La commune de village se composait, comme elle se compose encore, de familles séparées. Mais les familles d'un même village possédaient la terre en commun. Elles la considéraient comme leur patrimoine commun et se la répartissaient selon la grandeur des familles — leurs besoins et leurs forces. Des centaines de millions d'hommes vivent encore sous ce régime dans l'Europe orientale, aux Indes, à Java, etc. C'est le même régime que les paysans russes ont établi, de nos jours, librement en Sibérie, lorsque l'État leur eut laissé la latitude d'occuper l'immense territoire Sibérien comme ils l'entendaient.
Aujourd'hui, la culture de la terre dans une communauté villageoise se fait par chaque ménage séparément. Toute la terre arable étant divisée entre les ménages, chacun cultive son champ, comme il peut. Mais au début, la culture se faisait aussi en commun, et cette coutume se maintient encore dans beaucoup d'endroits — du moins, pour une partie des terres. Quant au déboisement, à l'éclaircissement des forêts, la construction des ponts, l'élévation des fortins et des tourelles, qui servaient de refuge en cas d'invasion — tout cela se faisait en commun, comme le font encore des centaines de millions de paysans, — là où la commune de village a résisté aux envahissements de l'État. Mais « la consommation », pour me servir d'une expression moderne, avait déjà lieu par familles, dont chacune avait son bétail, son potager et ses provisions. Les moyens de thésauriser et de transmettre les biens accumulés par héritage s'étaient déjà introduits.
Dans toutes ses affaires, la commune de village était souveraine. La coutume locale faisait loi, et l'assemblée plénière de tous les chefs de famille, hommes et femmes, était le juge, le seul juge, en matière civile et criminelle. Quand un des habitants, se plaignant contre un autre, avait planté son couteau en terre à l'endroit où la commune se réunissait d'ordinaire, la commune devait « trouver la sentence » selon la coutume locale, après que le fait avait été établi par les jurés des deux parties en litige.
Le temps me manquerait si je voulais vous dire tout ce que cette phase offre d'intéressant [Note_2]. Il me suffira de remarquer que toutes les institutions dont les États s'emparèrent plus tard au bénéfice des minorités, toutes les notions de droit que nous trouvons (mutilées à l'avantage des minorités) dans nos codes, et toutes les formes de procédure judiciaire, en tant qu'elles offrent des garanties pour l'individu, eurent leurs origines dans la commune de village. Ainsi, quand nous croyons avoir fait un grand progrès en introduisant, par exemple, le jury, nous n'avons fait que revenir à l'institution des barbares, après l'avoir modifiée à l'avantage des classes dominantes. Le droit romain ne fit que se superposer au droit coutumier.
Le sentiment d'unité nationale se développait en même temps par de grandes fédérations libres des communes de village.
Basée sur la possession, et très souvent sur la culture du sol en commun ; souveraine comme juge et législateur du droit coutumier, la commune de village répondait à la plupart des besoins de l'être social.
Mais pas à tous les besoins : il y en avait d'autres encore à satisfaire. Or, l'esprit de l'époque n'était pas d'en appeler à un gouvernement dès qu'un nouveau besoin se faisait sentir. Il était, au contraire, de prendre soi-même l'initiative pour s'unir, se liguer, se fédérer ; de créer une entente, grande ou petite, nombreuse ou restreinte, qui répondit au nouveau besoin.
Et la société d'alors se trouvait littéralement couverte, comme d'un réseau, de fraternités jurées, de guildes pour l'appui mutuel, de « conjurations », dans le village et en dehors du village, dans la fédération.
Nous pouvons observer cette phase et cet esprit à l'œuvre, aujourd'hui même, chez mainte fédération barbare, restée en dehors des États modernes qui sont calqués sur le type romain ou plutôt byzantin.
Ainsi, pour prendre un exemple parmi tant d'autres, les Kabyles ont maintenu leur commune de village, avec les attributions que je viens de mentionner : la terre en commun, le tribunal communal, etc. Mais l'homme sent le besoin d'action ailleurs que dans les limites étroites de son hameau. Les uns courent de par le monde, cherchant aventures en qualité de marchands. D'autres s'adonnent à un métier, un « art » quelconque. Et ces marchands, ces artisans, s'unissent en « fraternités », alors même qu'ils appartiennent à des villages, des tribus ou des confédérations différentes. Il faut l'union pour se secourir mutuellement dans les voyages lointains ou pour se transmettre mutuellement les mystères du métier, et ils s'unissent. Ils jurent la fraternité, et ils la pratiquent d'une façon qui frappe l'Européen : réelle et non pas en paroles seulement.
Et puis, malheur peut arriver à chacun. Qui sait si demain, peut-être, dans une bagarre, tel homme, généralement doux et tranquille, ne sortira pas des limites établies de bienséance et de sociabilité ? Qui sait s'il ne portera pas coups et blessures ? Il faudra alors payer la compensation, très lourde, à l'injurié ou au blessé ; il faudra se défendre devant l'assemblée du village et rétablir les faits sur la foi de six, dix ou douze « conjurés ». Raison de plus pour entrer dans une fraternité.
L'homme sent, en outre, le besoin de politiquer, d'intriguer peut-être, de propager telle opinion morale ou telle coutume. Il y a, enfin, la paix extérieure à sauvegarder ; des alliances avec d'autres tribus à conclure ; des fédérations à constituer au loin ; des notions de droit intertribal à propager... Eh bien, pour satisfaire à tous ces besoins d'ordre émotionnel ou intellectuel, les Kabyles, les Mongols, les Malais ne s'adressent pas à un gouvernement ; ils n'en ont pas. Hommes de droit coutumier et d'initiative individuelle, ils n'ont pas été pervertis par la corruption d'un gouvernement et d'une Église à tout faire. Ils s'unissent directement. Ils constituent des fraternités jurées, des sociétés politiques et religieuses, des unions de métiers — des guildes, comme on disait au moyen âge, des çofs, comme disent aujourd'hui les Kabyles. Et ces çofs franchissent les enceintes des hameaux ; ils rayonnent au loin dans le désert et dans les cités étrangères ; et la fraternité se pratique dans ces unions. Refuser d'aider un membre de son çof, même au risque d'y perdre tout son avoir et sa vie, — c'est comme faire acte de trahison envers la « fraternité », c'est être traité comme l'assassin de son « frère ».
Ce que nous trouvons aujourd'hui chez les Kabyles, les Mongols, les Malais, etc., faisait l'essence même de la vie des ci-nommés barbares en Europe, du Vème au XIIème, jusqu'au XVème siècle. Sous les noms de guildes, d'amitiés, de fraternités, d'universitas, etc., les unions pullulent pour la défense mutuelle, pour venger les offenses faites à chaque membre de l'union et y répondre solidairement, pour substituer à la vengeance de « l'œil pour l'œil » la compensation, suivie de l'acceptation de l'agresseur dans la fraternité ; pour la pratique des métiers, pour secours en cas de maladie, pour la défense du territoire ; pour empêcher les empiétements de l'autorité naissante, pour le commerce, pour la pratique du « bon voisinage » ; pour la propagande... pour tout, en un mot, ce que l'Européen, éduqué par la Rome des Césars et des papes, demande aujourd'hui à l'État. Il est même fort douteux qu'il y ait eu à cette époque un seul homme, libre ou serf — sauf ceux qui étaient mis hors la loi par leurs fraternités mêmes — qui n'ait pas appartenu à une fraternité ou guilde quelconque, en plus de sa commune.
Les sagas scandinaves en chantent les exploits ; le dévouement des frères jurés fait le thème des plus belles poésies ; tandis que l'Église et les rois naissants, représentants du droit byzantin (ou romain) qui reparaît, lancent contre elles leurs anathèmes et leurs ordonnances. Heureusement elles restent lettre morte.
L'histoire entière de l'époque perd sa signification ; elle devient absolument incompréhensible, si l'on ne tient pas compte de ces fraternités, de ces unions de frères et de sœurs, qui naissent partout pour répondre aux besoins multiples de la vie économique et passionnelle de l'homme.
Pour bien comprendre l'immense progrès accompli sous cette double institution des communes de village et des fraternités librement jurées — en dehors de toute influence romaine, chrétienne ou étatiste, — prenez l'Europe telle qu'elle fut à l'époque de l'invasion barbare, et comparez-la à ce qu'elle devint au Xème et au XIème siècle. La forêt sauvage est conquise, colonisée ; des villages couvrent le pays, et ils sont entourés de champs et de haies, protégés par des fortins, reliés entre eux par des sentiers qui traversent les forêts et les marécages.
Dans ces villages vous trouvez en germe les arts industriels, et vous y découvrez tout un réseau d'institutions pour le maintien de la paix intérieure et extérieure. En cas de meurtre ou de blessures, on ne cherche plus, entre villageois, à tuer l'agresseur, ou un de ses parents ou co-villageois, ou à lui infliger une blessure équivalente, ainsi que cela se pratiquait auparavant. Ce sont plutôt les seigneurs-brigands qui s'en tiennent encore à ce principe (de là leurs guerres sans fin) ; tandis qu'entre villageois la compensation, fixée par des arbitres, devient la règle, et après cela la paix est rétablie et l'agresseur est souvent, sinon toujours, adopté par la famille qui fut lésée par son agression.
L'arbitrage pour toutes les disputes devient une institution profondément enracinée, d'une pratique journalière, — malgré et contre les évêques et les roitelets naissants qui voudraient que chaque différent fût porté devant eux, ou devant leurs agents, afin de profiter de la fred — amende levée par le village sur les violateurs de la paix publique.
Et enfin des centaines de villages s'unissent déjà en puissantes fédérations, — germes des nations européennes — qui ont juré la paix intérieure, qui considèrent leur territoire comme un patrimoine commun et sont alliées pour la défense mutuelle. Jusqu'à présent encore on peut étudier ces fédérations sur le vif au sein des tribus mongoles, turco-finnoises, malayennes.
Cependant, les points noirs s'amoncellent à l'horizon. D'autres unions, celles des minorités dominantes, se constituent aussi, et elles cherchent à transformer peu à peu ces hommes libres en serfs, en sujets.
Rome est morte ; mais sa tradition revit, et l'Église chrétienne, hantée par les visions des théocraties orientales, donne son appui puissant aux nouveaux pouvoirs qui cherchent à se constituer.
Loin d'être la bête sanguinaire que l'on a voulu en faire pour prouver la nécessité de le dominer, l'homme a toujours aimé la tranquillité, la paix. Plutôt batailleur par moment que féroce, il préfère son bétail et sa terre au métier des armes. C'est pourquoi, à peine les grandes migrations de barbares ont-elles commencé à faiblir, à peine les hordes et les tribus se sont-elles cantonnées plus ou moins sur leurs territoires respectifs, que nous voyons les soins de la défense du territoire contre de nouvelles vagues d'émigrants confiés à quelqu'un qui engage à sa suite une petite bande d'aventuriers, d'hommes aguerris ou de brigands, pendant que la grande masse élève son bétail ou cultive le sol. Et ce défenseur commence bientôt à ramasser des richesses : il donne cheval et fer (très coûteux alors) au miséreux, et il l'asservit ; il commence à conquérir des embryons de pouvoir militaire.
D'autre part, peu à peu la tradition, qui fait loi, s'oublie par le grand nombre. Il reste à peine un vieillard qui a pu retenir dans sa mémoire les versets et les chants dans lesquels on raconte les « précédents » dont se compose la loi coutumière, et il les récite aux jours des grandes fêtes devant la commune. Et, peu à peu, quelques familles se font une spécialité, transmise de père en fils, de retenir ces chants et ces versets dans la mémoire, de conserver « la loi » dans sa pureté. Vers elles vont les villageois pour juger les différents dans des cas embrouillés, surtout lorsque deux villages ou deux confédérations refusent d'accepter les décisions des arbitres pris dans leur sein.
L'autorité princière ou royale germe déjà dans ces familles, et plus j'étudie les institutions de l'époque, plus je vois que la connaissance de la loi coutumière fit beaucoup plus pour constituer cette autorité que la force du glaive. L'homme s'est laissé asservir, bien plus par son désir de « punir » selon « la loi » que par la conquête directe militaire.
Et, graduellement, la première « concentration des pouvoirs », la première assurance mutuelle pour la domination — celle du juge et du chef militaire — se fait contre la commune du village. Un seul homme revêt ces deux fonctions. Il s'entoure d'hommes armés pour exécuter les décisions judiciaires ; il se fortifie dans sa tourelle ; il accumule dans sa famille les richesses de l'époque — pain, bétail, fer, — et peu à peu il impose sa domination aux paysans des alentours.
FIN DE L’EXTRAIT
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