« L’Île du Diable » est une pièce d’Alfred Jarry, écrite en 1899. Elle met en scène l’affaire Dreyfus dans le monde ubuesque d’Ubu, de sa conscience et de leurs amis. C’est une charge courte et féroce. Une satire au plus haut degré où l’on ne cherche plus à faire rire mais à condamner. En l’occurrence, pas l’innocent (le capitaine Bordure) qui finit décervelé dans la pièce de Jarry, mais le monde absurde dans lequel nous vivons.
Franchement, je ne sais pas pour vous, mais par moments on regretterait presque l’époque de Jarry ? J’attends toujours d’aller voir une pièce satirique qui représente l’affaire de Karachi, ou l’affaire DSK, l’affaire des diamants, ou l’inimitable liste des suicides de la Cinquième République.
Jarry et l’affaire Dreyfus
La première remarque, c’est que la courte carrière littéraire de Jarry et de Ubu correspond de façon troublante aux douze ans que dura l’affaire Dreyfus. En effet, Onénisme ou Les tribulations de Priou, apparemment la première version d’Ubu cocu date de 1888, mais la première représentation d’Ubu roi date de 1896. En 1907, la carrière littéraire de Jarry s’achève avec sa mort. Quant à l’affaire Dreyfus, au fil de multiples rebondissements tels que l’intervention d’Emile Zola avec l’article J’accuse, elle s’étale de 1894 à 1906. Quelle était la position d’Alfred Jarry ? En quoi l’affaire Dreyfus influença t-elle l’œuvre de Jarry ? Nous supposons que Jarry était Dreyfusard, mais nous ne savons pas grand-chose de son engagement. Ce que nos savons, c’est que « L’Île du Diable » ne fait pas dans la dentelle et ne laisse guère d’illusions sur la conviction de Jarry ; qu’il soit anti-militariste, antisémite ou pas, anticlérical, ou tout ce que l’on voudra, Jarry méprise profondément le monde qui condamne Dreyfus plus qu’il ne s’intéresse à Dreyfus lui-même. En cela Dreyfus est parfait en capitaine Bordure, naïve victime dénuée de personnalité, car Dreyfus en capitaine Bordure, c’est la société de son époque qui se retrouve à sa place dans la pantomime ubuesque.
Ubu et l’affaire Dreyfus
L’affaire Dreyfus n’a évidemment rien à voir avec l’inspiration de Ubu. Comme nous le savons, Ubu naît avec Monsieur Hébert, le professeur de Jarry au lycée. Pourtant, l’aisance avec laquelle l’affaire Dreyfus (que, à notre connaissance, Jarry ne condamna jamais vraiment ; d’ailleurs c’est un sujet complexe puisque, tout en ne s’occupant pas de politique, Jarry avait des penchants plutôt conservateurs) s’inscrit dans la petite pièce que nous vous présentons s’explique : la Belle Epoque n’était belle que pour ceux qui la faisaient, l’époque. La Belle Epoque, monde bourgeois, clérical, conservateur, revanchard, obsédé par la perte de l’Alsace et de la Lorraine et par la guerre avec l’Allemagne, monde d’embrigadement et de manipulation des masses par le biais de l’école publique, du service militaire, de l’église, d’une administration et d’une bureaucratie galopantes, ce monde là secrète les Affaires Dreyfus, les bandes à Bonnot et les guerres charnier, comme les plantes vénéneuses secrètent les substances toxiques.
Justice est faite ! Le capitaine était bien coupable, puisque le Père Ubu, en son omniscience, l’a décervelé.
Alors, à ceux qui disent que Jarry ne fut pas assez clair dans ses convictions et ses engagements politiques, nous leur conseillons de lire « L’Île du Diable ».
© 2011- Les Editions de Londres