La « Nouvelle Héloïse » est le roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau publié en 1761. Il recueille les lettres supposées être écrites entre Julie et Saint-Preux, vivant un amour impossible et luttant perpétuellement entre leur passion et leur vertu.
La Nouvelle Héloïse eut dès sa parution un énorme succès même si certains « spécialistes » de la littérature ou ennemis de Rousseau le décrièrent. C’est probablement l’ouvrage le plus vendu au XVIIème siècle. Ce succès a duré avec le temps et les plus grands écrivains : Stendhal, Flaubert, Laclos, Chateaubriand, George Sand l’ont considéré comme un modèle.
Le titre complet est Lettres de deux amants, habitants d’une petite ville au pied des Alpes et Rousseau l’appelle simplement la Julie.
Pourquoi la Nouvelle Héloïse : par référence aux lettres d’Abélard et Héloïse écrites au XIIème siècle. Toutefois, il y a très peu de points communs entre les deux ouvrages, si ce n’est la forme épistolaire et peut-être l’idée de la passion transcendée par la vertu. Rousseau fait remarquer lui-même dans la lettre 24 de la première partie que les comportements ne sont pas les mêmes : « Quand les lettres d’Héloïse et d’Abélard tombèrent entre vos mains, vous savez ce que je vous dis de cette lecture et de la conduite du théologien. J’ai toujours plaint Héloïse ; elle avait un cœur fait pour aimer : mais Abélard ne m’a jamais paru qu’un misérable digne de son sort, et connaissant aussi peu l’amour que la vertu. »
La Nouvelle Héloïse et Rousseau
L’écriture par Rousseau d’un roman sentimental pourrait surprendre, mais derrière l’auteur sentimental se cache le philosophe. Dans les Confessions (Seconde partie, livre 9), Rousseau nous dit : « Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement et si hautement. Après les principes sévères que je venais d’établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j’avais si fortement prêchées, après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d’un coup m’inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j’avais si durement censurés ? »
Rousseau considérait que toutes ses idées développées dans l’Émile se trouvaient déjà dans la Nouvelle Héloïse : « Tout ce qu’il y a de hardi dans l’Émile était auparavant dans la Julie »
Rousseau écrit la Nouvelle Héloïse à l’Ermitage dans une période où il s’est retiré de la vie mondaine. Au milieu de l’écriture, il fait la rencontre de Mme d’Houdetot dont il tombe amoureux et qu’il assimile à sa Julie : « Je vis ma Julie en madame d’Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame d’Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d’orner l’idole de mon cœur. »
Les réflexions de Rousseau sur la Nouvelle Héloïse dans les Confessions
Rousseau met ses sentiments en scène dans la Nouvelle Héloïse. Il rêve aux deux jeunes filles avec qui il avait passé la journée au château de Toune quand il avait dix-huit ans : « Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré. J’imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je n’admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami autant qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. »
Il situe la scène dans un lieu qu’il connaît et qu’il apprécie : Vevey sur les bords du lac de Genève : « Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l’âme, achevèrent de me déterminer, et j’établis à Vevey mes jeunes pupilles. »
Si les personnages et les lieux sont réels, les sentiments sont idéalisés. C’est la relation que Rousseau aurait voulu avoir : « Ce fut alors que la fantaisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu’elles m’offraient ; et, rappelant tout ce que j’avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au désir d’aimer, que je n’avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré. »
Les personnages
Saint-Preux, philosophe sentimental et vertueux, chargé de l’instruction de Julie et Claire, il devient tout de suite amoureux de Julie.
Julie, sentimentale mais vertueuse, elle aura une liaison avec son amant Saint-Preux, mais y mettra fin pour obéir à son père.
Claire, cousine inséparable de Julie, elle tempère par la raison la sentimentalité de Julie.
Baron d’Étange, père de Julie, militaire rigoureux, il ne peut accepter une mésalliance de sa fille.
Mme d’Étange, mère de Julie, elle voudrait le bonheur de sa fille, mais elle n’ose pas s’opposer à son mari.
Milord Édouard, lord anglais qui s’attachera Saint-Preux.
M. de Wolmar, ami du baron d’Étange, ancien militaire également. Le baron lui a promis la main de sa fille et Julie finira par accepter.
La trame de la Nouvelle Héloïse
La première partie montre la naissance des amours de Julie et Saint-Preux. Saint-Preux est chargé de l’éducation de Julie et en devient vite amoureux. Julie résiste, mais finit par avouer son amour. Julie finit par décider d’accorder un baiser à Saint-Preux dans un bosquet. Après quoi Julie exige que Saint-Preux s’éloigne. Saint-Preux propose à Julie de s’enfuir avec lui. Julie tombe malade et sa cousine Claire demande à Saint-Preux de revenir. Julie cède à Saint-Preux. Repentante, elle éloigne à nouveau Saint-Preux. Puis elle souhaite à nouveau le rencontrer dans un chalet isolé et arrange un rendez-vous, mais le rendez-vous n’aura pas lieu. On découvre Milord Édouard qui va souhaiter épouser Julie. Julie et Saint-Preux organisent une rencontre la nuit dans la chambre de Julie pour s’unir. Saint-Preux se querelle avec Milord Édouard au sujet de Julie. Pour éviter qu’ils se battent en duel, Julie avoue à Milord Édouard que Saint-Preux est son amant. Milord Édouard se montre généreux et se réconcilie avec Saint-Preux. Le père de Julie découvre l’amour de sa fille et lui interdit de revoir jamais Saint-Preux. Claire avec l’aide de Milord Édouard envoie Saint-Preux à Paris.
La deuxième partie commence avec le voyage pour Paris de Saint-Preux, désespéré, accompagné de Milord Édouard. Milord Édouard propose à Julie de s’enfuir en Angleterre pour se marier avec Saint-Preux et vivre sur une terre qu’il leur offre. Julie, confrontée à son devoir, refuse de quitter ses parents. Julie affirme à Saint-Preux qu’elle ne l’épousera pas sans le consentement de ses parents, mais fait le serment de ne jamais se marier avec un autre. Saint-Preux s’installe à Paris et raconte à Julie sa vie parisienne. La cousine Claire se marie avec M. d’Orbe. Julie envoie son portrait à Saint-Preux qui en est transporté. La mère de Julie découvre les lettres et les relations de sa fille.
Dans la troisième partie, après la découverte qu’elle a faite des lettres de Julie et Saint-Preux, Mme d’Étange tombe malade. Claire demande à Saint-Preux de renoncer à Julie. Saint-Preux écrit à Mme d’Étange pour lui affirmer ce renoncement. Mme d’Étange meurt. Le baron d’Étange veut marier Julie avec M. de Wolmar, et Julie lui indiquant qu’elle s’est engagée auprès de Saint-Preux à ne jamais se marier, son père lui fait écrire à Saint-Preux pour lui demander de lui rendre sa liberté de se marier, ce qu’accepte Saint-Preux. Julie, se voyant séparée à jamais de Saint-Preux, tombe malade. Saint-Preux vient lui rendre visite, avec la complicité de Claire, pendant sa maladie. Il est contaminé par la variole de Julie, mais guérit, Julie guérit aussi. Les deux amants acceptent à contrecœur de ne plus se voir. Julie se marie avec M. de Wolmar. Elle vit heureuse avec son époux. Saint-Preux parle de suicide à Milord Édouard. Milord Édouard, pour lui changer les idées, lui organise un tour du monde qui doit durer trois ans.
La quatrième partie se passe chez le couple de Wolmar à Clarens. Claire va les rejoindre avec sa fille, son mari étant mort. Saint-Preux revient de son voyage autour du monde et veut revoir Julie. Julie et M. de Wolmar invitent Saint-Preux à les rejoindre. Saint-Preux réside chez les de Wolmar. L’amour entre Julie et Saint-Preux se transforme difficilement en amitié. On apprend que de Wolmar connaît depuis avant son mariage les relations de Julie et Saint-Preux et a souhaité toutefois que Saint-Preux les rejoigne pour le bonheur de Julie en qui il a confiance. Il souhaite de plus confier à Saint-Preux l’éducation de ses enfants. M. de Wolmar s’étant absenté, Julie et Saint-Preux se retrouvent seuls pour une excursion sur le lac et sont à la limite de succomber à nouveau à leur passion.
La cinquième partie raconte la vie paisible à Clarens où Claire les rejoint. Puis Saint-Preux part pour Rome avec Milord Édouard. Il a une horrible vision de la mort de Julie. Il est question des amours compliqués de Milord Édouard à Rome. Julie découvre que Claire est amoureuse de Saint-Preux et lui conseille de l’épouser.
Les premières lettres de la sixième partie repositionnent les intentions des acteurs : Claire aime être avec Saint-Preux mais ne veut pas se remarier ; M. de Wolmar s’est dégagé de ses amours à Rome et accepte la proposition de M. de Wolmar de venir vivre à côté d’eux à Clarens ; Saint-Preux doit lui aussi y vivre pour faire l’éducation des enfants ; Julie fait part à Saint-Preux de son souhait qu’il se marie avec Claire, Saint-Preux refuse en affirmant qu’il ne peut remplacer son amour pour Julie. Mais lors d’un voyage au bord du lac, un des fils de Julie tombe à l’eau et Julie se précipite dans l’eau pour le sauver. On la sort de l’eau, mais elle tombe malade puis meurt.
Les principes philosophiques
Même si la Nouvelle Héloïse est d’abord un trésor pour ses qualités d’écriture et le plaisir de la lecture, au milieu des lettres du roman sentimental se trouvent des lettres présentant les principes philosophiques de Rousseau :
Dans la lettre I-9 (première partie), Julie défend l’amour chaste (même si par la suite ses sentiments vont évoluer) : « Deux mois d’expérience m’ont appris que mon cœur trop tendre a besoin d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse découverte. Sortie de cette profonde ignominie où mes terreurs m’avaient plongée, je goûte le plaisir délicieux d’aimer purement. »
Dans la lettre I-12, Rousseau développe ses idées sur l’enseignement, comme le disait Montaigne, il vaut mieux une tête bien faite que bien pleine. Le tout n’est pas d’acquérir un maximum de connaissances, mais de réfléchir et de se former sa propre idée sur les choses. Les livres doivent apporter de grands exemples et non des théories : « Pour nous qui voulons profiter de nos connaissances, nous ne les amassons point pour les revendre, mais pour les convertir à notre usage ; ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire, et penser beaucoup à nos lectures, ou, ce qui est la même chose, en causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bien digérer. »
Dans la lettre I-23, Saint-Preux vante les mérites de la nature, des montagnes du Valais qui exalte les sentiments : « J’admirais l’empire qu’ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l’âme qu’une suite d’objets inanimés. Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j’avais perdue depuis si longtemps. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent. »
Dans la lettre I-48, Rousseau développe ses idées sur les musiques italienne et française, il pense qu’une musique doit faire appel aux sens plus qu’à la raison et qu’une belle mélodie est plus importante que la meilleure harmonie : « Que l’accent du sentiment anime les chants les plus simples, ils seront intéressants. Au contraire, une mélodie qui ne parle point chante toujours mal, et la seule harmonie n’a jamais rien su dire au cœur. » Pour cela, il préfère la musique italienne : « Ne perds pas un moment ; rassemble avec soin tes opéras, tes cantates, ta musique française, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et l’attise avec soin. »
Dans la lettre I-57, Julie développe un plaidoyer contre le duel. Le véritable honneur est de se comporter en héros et non pas de laver son honneur dans le sang. Les héros de l’antiquité ne pratiquaient pas le duel : « Les plus vaillants hommes de l’antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats particuliers ? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d’affronts réciproques. »
Dans la lettre I-62, Rousseau développe ses réflexions sur la noblesse et exprime sa préférence pour les nobles anglais : « Si vous connaissez la noblesse d’Angleterre, vous savez qu’elle est la plus éclairée, la mieux instruite, la plus sage, et la plus brave de l’Europe. Nous ne sommes point, il est vrai, les esclaves du prince, mais ses amis, ni les tyrans du peuple, mais ses chefs. Ministres suprêmes des lois dans la chambre des pairs, quelquefois même législateurs, nous rendons également justice au peuple et au roi. »
Dans la lettre II-2, Rousseau exprime ses idées sur le mariage et le choix libre des époux à une époque où les mariages étaient organisés en fonction des intérêts des familles : « Pourquoi la vanité d’un père barbare cache-t-elle ainsi la lumière sous le boisseau, et fait-elle gémir dans les larmes des cœurs tendres et bienfaisants, nés pour essuyer celles d’autrui ? Le lien conjugal n’est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacré des engagements ? Oui, toutes les lois qui le gênent sont injustes, tous les pères qui l’osent former ou rompre sont des tyrans. »
Dans la lettre II-14, Saint-Preux fait la critique de la vie des salons parisiens où tout est faussement aimable : « On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n’est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose. »
Dans la lettre III-16 Saint-Preux défend le droit à l’adultère : « Quel mal reçoit un mari d’une infidélité qu’il ignore ? De quelle complaisance une femme ne rachète-t-elle pas ses fautes ? Quelle douceur n’emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir ses soupçons ? Privé d’un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux ; et ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n’est qu’un lien de plus dans la société » et dans la lettre III-18, Julie lui répond en condamnant l’adultère comme une déchéance de la vertu, elle dit en réponse aux philosophes qui le défendent : « Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultère secret. C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore : comme s’ils pouvaient être sûrs qu’il l’ignorera toujours ! comme s’il suffisait, pour autoriser le parjure et l’infidélité, qu’ils ne nuisissent pas à autrui ! comme si ce n’était pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent ! Quoi donc ! ce n’est pas un mal de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables ? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur ? Ce n’est pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d’autrui, la mort de celui même qu’on doit le plus aimer et avec qui l’on a juré de vivre ? »
La lettre III-21 est entièrement consacrée à la justification du suicide par Saint-Preux : « Plus j’y réfléchis, plus je trouve que la question se réduit à cette proposition fondamentale : chercher son bien et fuir son mal en ce qui n’offense point autrui, c’est le droit de la nature. Quand notre vie est un mal pour nous, et n’est un bien pour personne, il est donc permis de s’en délivrer. » Milord Édouard répond dans la lettre III-22 avec les arguments contre, expliquant que c’est un crime comme un autre : « Il t’est donc permis, selon toi, de cesser de vivre ? La preuve en est singulière, c’est que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats : ils doivent t’être bien obligés des armes que tu leur fournis ; il n’y aura plus de forfaits qu’ils ne justifient par la tentation de les commettre ; et dès que la violence de la passion l’emportera sur l’horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit. »
La lettre IV-10 défend la vie simple mais confortable à la campagne que vivent M. et Mme de Wolmar : « Partout on a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l’attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers ; et tout l’appareil de l’économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-être, qu’elle n’avait pas dans sa morne dignité. » Rousseau y défend également la nécessité de choisir des serviteurs de la région et de les former soi-même : « On n’a point ici la maxime que j’ai vue régner à Paris et à Londres, de choisir des domestiques tout formés, c’est-à-dire des coquins déjà tout faits, de ces coureurs de conditions. Ici c’est une affaire importante que le choix des domestiques. On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n’exige qu’un service exact, mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la désoler. »
La lettre IV-11 décrit le jardin idéal pour Rousseau. Il faut laisser faire la nature, aider les plantes à pousser sans chercher à changer l’organisation naturelle : « D’ailleurs, la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu’ils défigurent quand ils sont à leur portée : elle fuit les lieux fréquentés ; c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles désertes, qu’elle étale ses charmes les plus touchants. » La nature peut soulager l’homme dans ses malheurs : « Que d’agréables pensées j’espérais porter dans ce lieu solitaire, où le doux aspect de la seule nature devait chasser de mon souvenir tout cet ordre social et factice qui m’a rendu si malheureux ! »
La lettre V-2 développe les règles de l’économie familiale et des relations avec les serviteurs. Il ne faut pas chercher à acquérir de nouveaux biens, mais faire fructifier ceux que l’on a en s’en occupant soi-même : « Julie a des enfants à la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce doit être le principal soin de l’homme sociable, et c’est aussi le premier dont elle et son mari se sont conjointement occupés. En entrant en ménage ils ont examiné l’état de leurs biens : ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins. Ils se sont appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; au lieu d’acheter de nouvelles terres, ils ont donné un nouveau prix à celles qu’ils avaient déjà, et l’exemple de leur conduite est le seul trésor dont ils veuillent accroître leur héritage. » Il faut bien traiter les serviteurs et les paysans, mais ne pas chercher à les faire changer de condition : « La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout d’empêcher que la plus heureuse de toutes, qui est celle du villageois dans un état libre, ne se dépeuple en faveur des autres. » Rousseau préconise la pratique du troc pour éviter les dépenses inutiles qui enrichissent les commerçants : « Notre grand secret pour être riches, me dirent-ils, est d’avoir peu d’argent, et d’éviter, autant qu’il se peut, dans l’usage de nos biens, les échanges intermédiaires entre le produit et l’emploi. Le transport de nos revenus s’évite en les employant sur le lieu, l’échange s’en évite encore en les consommant en nature ; et dans l’indispensable conversion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes et des achats pécuniaires qui doublent le préjudice, nous cherchons des échanges réels où la commodité de chaque contractant tienne lieu de profit à tous deux. »
La lettre V-3 développe comment éduquer les enfants. Il faut les laisser libres pendant l’enfance sans chercher à les instruire trop tôt mais en leur montrant l’exemple : « Une erreur commune à tous les parents qui se piquent de lumières est de supposer leurs enfants raisonnables dès leur naissance, et de leur parler comme à des hommes avant même qu’ils sachent parler. La nature, a continué Julie, veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n’auront ni maturité ni saveur. » Il faut respecter la nature des enfants qui sont bons en naissant : « Outre la constitution commune à l’espèce, chacun apporte en naissant un tempérament particulier qui détermine son génie et son caractère, et qu’il ne s’agit ni de changer ni de contraindre, mais de former et de perfectionner. Tous les caractères sont bons et sains en eux-mêmes. Il n’y a point d’erreurs dans la nature ; tous les vices qu’on impute au naturel sont l’effet des mauvaises formes qu’il a reçues. » Il faut aux enfants des exercices physiques pour former leur corps avant de former leur esprit : « Accoutumé tout comme les paysans à courir tête nue au soleil, au froid, à s’essouffler, à se mettre en sueur, il s’endurcit comme eux aux injures de l’air et se rend plus robuste en vivant plus content. » Les enfants doivent respecter les domestiques : « Les domestiques ont une véritable supériorité sur lui, en ce qu’il ne saurait se passer d’eux, tandis qu’il ne leur est bon à rien. »
Dans la lettre V-5, Rousseau critique les abus de la religion catholique : « M. de Wolmar, élevé dans le rite grec, n’était pas fait pour supporter l’absurdité d’un culte aussi ridicule. Il n’y vit d’autre religion que l’intérêt de ses ministres. Il vit que tout y consistait encore en vaines simagrées, plâtrées un peu plus subtilement par des mots qui ne signifiaient rien ; il s’aperçut que tous les honnêtes gens y étaient unanimement de son avis, et ne s’en cachaient guère ; que le clergé même, un peu plus discrètement, se moquait en secret de ce qu’il enseignait en public. »
Dans la lettre V-7, Saint-Preux explique les plaisirs du travail au champ et de la vie avec les paysans : « Cette réunion des différents états, la simplicité de cette occupation, l’idée de délassement, d’accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu’elle porte à l’âme, a quelque chose d’attendrissant. »
Le texte des Éditions de Londres
Notre texte reprend l’édition de Duchesne de 1764 dans laquelle nous avons modernisé l’orthographe. Nous avons ajouté des notes historiques et explicatives lorsque la compréhension n’était pas évidente. Les notes originales de Rousseau sont identifiées par le préfixe [JJR].
© 2015- Les Editions de Londres