« La Belle France » est un pamphlet de Georges Darien publié en 1900. C’est probablement l’un des pamphlets politiques les plus puissants et les plus violents que nous connaissions, tout là-haut avec Napoléon le petit de Victor Hugo, avec le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. « La Belle France » n’est pas un pamphlet, c’est un exercice de tauromachie. « La Belle France », c’est la mise à mort de la Belle Epoque.
Un pamphlet des pamphlets
Difficile de résumer « La Belle France », difficile, impossible, une gageure ? Disons que c’est le pamphlet des pamphlets, disons que c’est une armée entière lancée à l’assaut des on-dit et des paravents des chambres à coucher des nantis, des cache-misère de la pauvreté, disons que « La Belle France », c’est la Belle Epoque plongée dans un acide si corrosif que l’on détourne le regard, par pudeur, par pitié pour ceux qui avilissent, volent, condamnent, jugent et meurtrissent, par pitié pour ceux qui souffrent, pleurnichent, prennent des coups, plient l’échine et se taisent. En cela, « La Belle France » va au-delà du texte politique, c’est un texte sans espoir et plein d’énergie, une bombe à mots, c’est l’invention du cynisme et du pessimisme furieux ramenés dans un contexte politique étonnamment maîtrisé. En effet, dans le monde oublié puis récemment retrouvé de la « pamphléterie », la verve et le manque d’objectivité sur le sujet attaqué vont souvent de pair.
Ainsi, si le Discours de la servitude volontaire est assez bien maîtrisé, il manque probablement de verve, et si par ses envolées lyriques et presque romantiques, l’identité de l’auteur de Napoléon le petit ne fait aucun doute, on grince parfois un peu des dents car Badinguet, lequel franchement était tout de même un imbécile qui compensait son manque d’intelligence par un bon échantillon de pleutrerie, Badinguet, ce n’est tout de même pas Lucifer que diable ! Badinguet est sans aucun doute le produit de son époque corrompue. Donc, on se dit par moments que Hugo ne peut quand même pas attribuer tous les maux du Coup d’Etat au petit homme.
Le problème des pamphlets trop énergiques, c’est qu’ils sentent le souffre dans notre monde politiquement correct comme une alcôve de jeune fille, ils font peur, ils inquiètent. Depuis Proust, on goûte d’un déclin modéré, élégant chez nos élites critiques. Enfin, l’influence indéniable que Darien eut sur Céline inquiète, parce que si Céline est certainement l’un des plus grands écrivains du siècle passé, les pamphlets, il aurait mieux fait de se les garder !
Et bien, rassurez vous ! « La Belle France » est un rap Belle Epoque, une sorte de Public Enemy en redingote et grosse moustache, « La Belle France », c’est la verve et le génie critique, parce que…Darien y règle son compte à tout le monde ! : les Riches, les Pauvres, les femmes, les hommes, les bigots, les antisémites, les protestants, les catholiques, les valeurs morales, les grands sentiments, les beaux messieurs, le système politique, les colonies, le mensonge… Un peu comme Harry Callaghan, il n’aime personne..., et il le fait savoir.
Ce qui est amusant avec « La Belle France », c’est que sa publication va encore susciter à notre époque des remous, car l’on ne touche pas au sacré, la religion française avec son cortège de scapulaires, cierges et encens, un pamphlet de 1900, un pamphlet qui dit vrai, qui met un tel coup de plume là où ça fait mal que les rares éditeurs qui s’aventurèrent à le publier le firent presque en s’excusant…
Ainsi Jean-François Revel : « Mélange d’idées justes, d’hypothèses confuses, et de conjectures délirantes…Ce pamphlet, dont l’intérêt principal n’est évidemment pas la cohérence philosophique, est, sur le plan littéraire, un des plus beaux textes de la littérature polémique. »
Un pamphlet visionnaire et moderne
Nous vous avons promis du sang, de l’encre et des lames, les voici. Un règlement de compte, on vous dit !
Sur les bienfaits de la lecture de la Bible, que les Français reprochent aux Anglais (Darien était protestant) :
« la chose la plus indispensable à l’homme, c’est le caractère, qui lui permet de penser librement, d’avoir des idées à lui, et d’agir d’après ces idées ; que la force consiste moins dans la longueur de l’épée qui vous pend au côté que dans l’énergie qui vous vibre au cœur ; qu’il est mauvais de se prosterner devant des images taillées et des idoles vivantes… »
Sur la politique étrangère de la France : « La France a toujours affirmé qu’elle avait « une mission civilisatrice »… « ce n’est point de la sympathie pour les faibles qu’éprouvent les Français ; ce qu’ils ressentent, c’est de la haine pour les forts »
Sur la conduite face aux Prussiens (thème qui revient très souvent, voir Bas les cœurs !, L’Epaulette) : « Ce fut une grande faute, aussi, de ne point exposer dans toute son horreur la conduite généralement abjecte de la population civile qui s’était refusée à prendre les armes… »
Puis, une belle remarque (similaire à celle que fit Engels en son temps) : « La France est, entre tous, le pays où l’esprit bourgeois…exerce une autorité souveraine. », « La France ne veut pas d’hommes, ce qu’il lui faut, c’est des castrats. »
Sur la nationalité : « Proudhon avait raison de dire que la nationalité est surtout le résultat d’institutions politiques communes ou de la contrainte exercée par le Pouvoir Central. »
Ce n’est pas un théoricien anarchiste, mais parfois les idées politiques anarchistes reviennent : « …à la suppression du vieux système de gouvernement par armée et administration, système tyrannique dans lequel les Parlements ne constituent qu’un rôle inutile et risible ; et au remplacement des grands Etats hostiles les uns aux autres par des groupements volontairement fédérés et composés de communes maîtresses de leurs territoires. »
Et la Presse ? « La raison pour laquelle la Presse ne remplit pas la tâche qu’on lui avait bénévolement assignée, est fort simple : d’abord, le propriétaire, le directeur de journal, se laissera toujours guider par des motifs d’ordre personnel, pécuniaires généralement… »
Et pour finir, tout le système y passe : « Que l’imbécilité des Riches, qui digère, et l’imbécilité des Pauvres, qui bâille, cessent d’exister. Quant aux saltimbanques du patriotisme, de la fraude, de l’ignorance galeuse et de la trahison, quant aux cabotins du libéralisme à menottes et aux figurants de l’honnêteté à doigts crochus, quant à toutes les fripouilles qui chantent l’honneur, la vertu, les grands sentiments et les grands principes, il est simplement monstrueux qu’ils aient l’audace d’élever la voix. »
Le rôle de l’éditeur à l’âge moderne
Voilà, impossible de commenter « La Belle France ». Nous ajouterons juste qu’il y règne peut être aussi un souffle lyrique à connotations presque prophétiques, messianiques, disons-le, une verve un peu biblique, « Ancien Testament ». En cela, Darien est un être à part dans notre paysage littéraire parfois un peu franchouillard. Le Français à plume se pare rarement de celles de la Genèse, l’Apocalypse…C’est se frotter d’un peu trop près à une religion concurrente de la religion française. En cela, le lyrisme de Miller a certains accents à la Darien, et Miller, le sexopathe, l’incomparable, le coucheur de ces dames devant l’éternel, quel lecteur de Bible ! Une raison de plus pour que Darien ne soit pas prophète en son pays.
Alors, quand Les Editions de Londres lisent comme elles le firent récemment, un article sur l’état de l’édition en France, avec les belles âmes des grandes maisons en question qui nous disent en gros que tout ce qui est bon finit par remonter à la surface, ils me font un peu penser aux riches évangélisateurs des vertus du néo-libéralisme, aux apparatchiks communistes heureux du système, on s’étonne un peu de leur belle assurance, et on les envie, et on se dit qu’ils ont loupé leur carrière, qu’ils auraient mieux fait d’être archéologues, avec eux, Titanic, Toutankhamon, manuscrits de la Mer Morte, code d’Hammourabi, mais aussi la Toison d’Or, l’Arche de Noé coincée dans les glaces sur le Mont Ararat, et l’Arche d’Alliance, et puis, pourquoi pas, l’Atlandide ? Oui, tout ça, voyez vous, ils auraient trouvé !
En revanche, qu’un des plus grands écrivains du Dix Neuvième siècle, cent ans après, soit toujours inconnu, ça, c’est quoi, l’exception qui confirme la règle, ou la partie immergée de l’iceberg ? Si c’est le cas, alors, la publication actuelle serait juste la partie émergée, laquelle comme nous l’apprend la mésaventure du Titanic qu’ils auraient à coup sûr découvert, est plutôt limitée.
Et si les maisons d’édition traditionnelles ne faisaient plus leur métier ? Si elles nous concoctaient, comme de bonnes PME qui doivent cracher du poche et de la nouveauté à vingt euros, si elles nous crachaient maintenant comme à l’époque de Darien du roman bien formaté pour le public bourgeois et petit bourgeois qui lit dans le TGV, ou les dizaines de trains confortables qui transitent tous les jours dans les intestins de la France ?
Nous, voyez-vous, aux Editions de Londres, avec nos amis éditeurs numériques, nous disons modestement qu’il n’est pas possible que le paysage littéraire actuel français ait la moindre ressemblance avec ce qu’il pourrait être dans un futur proche, un futur plein de changements, d’expérimentations, facilitées par cette étonnante révolution qu’est le Web, un futur où les Georges Darien ne seront pas laissés pour compte.
© 2012- Les Editions de Londres