« L’Épaulette » est un roman de Georges Darien publié en 1901. Il raconte les souvenirs d’un officier, Jean Maubart, de son enfance à l’âge adulte, prétexte à une peinture féroce de la Troisième République, de ses mœurs, de ses valeurs, de son hypocrisie. L’Épaulette, ce sont les galons d’officier qui séparent une caste supérieure du commun des « pékins ». L’armée y est peinte comme le support absurde d’un régime injuste, celui de la Troisième République, régime au discours généreux, égalitariste, démocratique, en fait antidémocratique, colonialiste, ploutocrate, sanguinaire et imbécile.
L’Épaulette et les quartiers de viande
La Troisième République, les jolies dames, les beaux messieurs, la future Belle Époque, la construction de la Tour Eiffel, l’enseignement obligatoire, l’unification linguistique de la France, la Démocratie flamboyante, le Franc Or, les expéditions coloniales, le courage face à la défaite, la préparation de la Victoire de 1914, l’industrialisation de la France, la mise en place de l’État moderne, les rouages administratifs bien huilés, le rayonnement de la France dans le monde par la culture, la liberté et la littérature, tout cela, c’est en gros ce qu’on nous apprend. Ce sont aussi des choses complètement fausses que Les Éditions de Londres s’échinent à démonter, à l’instar de la Tour Eiffel, laquelle existe vraiment, nous l’avons vue, mais que la dite Troisième République envisagea plusieurs fois de ramener à son état originel, un tas de ferraille.
La réalité de la Troisième République, c’est celle que peint Darien : un monde ignoble, la substitution d’un Ancien Régime foncièrement inégalitaire par un autre régime tout aussi inégalitaire mais hypocrite. Ce sont les colonies (voir Ubu colonial, la Commune (voir Bas les cœurs !, la bureaucratie absurde (voir Les gens de bureau), le bagne pour les récalcitrants (voir Au bagne), la couardise et la défaite face aux Prussiens (voir Bas les cœurs !, l’armée utilisée pour mater les protestations des ouvriers et les grèves…
Pour peindre cette réalité, Darien raconte l’histoire du Colonel Maubart à travers le regard de son fils, le narrateur, Jean Maubart, qui gagnera l’Épaulette en devenant le Capitaine Maubart. Le père en question atteindra les plus hauts honneurs de la République alors que c’est une fieffée canaille. Adulé comme le héros de Nourhas, en réalité il décampa bien vite face aux Prussiens, mais fit déporter son ordonnance, lequel se comporta en héros, afin qu’il ne parle pas et ne révèle pas sa couardise. Père modèle, exemple pour son fils, il maltraite tellement sa femme, mère de Jean, que celle-ci en mourra de chagrin, ce qui nous vaut d’ailleurs parmi les plus belles pages de Darien. En voici un mince extrait : « Elle fut peut être parvenue, aussi, à m’inculquer quelques-uns de ces sentiments humains dont l’or d’une paire d’épaulettes compense mal la privation ; et dont l’absence fit de ma vie, en dépit des apparences, quelque chose d’aussi discordant, instable et tourmenté que les éléments peu cohérents qui constituent mon caractère. »
Alors, le système que démonte Darien, il tient à la collusion entre l’armée et la République, sorte de Yalta du dépeçage des pauvres et des innocents. L’armée remplit brillamment son rôle, symbolique, offrir à la masse bêlante un rêve imbécile de grandeur, de revanche, d’épaulettes dorées, d’armes à l’acier qui brille au soleil, l’image d’une société un peu idéale où les rôles sont bien distribués, sorte de reconstitution pour la galerie d’une caste guerrière aux multiples privilèges, et la République, bande de fieffés coquins qui se partagent les pots de vin, les trafics d’influences, et tiennent l’armée sous leur soulier bien ciré tandis que celle-ci tient la masse asservie sous sa botte.
« Le Pouvoir civil agite aux yeux d’une tourbe abrutie le bulletin de vote, qui représente la volonté civique ; le Pouvoir militaire brandit le drapeau, qui représente la Patrie. La tourbe applaudit, admire, bâille, bave, crache au bassinet parlementaire, casque militairement. Et l’homme au bulletin de vote et l’homme au drapeau se partagent les écus, se les partagent en frères (de la côte)….Les filous des assemblées parlantes ne peuvent continuer leurs trafics que grâce à l’existence perpétuée de l’armée prétorienne ; et l’armée prétorienne ne peut continuer à exister au bénéfice de l’aristocratie à galons que grâce à la complicité des vomissures de l’urne. »
Un roman charnière dans l’œuvre de Darien
« L’Épaulette » est un chef d’œuvre. C’est aussi un des chefs d’œuvre de la littérature du Dix-Neuvième siècle. C’est également un des chefs d’œuvre les plus méconnus de la littérature. Or, la mission des Éditions de Londres, ramener la littérature à la vie, en redonnant de la vie à la littérature, passe aussi par un travail archéologique d’excavation des œuvres exceptionnelles que la doxa française décida d’enfouir sous l’indifférence quand l’œuvre en question prêtait à trop de controverse.
Car Darien, en ne prenant jamais partie pour un camp, en méprisant la droite comme la gauche, en épousant la cause anarchiste puis en la rejetant, en se proclamant « libertaire » avant toute chose, Darien ne s’est pas fait beaucoup d’amis.
Ses amis, on peut les compter sur les doigts de la main, comme les mains que le Colonel Gabarrot coupait aux Russes pendant la campagne de Russie. Les amis de Darien, il y a les célèbres, Jean-Jacques Pauvert qui le tire de l’oubli total en 1955, Louis Malle qui lui offre une brève notoriété en 1967, douze ans plus tard avec le film Le Voleur, et puis il y a les pas encore vraiment totalement indiscutablement célèbres Éditions de Londres, qui décident de le sortir de nouveau de l’oubli pour le plus grand bien de ses contemporains, car en effet, Les Éditions de Londres, sans être vraiment caritatives, sont avant tout une œuvre philanthropique.
Comment un chef d’œuvre comme « L’Épaulette » peut-il être à ce point inconnu est assez fascinant, à vrai dire ?
Grand admirateur de Balzac, comme Zola, Darien avait fait le projet d’écrire une « Inhumaine Comédie » dont Le Voleur était le premier volet, et « L’Épaulette » le deuxième roman. L’échec fracassant de « L’Épaulette », faisant suite aux échecs du Voleur et de "La Belle France" devait mettre un terme à son entreprise. « Lorsque j’ai écrit le Voleur, j’avais fait un plan d’une série de romans dont je voulais faire une sorte de nouvelle comédie humaine. Le premier était le Voleur, le second L’Épaulette, le troisième Le Marchand de viande (les femmes), le quatrième La maison du mouchard (inutile de vous donner la suite). Les mêmes personnages reviennent (mêlés à d’autres) dans tous ces romans. ».
« L’Épaulette » commence un peu comme Bas les cœurs ! avec l’histoire d’un enfant entouré d’hommes durs et cyniques et de femmes faibles ou falotes, confronté aux évènements, et à la perte de ses illusions face au comportement des adultes. Comme Biribi, c’est un roman dur, très documenté sur l’armée. Les références à des évènements et des personnages tirés du Voleur sont nombreux (Abbé La Margelle, vols répétés dans des maisons bourgeoises…). C’est aussi par la critique plus directe et plus féroce du milieu bourgeois de la Troisième République, qui anticipe déjà sur La Belle France, l’un des pamphlets les plus brutaux qui aient jamais été écrits sur la société française.
D’ailleurs on sait que Céline fut influencé par Darien, et c’est en lisant « L’Épaulette » que l’on comprend pourquoi. Chef d’œuvre d’écriture, roman touffu, étonnamment bien tenu, il est plus mûr que Bas les cœurs ! et moins haineux que La Belle France. C’est pour nous, avec Le Voleur, le meilleur de Darien, et l’un des plus grands romans du Dix-Neuvième siècle.
Situation de l’Épaulette à notre époque
De nos jours il n’y a plus de revanche à avoir contre les Allemands, et le rôle de l’armée a évidemment beaucoup changé. Maintenant affaiblie, l’armée est devenue l’objet de critiques faciles. C’est seulement dans l’éventualité d’une tentative de coup d’État ou de la prise de pouvoir politique par un homme fort qu’elle pourrait être tirée de ses songes. L’histoire récente des tentatives de coup d’État en France nous montre que cette éventualité est fort limitée : en effet, les situations propices à des coups d’État sont rares, Boulanger, Pétain, Massu, et c’est tout.
En revanche la collusion entre le pouvoir politique censé représenter la volonté des citoyens et d’autres forces plus ou moins occultes existe toujours, et mériterait la même critique aujourd’hui que celle que fait Darien hier. Coincés entre les bureaucrates non élus de Bruxelles, les institutions financières internationales, les bailleurs de fonds, et les agences de crédit, les gouvernements en place se succèdent et font les mêmes choses : ils mentent, ils endettent la masse anonyme, et échangent les honneurs qu’ils reçoivent contre l’argent qu’ils redistribuent. Comme la revanche militaire à préparer, mensonge soigneusement entretenu pour justifier toutes les iniquités à la fin du Dix-Neuvième siècle, la crise et la peur s’y sont à notre époque substituées comme deux fléaux alternatifs.
La crise, toujours venue d’ailleurs, nous force à tous les sacrifices économiques, sorte de malthusianisme de nos envies, où il faut toujours sacrifier sans jamais discuter. Quand l’envie de remettre en question ce système stupide nous prend, il faut alors obtenir le consentement des sacrifiés récalcitrants, et on distille la peur, toujours la peur de l’autre. Voilà la situation de l’Épaulette à notre époque : les galons dorés ont perdu beaucoup de leur lustre, mais les mécanismes d’exploitation restent. La solution, c’est l’identification du problème, et le problème, c’est l’analogie entre la société et l’État. Toute renaissance passe par la disparition du statut actuel de l’État. Nous en sommes sûrs, c’est ce que Darien dirait aujourd’hui.
© 2012- Les Éditions de Londres