II.
Qui est la continuation du premier, et où l’on rencontre le personnage le plus raisonnable de cette histoire à la maison des fous.

Je visitai la maison des lunatiques le jour de la Saint-Michel, époque où l’aube d’Écosse commence à se rapprocher visiblement du crépuscule qui la suit, et je m’y pris de bonne heure, parce que j’avais entendu parler de son jardin botanique si riche en plantes rares et merveilleuses. J’y arrivai à dix heures, par une de ces matinées pâles et sans soleil, mais calmes et de bon augure, qui annoncent une soirée paisible. Je ne m’arrêtai pas à ces tristes infirmités de l’espèce qui attirent les curieux devant la loge des fous. Je ne cherchais pas le fou malade qui épouvante ou qui rebute, mais le fou ingénieux et presque libre qui s’égare dans les allées sous l’escorte attentive de la pitié, et qui n’a jamais rendu nécessaire celle de la défiance et de la force. Et moi aussi j’allais, je me perdais parmi ces détours, comme un lunatique volontaire qui venait réclamer de ces infortunés quelques droits de sympathie. Je remarquai bientôt qu’ils s’écartaient de mon passage avec une dignité triste, celle du malheur peut-être, et peut-être aussi celle d’une révélation instinctive de supériorité morale qui est pour eux la compensation de l’esclavage philanthropique auquel notre sublime raison les condamne. Je m’éloignai respectueusement du chemin de ces solitaires plus judicieux que nous, pour lesquels l’homme social n’est que trop justement un objet d’inquiétude et de terreur.

« Hélas ! dis-je dans la profonde amertume de mon cœur, voilà l’effet de notre ambitieuse et fausse civilisation !... Ce que j’ai de frères sur la terre se détournent de moi parce que je porte ce funeste habit du riche qui leur dénonce un ennemi !... Et ce qui me reste à moi, qui fuis le monde comme ils me fuient, c’est le commerce de cette création vivante et sensible, mais impensante et impassionnée, qui ne peut pas payer mes sentiments d’un sentiment !... »

Je réfléchissais à ceci en mesurant du regard un grand carré de mandragores presque entièrement moissonné jusqu’à la racine par la main de l’homme, et sur lequel toutes ces mandragores gisaient flétries et mortes sans que personne eût pris la peine de les recueillir. Je doute qu’il y ait un endroit au monde où l’on voie plus de mandragores.

Comme je me rappelai subitement que la mandragore était un narcotique puissant, propre à endormir les douleurs des misérables qui végètent sous ces murailles, j’en arrachai une de la partie du carré qui n’était pas encore atteinte, et je m’écriai en la considérant de près :

— Dis-moi, puissante solanée, sœur merveilleuse des belladones, dis-moi par quel privilège tu supplées à l’impuissance de l’éducation morale et de la philosophie politique des peuples en portant dans les âmes souffrantes un oubli plus doux que le sommeil et presque aussi impassible que la mort ?...

— Vous a-t-elle répondu, me demanda un jeune homme qui se levait à mes pieds ?... A-t-elle parlé ? A-t-elle chanté ? Oh ! de grâce, monsieur, apprenez-moi si elle a chanté la chanson de la mandragore :

C’est moi, c’est moi, c’est moi,
Je suis la mandragore,
La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,
Et qui chante pour toi !

— Elle est sans voix, lui répondis-je en soupirant, comme toutes les mandragores que j’ai cueillies de ma vie...

— Alors, reprit-il en la recevant de ma main et en la laissant tomber sur la terre, ce n’est donc pas elle encore !

Pendant qu’il restait plongé dans une méditation douloureuse, en proie au regret inexplicable pour vous et pour moi de n’avoir pas encore trouvé une mandragore qui chantât, je prenais le temps de le regarder avec attention, et je sentais s’accroître de plus en plus l’intérêt que le son tendrement accentué de sa voix et le caractère innocent et naïf de son aliénation m’avaient inspiré d’abord. Quoique sa physionomie, fatiguée par une habitude non interrompue d’espérances et de désappointements, portât les traces d’un souci amer, elle n’annonçait pas plus de vingt-deux ans. Il était pâle, mais de cette pâleur de tristesse et d’abattement sur laquelle on sent qu’un jour de pure allégresse ranimerait toute la fraîcheur de la santé ; ses traits avaient la pureté du style grec, mais non sa froideur et sa symétrie ; on devinait même au galbe bien arrêté de ces lignes régulières l’impression d’une âme rêveuse et mobile, quoique soumise et timide. La courbure étroite et noire de ses sourcils parfaitement arqués n’avait certainement jamais fléchi sous le poids d’un remords, que dis-je ! sous celui d’une ces inquiétudes passagères de la conscience qui troublent quelquefois jusqu’au repos légitime de la vertu. Ses grands yeux, quand il les ramena sur moi, m’étonnèrent par je ne sais quelle transparence humide et bleue qui baignait un disque d’ébène où le feu du regard s’était assoupi, et ma monomanie poétique vint me rappeler l’atmosphère d’azur livide où plonge un astre éclipsé. Enfin, pour m’expliquer plus clairement, et j’aurais peut-être dû commencer par là, ce qui serait arrivé infailliblement si j’étais maître de me défendre de l’invasion de la métaphore et du despotisme de la phrase, je vous dirai en langue vulgaire que c’était un fort beau garçon qui avait les yeux, les sourcils et les cheveux noirs comme du jais.

Ce qui me frappa cependant le plus, tant la recommandation extérieure agit invinciblement sur la raison la plus libre de préjugés, ce fut la recherche singulière, pour ne pas dire fastueuse, du costume de mon lunatique, et l’aisance abandonnée avec laquelle il portait ces richesses, aussi insoucieusement qu’un montagnard des Highlands qui descend aux basses-terres drapé de son plaid. Une de ces chaînes d’or souple et doux que les Nababs rapportent de l’Inde paraissait soutenir un médaillon sur sa poitrine, et le châle le plus fin de tissu et le plus élégant de broderies qui soit sorti des fabriques de Cachemire la traversait en sautoir flottant. Quand il passa ses doigts forts et sa main musclée, mais d’un blanc pur et poli comme l’ivoire, dans les touffes de sa chevelure, je les vis étinceler de bagues, de rubis et de bracelets de diamants : et c’est un fait sur lequel je ne saurais me tromper, moi qui apprécie de l’œil les pierres précieuses au carat et au grain, et qui défie sur ce point le réactif du chimiste, l’émeri du lapidaire et la balance du joaillier.

— Comment vous appelez-vous, monsieur ?... lui dis-je avec l’expression un peu confuse, et difficile à caractériser pour moi-même, de l’attendrissement que m’inspirait l’infortune de mon semblable et du respect que m’imposaient, malgré moi, les débris de l’opulence d’un grand prince déchu.

— Monsieur ! reprit-il en souriant, je ne suis pas un monsieur. On m’appelle Michel, et plus communément Michel le charpentier, parce que c’est mon état.

— Permettez-moi de vous dire, Michel, que rien n’annonce dans vos manières un simple charpentier et que je crains qu’une préoccupation d’esprit qui vous maîtrise à votre insu ne vous trompe sur votre véritable condition.

— Il est assez naturel, monsieur, de former une pareille conjecture dans la maison où nous sommes, vous comme curieux, et moi comme détenu ; mais je vous assure que mon nom et ma profession sont les seules choses qu’on n’y ait pas contestées. Ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis charpentier opulent, le plus riche du monde peut-être ; et quant à ces objets de luxe dont l’étalage explique très bien l’erreur obligeante dans laquelle vous êtes tombé sur mon compte, je ne les porte point par orgueil, je vous prie de le croire, mais parce que ce sont des présents de ma femme, qui fait depuis plusieurs années un commerce florissant avec le Levant. Si on ne m’en a pas retiré l’usage en m’admettant ici, c’est peut-être, comme je l’ai pensé quelquefois, que j’y suis placé sous quelque protection inconnue, et aussi parce que mon caractère inoffensif et paisible me recommande à l’humanité, à la confiance et aux égards des gardiens.

Frappé de cette manière nette et simple d’exprimer des idées naturelles dont je ferais probablement moins de cas si elle m’était plus familière :

— Attendez, mon cher Michel, lui demandai-je d’un ton de curiosité inquiète. Vous avez dû participer à des opérations bien importantes pour parvenir à un état de fortune aussi considérable ?...

Michel rougit, parut embarrassé un moment, et puis arrêtant sur moi un œil assuré mais plein de candeur :

— Oui, monsieur, répondit-il, mais j’ai peine moi-même à me rendre un compte exact de l’origine et de l’objet de mes entreprises, quoiqu’il n’y ait rien de plus vrai. C’est moi qui fournis les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais que Salomon fait bâtir à la reine de Saba, au juste milieu du lac d’Arrachich, à deux jours de l’oasis de Jupiter Ammon, dans le grand désert libyque.

— Oh ! Oh ! m’écriai-je, ceci est tout à fait différent. Mais vous m’avez dit, si je ne me trompe, que vous étiez marié. Votre femme est-elle jeune ?

— Jeune ! dit Michel encore plus troublé. Non, monsieur. J’imagine qu’elle a plus de trois mille ans, mais elle n’en paraît guère que deux cents.

— De mieux en mieux, mon ami ! Ces notions, Dieu soit loué, ne sont plus de ce monde. Au moins, pensez-vous qu’elle soit belle, malgré son grand âge ?

— Ni pour le monde, ni pour vous, monsieur. Belle pour moi, comme la femme qu’on aime, comme la seule femme qu’on puisse aimer !...

— Et ne vous est-il jamais arrivé de croire que la volonté de votre femme, que l’influence de sa fortune et de son crédit soient entrées pour quelque chose dans les persécutions que vous éprouvez ?

— Je l’ignore, et je regretterais de l’avoir ignoré, car cette idée aurait embelli ma prison.

— Pourquoi, Michel, pourquoi ?

— Parce qu’elle ne peut rien vouloir qui ne soit bien.

— Oh, Michel ! Vous excitez vivement ma curiosité ! Je voudrais connaître cette histoire !

Je ne sais si vous êtes comme moi, mes amis, mais j’aurais volontiers cédé ma place à trois séances solennelles de l’Institut pour suivre Michel dans le labyrinthe fantastique où ses demi-confidences m’avaient engagé...

Et si vous n’étiez pas comme moi, j’ai le bonheur de tenir le fil d’Ariane à votre disposition. Faites passer rapidement sous le pouce de la main droite, ou bien sous celui de la main gauche si vous êtes scæve ou gaucher, ou même sous celui des deux mains qu’il vous plaira d’employer si vous êtes ambidextre ; faites-y passer, dis-je en rétrogradant, les feuillets que vous venez de parcourir. Cela sera facile et bientôt fait, surtout si vous avez le geste assez sûr et assez agile, dans votre empressement, pour en ramener plusieurs à la fois. Vous arriverez ainsi au frontispice, à la garde, à la couverture, c’est-à-dire à la porte d’entrée de ce dédale ennuyeux, et vous pourrez faire voile vers Naxos.

— Mon histoire, dit Michel d’un air réfléchi en portant successivement les yeux sur le point qu’occupait alors le soleil dans le ciel et sur le petit coin de mandragores qui lui restait à défricher pour se détromper de l’existence de la mandragore qui chante, au moins dans le jardin des lunatiques de Glasgow... Mon histoire ? Elle est bizarre et incompréhensible sans doute, puisque personne n’y croit ; puisqu’on juge au contraire, partout où j’en parle, que ma foi dans des événements imaginaires au jugement de la raison universelle est un signe de faiblesse et de dérangement d’esprit ; puisque ce motif seul a déterminé les précautions bienveillantes dont je suis l’objet, que vous appeliez tout à l’heure des persécutions, et que je n’attribue qu’à l’humanité. Que vous dirai-je, enfin ? Cette histoire est pour moi une suite de notions claires et certaines, mais telles que j’en trouve moi-même l’enchaînement inexplicable et que j’essaierais quelquefois d’en détourner ma pensée si elles ne me retraçaient l’idée de mes jours heureux, et si elles ne me rendaient surtout présente la nécessité d’accomplir un saint devoir, pour lequel il ne me reste que ce jour qui expire au coucher du soleil.

J’allais l’interrompre. Il s’en aperçut, et continuant vivement comme s’il avait prévu mon dessein :

— Il faut, poursuivit-il en mettant le doigt sur sa bouche avec une expression mystérieuse, que j’arrive à Greenock avant minuit, et je m’inquiéterais peu de la longueur et de la difficulté du voyage si j’avais achevé ma tâche. Voilà ce qui m’en reste, ajouta Michel en me montrant les mandragores sur pied qui se déployaient en verdoyant et se balançaient gaiement à une petite brise sous le jeu des rayons qui traversaient les nuages comme une clairière.

— Je ne suis pas en peine, continua-t-il, de finir ma besogne en quelques minutes, mais je n’ai pas de raison de vous le dissimuler, puisque vous avez la bonté de vous intéresser à moi... C’est là, c’est dans cette touffe de vertes et riantes mandragores qu’est caché le secret de mes dernières illusions ; c’est là qu’à la dernière, à laquelle il reste encore une fleur, à celle qui cédera sous le dernier effort de mes doigts et qui arrivera muette à mon oreille, comme la vôtre, mon cœur se brisera ! Et vous savez si l’homme aime à repousser jusqu’à son dernier terme, sous l’enchantement d’une espérance longtemps nourrie, la désolante idée qu’il a tout rêvé... TOUT ; et qu’il ne reste rien derrière ses chimères... RIEN !... J’y pensais quand vous êtes venu, et voilà pourquoi je m’étais assis.

Quel infortuné, ô mon Dieu, n’a pas eu sur la terre, où tu nous as jetés pêle-mêle, sans nous peser et sans nous compter... dans un moment de colère ou de dérision !... quel homme n’a pas eu sa mandragore qui chante !...

— Vous avez donc le temps, Michel, de me faire ce récit ; et, pendant que vous me le ferez, nous veillerons à la garde de vos mandragores, et surtout de celle qui a encore une fleur, belle d’ici comme une étoile. J’imagine que la Providence peut nous fournir, durant les heures qui nous restent, quelque motif de consolation.

Michel pressa ma main ; il s’assit près de moi, les yeux tournés sur ses mandragores, et il commença ainsi :