C’est dans le South China Morning Post que j’appris la nouvelle. L’appartement de fonction de la Ministre du Logement s’était volatilisé pendant la nuit du Quinze Août. Si l’on ne comptait pas de victimes (tous les occupants avaient fait le pont), l’immeuble haussmannien avait disparu corps et biens dans l’explosion.
Ce n’est pas que le sort de l’appartement de la Ministre m’émeuve (je lui devais un chien de ma chienne : c’est elle qui était à l’origine d’une taxe spéciale sur les marins solitaires), mais ce n’est pas tous les jours qu’un immeuble Haussmannien retourne à son état initial, celui d’un tas de gravats.
Alors, j’ai cherché dans les autres journaux : un article de fond, une deuxième confirmation, mais rien du tout. Rien, bernique, pas de photos, pas de confirmation, et puis quand je suis revenu sur mes pas pour vérifier que je n’avais pas la berlue, la pile de journaux avait disparu.
J’abordai le vendeur Chinois dans un Cantonais approximatif. D’un subtil mouvement de ses yeux en amande, il me suggéra de remonter sur ma droite pendant à peu près cent mètres, puis de prendre sur ma gauche entre les étalages de poissons séchés. Ce que je fis.
Et c’est là que je le vis.
À sa démarche et à son port de tête, c’était un gwailo pure souche, mais un gwailo comme on n’en trouve guère dans Central Market ; au lieu de sandales, il était en costume de flanelle par quatre-vingts dix sept pour cent d’humidité, et surtout il portait la panoplie des services diplomatiques français : complet veston, pompes bien cirées et petites lunettes d’écaille, avec cet air sûr de lui que nous envient tous les peuples mal nés.
Il filait à toute allure sur un triporteur, emportant sur sa remorque des piles et des piles de journaux du matin. Je lui courus après, mais la pente, la foule et ma fatigue suite à une partie de dominos nocturne, firent que je perdis sa trace. C’est quand je revins sur mes pas que je réalisai toute la bizarrerie de cette aventure : un, j’avais perdu mon journal, deux, j’eus beau chercher, retourner tous les kiosques du quartier, je ne pus mettre la main sur un autre exemplaire. Il avait disparu des étalages.
Le soir, dans mon hôtel louche de Wanchai, allongé sur mon lit, je restai des heures à observer les pales du ventilateur, tout en fumant mes cigares de Manille dont l’odeur âcre faisait parfois éternuer les deux jeunes femmes qui me massaient les gros orteils.
Je n’y comprenais rien.
* * *
Le lendemain, j’appareillai. J’avais toujours aimé la sortie du port de Hong Kong. Filer entre les chapelets d’îles montagneuses qui brillaient au soleil d’un vert émeraude était un bonheur dont je ne me lassais pas. Bien qu’avec les années il eût réduit (le port, pas mon bonheur) comme peau de chagrin, ça restait un moment de délectation : le vent qui fouette le visage, le spectacle des jonques et des porte-conteneurs qui se croisent, le claquement des voiles qui fasseyent, avec le soleil qui se lève là-bas au loin, tout ceci me mettait d’une humeur merveilleuse, et me rappelait la chance que j’avais d’être libre, dégagé de toutes contraintes, et chez moi par tous les horizons.
La mer était bonne. Je trompai le matin ma solitude en pêchant quelques gros poissons qui brillaient de reflets argentés sur le pont humide de mon bateau.
Le soir, je rêvais en fumant mes cigares de Manille, dont le goût, rêche et sucré à la fois, m’évoquait des souvenirs de petites îles où percent les intonations chatoyantes de langues protomalaises et surgissent les Balisong à la lumière.
C’est deux semaines plus tard que ça se gâta. J’aurais dû m’en douter. Les conditions météo avaient été parfaites. L’océan ressemblait à un lac. Erreur grave. Il fallait que le Pacifique Sud se réveille et qu’un coup d’aile de papillon, quelque part au large de Formose, me précipite dans cette aventure.
Au début, je vis un point sombre à l’horizon, qui grandit d’une façon inquiétante. Il ne fallut pas plus d’une heure pour que le ciel devienne noir, se macule de couches de plus en plus sombres, comme une tâche d’encre de chine.
Ce fut une tempête épique. J’avais dépassé Vanikoro depuis belle lurette, ce qui comme chaque fois m’avait arraché des larmes à la simple évocation de celui dont le patronyme était devenu mon surnom, La Pérouse.
Mais cette nuit là, je crus bien partager son sort, disparaître, perdu, oublié de tous, au milieu des vagues hautes comme des montagnes.
D’abord, une pluie grise s’abattit sur le pont. Puis le bateau tangua, roula, s’enfonça dans les flots, disparut et roula encore. J’eus à peine le temps de carguer les voiles. D’immenses nappes d’eau se jetaient sur le pont au milieu d’un vacarme infernal. Le vent sifflait sans discontinuer. La mer enveloppait mon voilier par ses deux extrémités, le soulevant puis l’abandonnant à sa chute. Par moments, il s’écrasait contre des murs d’eau, comme soufflé de l’orifice d’une sarbacane, ou il flottait tel un mirage irréel, aspiré par une béance sombre au creux du ciel. Accroché au gouvernail, j’étais trempé, glacé, priant pour que le sort m’accorde une accalmie, que je puisse goûter à une paix, fut-elle factice, avant de sombrer dans le néant.
Au bout de quelques heures, ma volonté était anesthésiée. La tempête ne donnait aucun signe de répit. J’étais prêt à disparaître avec mon bateau. Quand le ciel s’illuminait j’apercevais les nuages sombres qui avalaient l’univers. Et je pensai à ma propre fin. Cela me rendait triste mais, doté d’un fatalisme atavique, j’acceptai l’idée qu’un Kerkadek rejoigne ses ancêtres dans l’océan. C’est alors qu’une lame plus haute que les autres, surmontée d’une lumière spectrale, comme l’œil d’un cyclope, emporta mon mât dans un craquement déchirant. Je sentis un choc sur le front, il y eut un jaillissement de lumière, et ce fut tout.
* * *
Le disque blanc grandit derrière mes paupières. La brûlure, d’abord indistincte, gagna l’épiderme, par à-coups, jusqu’à ce que la sensation, de surprenante se transforme en un bandeau de douleur. Un à un, je sentis mes membres, puis mes doigts, mes orteils, tout mon corps se réveiller. Mais à mesure que je revenais à la vie, je fus gagné par la sensation la plus curieuse, comme si l’intérieur de mon corps avait été un sac rempli de glaçons, tandis que l’extérieur, l’épiderme, était brûlé à la chaux vive. J’ouvris les yeux, et dus les refermer aussitôt sous l’assaut du disque blanc, qui prit rapidement toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et se mit à tourner de plus en plus vite tandis que je cherchais à me relever.
Au bout de quelques pas sur le sable brûlant, je dus me rendre à l’évidence : j’étais vivant, naufragé sur une île du Pacifique Sud. Après cent mètres, c’était déjà la jungle et le mystère.
C’est alors que je réalisai que j’étais complètement déshydraté, et que si je ne buvais rien, et le plus vite possible, c’en était probablement fait de moi. Alors, attiré par l’inconnu musical de la jungle, je m’apprêtai à disparaître.
Mais soudain je m’arrêtai et revins sur mes pas. Je n’allais pas quitter ma plage sans laisser une trace qui me permette un jour de m’orienter. Je partis à la recherche de débris, d’effets personnels. Pendant deux heures je passai la plage au peigne fin. Je retrouvai quelques morceaux de composite, ce qui restait de la coque de mon malheureux bateau. Je fis une croix que je plantai sur la plage. Puis je me taillai une sorte de machette, me munis de récipients pour recueillir l’eau de la rosée des arbres, et je m’enfonçai dans la jungle.
Après deux heures de marche, j’avais parcouru entre un et deux kilomètres, mais surtout j’avais trouvé un filet d’eau, dissimulé derrière des palmiers manarano avec leurs cœurs en éventail. Je me mis à plat ventre, et bus avec avidité. Assis en tailleur contre l’écorce aux striures en décliné, je fis le point. Je connaissais bien les îles du Pacifique Sud. Je baragouinais plusieurs langues polynésiennes. Je parlais couramment le samoan. Mais je n’avais pas la moindre idée d’où je me trouvais. Cette île était-elle habitée ? Cela semblait peu probable.
Il y a plus de deux cent ans, les marins de l’Astrolabe et de la Boussole s’étaient échoués sur la barrière de corail, à quelques centaines de mètres de Vanikoro. Une trentaine avait échappé au typhon ravageur qui avait causé la perte de l’expédition La Pérouse. Il ne faisait aucun doute qu’ils avaient survécu au cœur de la jungle d’une île habitée. Il était même probable qu’ils s’étaient accouplés avec des indigènes. Après, rien n’était sûr. Toutes les théories se valaient. Les indigènes les avaient peut être massacrés. Ou alors, ils s’étaient intégrés, ou ils étaient morts de maladie (les conditions de vie sur Vanikoro sont très inhospitalières ; pour ceux qui rêvent de petits paradis terrestres, cette île s’apparenterait plutôt à l’enfer). Il y avait même une théorie audacieuse disant qu’ils étaient parvenus à reconstruire un radeau et avaient tenté leur chance sur l’Océan.
Je n’en étais pas là. Je ne quittai pas mon filet d’eau. Je bus régulièrement, restai à l’ombre le reste de la journée, puis quand la nuit tomba, je m’endormis, le dos appuyé contre l’écorce, en me disant qu’il serait bien temps de me mettre à la recherche de nourriture.
* * *
Je me mis en marche dès l’aube. Accompagné par le vacarme des oiseaux multicolores qui jaillissaient dans un éclat de lumière, les sifflements des reptiles tapis dans l’ombre, j’avançai dans le clair obscur, donnant des grands coups de machette. Je levai les yeux vers le toit sombre de la forêt. Et j’essayai de reconnaître les chants d’oiseaux. Il y avait des aras rouges, des araçaris, des perroquets géants, des cacatoès à tête jaune, et à son chant à quatre tons se terminant par un aigu prolongé, je reconnus un Calao rhinocéros. C’était étrange. Je n’avais encore jamais vu dans ces régions l’un de ces oiseaux au bec énorme, en forme de pince courbée, avec une sorte de protubérance jaune. Pourtant, il était là-haut, perché sur sa branche, à me regarder. Et à sa façon de prolonger son aigu, il était clair qu’il voulait me dire quelque chose. Mais quoi ?
La chaleur était intenable. L’humidité dressait devant mes yeux un voile de gaze derrière lequel s’animaient les formes les plus surprenantes de la nature. Soudain conscient de l’extraordinaire de ma situation, de la chance que j’avais d’être en vie, j’avais l’impression de rêver. Alors je me pinçais, mais sans conviction, et à tout instant j’attendais que quelque animal extraordinaire surgisse devant mes yeux, et que, par son existence insoupçonnée, il remît en question les grands principes de l’évolution des espèces.
Je vivais un rêve éveillé. Et seule la rigole de sueur qui coulait le long de mes vertèbres me ramenait à la réalité. J’étais juste un marin breton, naufragé solitaire sur une île déserte du Pacifique Sud.
C’est là que je le vis.
Au début, je n’en crus pas mes yeux. La jungle avait cessé, cédant la place à une clairière, aussi soudainement que le bord d’une falaise donne sur l’océan. Et devant moi, écrasé par un ciel bleu métallique, un ciel sans nuages, il y avait ce bâtiment blanc, protégé par des grillages, avec tous les cent mètres des petits miradors noyés d’ombre, et d’où s’échappaient les pointes de mitraillettes. C’était bien la dernière chose que je m’attendais à trouver dans une île déserte. Au centre du bâtiment, il y avait une tour ronde, surmontée d’un toit de tuiles rouges, prolongé d’un radar qui tournait comme sur un croiseur. Sur les côtés, peints en bleu turquoise, il y avait plusieurs châteaux d’eau comme ceux que l’on trouve au beau milieu de la campagne. À gauche, des générateurs électriques qui faisaient un vrombissement de gros frigidaire. Immobiles dans la cour écrasée de soleil, je vis deux blindés léger couleur kaki. Entre le bâtiment blanc et les grillages, il y avait une cour de terre rouge, avec aux extrémités, se faisant face, des buts de dimensions réduites, comme ceux que l’on trouve dans les cours de récréation des écoles primaires. Tout ceci, à l’exception des barbelés, de la terre rouge, de la flore tropicale et de la température, me rappela mon enfance à Guimiliau, avec une telle intensité que je crus un instant que l’île n’existait pas et que j’étais mort.
Les jambes flageolantes, je m’approchai et posai mes mains sur les fils barbelés.
Ce sont eux qui eurent l’air surpris. Je parle des hommes habillés en bagnards qui s’agglutinaient contre les grillages en se frottant les yeux, comme si c’était moi l’apparition. Mais nous n’eûmes pas le temps de faire connaissance. Deux minutes plus tard, la porte principale coulissait avec un bruit électrique, livrant le passage à une jeep bondée de militaires français.
Ils avaient le crâne rasé, de beaux bérets. En d’autres climats ils auraient senti bon le sable chaud.
Ils m’interrogèrent pendant deux jours.
Il ne leur fallut que quelques baffes, puis une petite séance de trois minutes pendant laquelle ils maintinrent ma tête enfoncée dans une bassine d’eau croupie, pour que je lâche tout ce que je savais : c'est-à-dire rien. Je l’avouais avec un tel accent de sincérité qu’ils me crurent. Comme je n’avais rien fait, hormis quelques petits délits fiscaux dont j’étais fier, et qui ne portaient pas à conséquence vu que je n’avais jamais rien possédé, ils me gardèrent.
Je fus assigné à résidence surveillée, dans l’ancienne cabane du gardien, contiguë au premier bâtiment des prisonniers, au milieu de l’espace entouré par les grands grillages formant un quadrilatère de cent mètres de côté. J’avais le droit d’aller et venir à ma guise sur le périmètre, voire de le quitter pour aller me promener dans l’île tous les matins si l’envie m’en venait.
Leur problème, c’est qu’ils ne pouvaient pas me garder éternellement, vu qu’ils n’avaient pas de chef d’accusation. Mais ils ne pouvaient pas non plus me laisser partir, vu que c’était un endroit secret, et que j’aurais pu parler. J’étais dans une prison, puisque mes mouvements étaient limités, et que je ne pouvais partir de cette île. Mais ce n’était pas une prison non plus, puisqu’elle n’avait aucune existence officielle, et que l’île n’existait pas non plus.
Mes geôliers étaient face à un dilemme cornélien. Je ne rentrais dans aucune case. J’étais tombé dans un néant bureaucratique. Et ça, l’Administration française, que ce soit un chef-lieu de Département ou une île perdue du Pacifique, elle n’aime pas.
* * *
La solitude, ça rapproche. Après quelques jours de résidence surveillée, les gardiens, pourtant astreints au secret, se confiaient à moi. Leur statut de maton mal-aimé, l’isolement dans cette minuscule île du Pacifique Sud, l’absence de leurs familles, les dortoirs humides et envahis par les moustiques…le sentiment de culpabilité lié à leur tâche ingrate, tout ceci leur pesait. Il y avait des nuits où l’on entendait leurs sanglots au milieu des chants des cacatoès et des toucans.
Voici ce que j’appris.
Un gros effort avait été fait dans la France de la deuxième décennie du Vingt et Unième siècle afin de remédier à la situation inacceptable des prisons. Cette situation, inacceptable comme je viens de le dire (condamnée par Amnesty International, par l’Union Européenne etc.), mettait les Gouvernements successifs face à un dilemme. D’un côté, la justice condamnait les délinquants et les criminels à des peines d’incarcération, mais plus elle les condamnait, plus les prisons étaient engorgées, insupportables, inhumaines, et plus le besoin d’en construire des nouvelles, plus spacieuses, modernes, où ceux que la justice a décidé de punir ou d’isoler du reste de la société seraient enfin traités en êtres humains, se faisait sentir. Tous les efforts faits pour développer des peines de substitution s’étaient heurtés à des murs. Il fallait un vrai débat sur le fonctionnement de la justice.
Le dilemme, ou plutôt le paradoxe français, c’est qu’encore une fois le Dogme se heurtait à la réalité des faits. En gros, un peu comme l’Eglise Catholique qui n’aime pas que ses ouailles meurent du sida et pourtant s’oppose à la contraception, l’establishment français continuait à envoyer des gens en prison, ce qui les rendait d’autant plus vétustes, mais se refusait à envisager la construction d’endroits plus vivables, parce que cela ne se faisait pas. Les raisons des opposants étaient tout à fait nobles, mais parfaitement déconnectées de la réalité qu’ils contribuaient à entretenir.
Tout ça, je savais déjà.
Attendez.
Les limites du Dogme ne se heurtaient pas qu’au problème des prisons. Je n’ai aucune affection pour les endroits où l’on enferme les hommes. J’en parle après tout, parce que cela me concernait au premier chef. Mais c’était un problème généralisé, intrinsèque à la paralysie de la société française.
Le problème, c’est qu’il arriva un moment où même les tenants du Dogme les plus zélés se mirent à critiquer le Dogme, vu que tous les jours ils voyaient le Dogme battu en brèche, et que franchement ils commençaient à douter du Dogme. C’est alors que les sectateurs du Dogme les plus extrémistes perdirent la boule. Pleins de leur bon droit, puisque souvenez-vous, c’étaient eux les défenseurs du Dogme, ils n’eurent plus d’autre choix que de se débarrasser de ceux qui doutaient trop fort. Ceux-là, dans les antichambres des Ministères, on les appela les apostats.
Nourris au Dogme, ils avaient cru au Dogme, maintenant ils le recrachaient. Il fallait s’en débarrasser. Il en allait de la survie du Dogme. Mais qu’en faire ? Les sectateurs étaient des humanistes. Mais leur humanisme finit par s’effacer devant le Dogme. Au début, on envisagea de recourir à l’ostracisme athénien, bonne vieille méthode dont certains des Directeurs de Cabinet se souvenaient pour l’avoir étudié à Sciences Po.
Le problème, c’est que les moyens de communication s’étaient modernisés depuis le siècle de Périclès. Les apostats, les vilipender en public, leur retirer leur nationalité pour délit d’opinion, d’accord, mais s’ils racontaient leur version des faits ? Après tout, tous les journaux n’étaient pas inféodés au pouvoir…Enfin si. Mais il y avait les journaux étrangers et Internet…
Et puis un jour, une Ministre leva le doigt en Conseil des Ministres. Comme elle s’occupait du Logement, elle aimait bien visiter des endroits lointains pour voir les mal logés. Elle en ramenait des ponchos colorés et des pipes à eau en bois exotique. Dans une île paradisiaque de l’Océan Indien, il lui était venu une idée géniale. C’était simple : au pays des RTT, on allait offrir aux apostats des vacances forcées.
On construisit une prison secrète d’outre-mer (que l’on finança grâce aux fonds secrets obtenus par le trafic d’appartements HLM dans le Sixième arrondissement), dans une île si perdue que nul n’en connaissait l’existence, et on y envoya tous les indésirables. Non pas des criminels de droit commun, mais des gens qui ne pensaient pas comme les autres et dont les idées gênaient les tenants du pouvoir immobile. En gros, on punissait le crime de Lèse-majesté, si ce n’est que le souverain était maintenant le Dogme.
Les grands Inquisiteurs avaient pris le pas sur les législateurs.
On appela la prison de haute sécurité « Prison des apostats », et comme la prison était située sur un îlot paradisiaque, tous eurent bonne conscience, puisqu’il fallait avant tout protéger le Dogme, et que les apostats en question, au nombre d’une centaine, étaient bien traités, et que surtout ils étaient en vacances toute l’année. Pour certains, on avait réinventé l’ostracisme athénien. Pour d’autres, c’était un bagne de Cayenne à figure humaine.
Quelques journalistes proches du pouvoir, ceux des quotidiens dont la vente combinée fait moins que Ouest France les jours de bourrasque, eurent vent de l’initiative carcérale d’outre-mer, mais suivant une longue tradition d’autocensure, personne n’en dit rien. Cela devint le secret le mieux gardé du tout-Paris. Apparemment le sort de cette centaine d’individus qui avaient souhaité exercer leur liberté d’expression à la lettre n’intéressait guère les gardiens de la liberté d’expression, eux dont les doigts imprégnés d’odeurs de petits fours avaient depuis longtemps délaissé l’encre des rotatives.
Au bilan, seules souffraient les familles des apostats condamnés, qui les croyaient disparus. Seules se plaignaient les épouses des gardiens qui les croyaient coopérants à Vanuatu. Mais qui écoutait de nos jours la voix des femmes de matons ?
* * *
Pendant les quelques semaines que dura l’attente, puisque personne ne savait quoi faire de moi, je ne fraternisais pas qu’avec les gardiens. Je devins l’ami et le confident de plusieurs prisonniers.
C’était un univers assez éclectique. Il y avait un type qui avait écrit un rapport au vitriol sur les prisons françaises. Un autre qui dénonçait la gabegie des dépenses sociales, l’autre la gestion des collectivités territoriales, un autre était un fervent critique des pots-de-vin qui circulaient entre le pouvoir, et le monde des médias, de l’armement, ou des BTP, un autre avait dénoncé la corruption des Gouvernements successifs sur le coût de collecte de l’écotaxe. Et puis il y avait ceux qui critiquaient le régime de sécurité sociale, et ceux qui démontraient l’impossibilité de maintenir le régime des retraites en l’état, celui qui voulait s’attaquer à la décrépitude du système éducatif, qui maintenait qu’une société où l’on n’étudie pas ensemble était une société où l’on ne vivait plus ensemble, ou encore ceux qui dénonçaient le népotisme enraciné dans la société française, dans les entreprises, dans le spectacle, les médias, dans la politique… Il y avait cet ancien magistrat, auteur d’un rapport alarmiste sur la montée du racisme depuis vingt ans dans presque tous les secteurs de la société, accusant les gouvernements successifs de malhonnêteté et de couardise face au phénomène. Il y avait ceux qui disaient que la liberté d’expression était en grave danger au pays de la liberté d’expression, que l’on se prenait un procès pour tout et n’importe quoi, que bientôt on ne pourrait plus rien dire et qu’il n’y aurait plus qu’à se taire.
Il y avait même des gens connus, enfin dont la disparition n’avait pas été signalée à Paris, et que tout le monde croyait toujours en France, mais qui pourtant étaient là, devant moi : Jean-François Kahn, à qui le pouvoir reprochait toujours la publication de La pensée unique, Depardieu, qui n’avait pas du tout émigré en Russie, pour la simple raison, comme il me le dit lui-même que « le pinard n’y pousse pas, chez les ruskoffs », et Carlos, accusé par certains politiques de propos discriminatoires dans Rosalie et Big bisou.
Mais continuer cette énumération s’apparenterait à de la critique déguisée de notre système démocratique, économique et social, ce qui n’est nullement mon propos, puisque mon dogme à moi, comme celui de Montaigne, est inscrit depuis plus de deux mille ans sur le frontispice du Parthénon.
C’est là que je l’ai rencontré. Pas Montaigne, ni le Parthénon.
Non, lui.
Il était là, dans cette prison secrète qu’a créé l’Etat Français pour se débarrasser des indésirables. Une jolie petite île du Pacifique entourée d’eaux bleue turquoise, avec sa barrière de corail, ses bouffées de vapeur qui s’élèvent au dessus des palmiers.
Il se promenait avec deux livres, un sous chaque bras : « Notre Dame de Paris », qu’il lisait et relisait à longueur de journée, et dont il savait par cœur des passages entiers ; et un recueil des discours de Caton, dont il ne connaissait qu’une phrase, vu qu’il ne parlait pas le latin : « Cartago delenda est ».
C’était un petit bonhomme rouquin à l’allure inoffensive. Il avait des yeux pétillants de bonté.
Il avait aussi un projet. Un projet pour lequel il avait été banni à jamais par le Gouvernement français dans cette petite île du Pacifique Sud.
Son projet, il me l’a expliqué : il voulait faire sauter Paris.