« L’Argent » est un roman d’Emile Zola publié en 1891. Il s’agit bien du dix-huitième volume des Rougon-Macquart, un livre principalement dédié à un sujet plutôt d’actualité, en ces temps héroïques où les blanches colombes se font plumer par les rapaces de la finance et où l’Euro bat de l’aile, comme nous l’apprîmes récemment au cours d’un voyage à Venise : l’Argent, la spéculation boursière et de ses abus.
La suite des aventures de Saccard
Alors, pourquoi le dix-huitième volume publié immédiatement après le deuxième, La Curée ? Non, bien que l’ouvrage traite de l’économie casino, nous n’avons pas perdu la boule, ni fait tellement d’argent dans des activités illicites que nous nous dépêchons d’en finir, de publier ces bouquins poussiéreux, et puis de partir faire le tour du monde sur un bateau. Rien de tout ça ! Après la spéculation immobilière qui fit de Paris ce qu’elle est devenue, une capitale architecturalement mortifère et propice au non épanchement vital, nous nous devions de coller plus à l’actualité et de parler du sujet préféré des classes moyennes qui se font tondre allègrement depuis trente ans, à savoir le fric.
L’autre raison, c’est qu’il s’agit de la deuxième apparition d’Aristide Saccard, frère d’Eugène Rougon, que l’on avait déjà vu collecter le pactole dans La Curée. Ah quand même, il suit, le lecteur !
Bon, Saccard est un escroc, mais finalement aux Editions de Londres, nous lui trouvons une circonstance atténuante : il est faillible, et puis il a des rêves d’absolu, et il n’a pas la mesquinerie de certains des vils personnages de Zola ou de Hugo, tels que ceux que l’on rencontrera bientôt dans Le ventre de Paris. Au moment où nous retrouvons Saccard, il traverse une mauvaise passe.
Alors, il crée une banque, la Banque Universelle, laquelle devrait lui permettre de se refaire, à grands coups d’esbroufe, de manipulations boursières en tous genres, dont nombre d’éléments nous rappellent un roman de l’autre Emile, Gaboriau, ie L’argent des autres : locaux somptueux, manipulations de la presse financière, métiers périphériques comme le rachat de titres de sociétés en banqueroute, rumeurs délicatement saupoudrées, panique à la corbeille…
L’étrange modernité de l’Argent
Pour écrire ce livre, Zola (dont on ne doit jamais oublier qu’il est aussi un journaliste, et un sacré journaliste : J’accuse), s’est inspiré de la faillite de l’Union Générale et du scandale de Panama. A propos de Panama, il est à noter que c’est Edouard Drumont, l’antisémite notoire attaqué par Darien dans « Les Pharisiens », qui révèle le scandale dans son journal, « La libre parole ». Nous sommes en 1892, et le Baron de Reinach, d’origine allemande, qui se suicidera, et Cornélius Herz, d’origine juive, qui s’enfuira en Angleterre, sont des boucs émissaires utiles, car à cette époque, et c’est très clair dans « L’Argent », la haute finance et la malversation financière sont associées dans l’esprit de l’époque aux juifs d’origine allemande. C’est sur ce terrain propice qu’éclatera l’affaire Dreyfus quatre ans plus tard.
Bon, cent vingt ans se sont écoulés et nous n’avons toujours rien compris. La financiarisation sans entraves de l’économie réelle amène à la consolidation du capital entre quelques entreprises en situation monopolistique, situation qui aurait sûrement conduit à une récession sans précédent et à la guerre si les changements sociaux, économiques et politiques, propulsés par la révolution technologique et par l’Internet n’avaient partiellement contrebalancé cette situation. Nous disons bien : partiellement. Car si nous avons pour le moment évité le désastre, nous sommes loin d’être sortis d’affaire. Nous assistons tout bonnement à un processus lent de tiersmondisation. Comme le rappelle un article récent sur l’état des classes moyennes aux Etats-Unis, rien ne va plus pour les classes moyennes à l’ère de l’économie casino. Leur appauvrissement requiert leur abêtissement, mais leur abêtissement, c’est aussi le consentement à un durcissement totalitaire facilité par la Sainte Trinité de l’abrutissement culturel (malbouffe, jeux vidéo, télé-réalité, adulation des stars…), la culture de la peur (terrorisme, délinquance, gangs…) et celle de la consommation à outrance (endettement chronique, donc asservissement à des boulots de plus en plus mal payés, renoncement à toute dignité et donc repli communautaire…). Voilà on pourrait écrire un livre sur cette Sainte Trinité. Celui sur le consentement à la tyrannie, La Boétie l’a déjà fait. Mais cela n’est pas le propos.
Terminons sur une note optimiste, un peu de Zola, qui nous annonce la prochaine crise : « Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu’une disette a vidée….Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu’au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l’aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. »
© 2012- Les Editions de Londres