Je vous déclare, mon ami, et qui que vous soyez, je vous donne ce nom, selon toute apparence, avec une affection plus sincère et plus désintéressée qu'aucun homme dont vous l'ayez jamais reçu; je vous déclare, dis-je, qu'après le plaisir de faire quelque chose qui vous soit agréable, je n'en ai point ressenti d'aussi vif que celui de lire, d'entendre raconter, ou de raconter moi-même une histoire fantastique.
C'est donc à mon grand regret que je me suis aperçu depuis longtemps qu'une histoire fantastique manquait de la meilleure partie de son charme quand elle se bornait à égayer l'esprit, comme un feu d'artifice, de quelques émotions passagères, sans rien laisser au cœur. Il me semblait que la meilleure partie de son effet était dans Famé, et comme c'est là, en vérité, l'idée dont je me suis le plus sérieusement occupé toute ma vie, il va sans dire qu'elle devait infailliblement me conduire à faire une sottise, parce que c'est un résultat auquel je n'échappe jamais quand je raisonne.
La sottise dont il est question cette fois-ci est intitulée : la Fée aux Miettes.
Je vais vous dire maintenant pourquoi la Fée aux Miettes est une sottise, afin de nous épargner trois ennuis assez fâcheux : celui de me le dire vous-même après l'avoir lue ; celui de chercher les raisons de votre mauvaise humeur dans un journal ; et jusqu'à celui de feuilleter le livre au lieu de le jeter au vieux papier, pour votre honneur et pour le mien, à côté du Roi de Bohême, avant d'avoir attenté du tranchant de votre couteau d'ébène à la pureté de ses marges toujours vierges.
Notez bien toutefois que je vous engage à ne pas commencer, et non à ne pas finir, ce qui serait une précaution de luxe, à moins que votre mauvaise destinée ne vous ait condamné comme moi à l'intolérable métier de lire des épreuves, ou au métier plus intolérable encore d'analyser des romans !
Allez maintenant ! Et prenez pitié de moi, refrain de litanies qui n'est pas commun dans les préfaces.
J'ai dit souvent que je détestais le vrai dans les arts, et il m'est avis que j'aurais peine à changer d'avis ; mais je n'ai jamais porté le même jugement du vraisemblable et du possible, qui me paraissent de première nécessité dans toutes les compositions de l'esprit. Je consens à être étonné, je ne demande pas mieux que d'être étonné, et je crois volontiers ce qui m'étonne le plus, mais je ne veux pas que l’on se moque de ma crédulité, parce que ma vanité entre alors en jeu dans mon impression, et que notre vanité est, entre nous, le plus sévère des critiques. Je n'ai pas douté un instant, sur la foi d'Homère, de la difforme réalité de son Polyphème, type éternel de tous les ogres, et je conçois a merveille le loup doctrinaire d'Ésope, qui l'emportait, au moins en naïveté diplomatique, sur les fins politiques de nos cabinets, du temps où les bêtes parlaient, ce qui ne leur arrive plus quand elles ne sont pas éligibles. M. Dacier et le bon La Fontaine y croyaient comme moi, et je n'ai pas de raisons pour être plus difficile qu'eux en hypothèses historiques. Mais si l'on rapproche l'événement des jours où j'ai vécu, et qu'on m'en affronte d'un ton railleur à travers de brillantes théories d'artiste, de poète et de philosophe, je m'imagine tout d'abord qu'on imagine ce qu'on me raconte, et me voilà malgré moi en garde contre la séduction de mes croyances. A compter de ce moment-là, je ne m'amuse qu'à contre-cœur, et je deviens ce que vous êtes peut-être déjà pour moi, un lecteur défiant, maussade et mal intentionné, vu que je ne sais pas à quoi sert la lecture, si ce n'est à amuser ceux qui lisent. Ce n'est probablement pas à les instruire ou à les rendre meilleurs. Regardez plutôt. Permettez-moi, mon ami, de vous présenter cette pensée sous un aspect plus sensible, dans un exemple. Quand je courais doucement ma vingt-cinquième année entre les romans et les papillons, l'amour et la poésie, dans un pauvre et joli village du Jura que je n'aurais jamais dû quitter, il y avait peu de soirées que je n'allasse passer avec délices chez le patriarche démon cher Quintigny, bon et vénérable nonagénaire qui s'appelait Joseph Poisson. Dieu ait cette belle âme en sa digne garde ! Après l'avoir salué d'un serrement de main filial, je m'asseyais au coin de l'âtre sur un petit bahut assez délabré qui faisait face à sa grande chaise de paille, et j'ôtais mes sabots selon le cérémonial du lieu, et je chauffais mes pieds au feu clair et brillant d’une bonne bourrée de genévrier qui pétillait dans le sapin. Je lui disais les nouvelles du mois précédent qui m'étaient arrivées par une lettre de la ville, ou que j'avais recueillies en passant de la bouche de quelque mercier forain, et il me rendait en échange, avec un charme d'élocution contre lequel je n'ai jamais essayé de lutter, les dernières nouvelles du sabbat dont il était toujours instruit le premier, quoiqu'il ne fût certainement pas initié à ses mystères criminels. Par quelle mission particulière du ciel il était parvenu à les surprendre, c'est ce que je ne me suis pas encore suffisamment expliqué, mais il n'y manquait pas la plus légère circonstance, et j'atteste dans la sincérité de mon cœur que je n'ai de ma vie élevé le moindre soupçon sur l'exactitude de ses récits. Joseph Poisson était convaincu, et sa conviction devenait la mienne, parce que Joseph Poisson était incapable de mentir.
Les veillées rustiques de l'excellent vieillard acquirent de la célébrité à cent cinquante pas à la ronde. Elles devinrent des soirées auxquelles les gens lettrés du hameau ne dédaignèrent pas de se faire présenter. J'y ai vu le maire, sa femme et leurs neuf jolies filles, le percepteur du canton, le médecin vétérinaire qui était un profond philosophe, et même le desservant de la chapelle, qui était un digne prêtre. Bientôt on exploita le thème commun de nos historiettes à l'envi les uns des autres, et il ne se trouva personne au bout de quelques semaines qui n'eût raconté quelques événements du monde merveilleux, depuis les lamentables aventures d'une noble châtelaine des environs qui se changeait naguère en loup-garou pour dévorer les enfants des bûcherons, jusqu'aux espiègleries du plus mince lutin qui eût jamais grêlé sur le persil ; mais mon impression allait déjà en diminuant, ou plutôt elle avait changé de nature. À mesure que la foi s'affaiblissait dans l'historien, elle s'évanouissait dans l'auditoire ; et je crois me rappeler qu'à la longue nous n'attachâmes guère plus d'importance aux légendes et aux traditions fantastiques que je n'en aurais accordée pour ma part à quelque beau conte moral de M. de Marmontel.
L'induction que je veux tirer de là se présente assez naturellement si elle est vraie. C'est que, pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d’abord se faire croire, et qu'une condition indispensable pour se faire croire, c’est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l’on veut.
J'en avais conclu – si cette idée bonne ou mauvaise qui m'appartient vaut bien la peine que je lui imprime le sceau de ma propriété dans une préface, à défaut de brevet d'invention, – j'en avais conclu, dis-je, que la bonne et véritable histoire fantastique d'une époque sans croyance ne pouvait être placée convenablement que dans la bouche d'un fou, sauf à le choisir parmi ces fous ingénieux qui sont organisés pour tout ce qu'il y a de bien, mais préoccupés de quelque étrange roman dont les combinaisons ont absorbé toutes leurs facultés imaginatives et rationnelles. Je voulais qu'il eût pour intermédiaire avec le public un autre fou moins heureux, un homme sensible et triste qui n'est dénué ni d'esprit ni de génie, mais qu'une expérience amère des sottes vanités du monde a lentement dégoûté de tout le positif de la vie réelle, et qui se console volontiers de ses illusions perdues dans les illusions de la vie imaginaire, espèce équivoque entre le sage et l'insensé, supérieur au second par la raison, au premier par le sentiment ; être inerte et inutile, mais poétique, puissant et passionné dans toutes les applications de sa pensée qui ne se rapportent plus au monde social, et créature de rebut ou d'élection, comme vous ou comme moi, qui vit d'invention, de caprice, de fantaisie et d'amour dans les plus pures régions de l'intelligence, heureux de rapporter de ces champs inconnus quelques fleurs bizarres qui n'ont jamais parfumé la terre. Il me semblait qu'à travers ces deux degrés de narration, l'histoire fantastique pouvait acquérir presque toute la vraisemblance requise... pour une histoire fantastique.
Je me trompais cependant, et voilà mon ami, ce que vous dira votre Journal. Un fou n'intéresse que par le malheur de sa folie, et n'intéresse pas longtemps. Shakespeare, Richardson et Goethe ne l'ont trouvé bon qu'à remplir une scène ou un chapitre, et ils ont en raison. Quand son histoire est longue et mal écrite, elle ennuie presque autant que celle d'un homme raisonnable, qui est comme vous savez la chose la plus insipide que l'on puisse imaginer, et si je refaisais jamais une histoire fantastique, je la ferais autrement. Je la ferais seulement pour les gens qui ont l'inappréciable bonheur de croire, les honnêtes paysans de mon village, les aimables et sages enfants qui n'ont pas profité de l'enseignement mutuel, et les poètes de pensée et de cœur qui ne sont pas de l'Académie.
Ce que votre Journal ne vous dira pas, c'est que cette idée m'aurait rebuté de mon livre, si je n'y avais vu qu'un conte de fées mais que, par une grâce d'état qui est propre à nous autres auteurs, j'en avais peu à peu élargi la conception dans ma pensée en la rapportant à de hautes idées de psychologie, où l’on pénètre sans trop de difficulté quand on a bien voulu en ramasser la clef. C'est que j'avais essayé d'y déployer, sans l'expliquer, mais de manière peut-être à intéresser un physiologiste ou un philosophe, le mystère de l'influence des illusions du sommeil sur la vie solitaire, et celui de quelques monomanies fort extraordinaires pour nous, qui n'en sont pas moins fort intelligibles selon toute apparence dans le monde des esprits. Ce n’est ni de l'académie des sciences, ni de la société de médecine que je parle.
Ce que votre Journal dira, c'est que le style de la Fée aux Miettes est singulièrement commun, et je vous avouerai que j'aurais bien voulu qu'il le fût davantage, comme je l'aurais fait si je m'étais avisé plus tôt du mérite du simple et des grâces du naturel, et qu'une éducation littéraire mieux dirigée n'eût jamais placé sous mes yeux que deux modèles achevés de sentiment et de vérité, le Catéchisme historique de M. Fleury et les Contes de M. Galland ; mais si l’on était obligé d'arriver à ce degré de perfection pour écrire, l'art d'écrire serait encore un art sublime, et la presse périrait d'inaction.
Ce que votre Journal ne vous dira pas, c'est que j'ai adopté cette manière dans la ferme intention de prendre une avance de quelques mois sur l'époque prochaine et infaillible où il n'y aura plus rien de rare en littérature que le commun, d'extraordinaire que le simple, et de neuf que l'ancien.
Ce que votre Journal vous dira enfin, c'est que le sujet de la Fée aux Miettes rappelle par le fond, autant qu’il s'en éloigne par la forme, un badinage délicieux qu'il n'est pas permis de paraphraser sous peine d'un ridicule éternel, et que j'avais mille fois moins en vue en écrivant que Riquet à la Houppe et la Belle au bois dormant; mais si on voulait se prescrire, après quatre ou cinq mille ans de littérature écrite, la bizarre obligation de ne ressembler à rien, on finirait par ne ressembler qu'au mauvais, et c'est une extrémité dans laquelle on tombe assez facilement sans cela, quand on est réduit à écrire beaucoup par une sotte passion ou par une fâcheuse nécessité.
Si ce dernier reproche vous inquiétait cependant sur l'originalité de mon invention, je vous tirerais bientôt, mon ami, de cette crainte bénévole, en déclarant avec candeur que l'idée première de cette histoire doit nécessairement se trouver quelque part. Quant à la Fée Urgelle, je vous dirai au besoin où l'auteur l'a prise, et où l'avait prise avant lui le conteur de fabliaux chez lequel il l'a prise, en remontant ainsi jusqu'à Salomon, qui reconnut dans sa sagesse qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil.
Salomon vivait pourtant bien des siècles avant l'âge des romans ; il avait peu de dispositions à en faire, et c'est probablement pour cela qu'il a été surnommé le sage.