modèle industriel de croissance par échange monétisé, de la diminution de la part des produits physiques dans la richesse créée, de la remise en cause de l’accumulation de produits matériels comme chemin vers le bonheur, et un à un tous les pouvoirs nés de l’alliance entre le militaire, le judiciaire, le clergé, le capitaliste, le seigneurial sont en train d’être déplacés, entraînant, sinon la chute, la fragilisation inéluctable de l’Etat moderne et de ses courtisans.
© 2011- Les Editions de Londres