Biographie de l’Auteur

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Diderot (1713-1784) est un écrivain, philosophe et encyclopédiste français. C’est l’un des symboles des Lumières. On l’a déjà dit plusieurs fois. Donc on ne prend pas le lecteur par surprise : aux Editions de Londres, le XVIIIème siècle, on l’adore. C’est l’apogée de la civilisation européenne, de la nation française, les Lumières ce sont l’élégance, la simplicité, le rythme, la grâce, l’optimisme, l’énergie débridée, l’espoir, et enfin une certaine naïveté, qualité nécessaire à ceux qui veulent prendre leur courage à deux mains et changer le monde.

Bon d’accord, on l’admet, si on vit au XVIIIème siècle, on loupe ce qui vient ensuite, et c’est beaucoup : Freud, Einstein, Lévi-strauss, Debussy, Rimsky-Korsakov, et Orwell, Conrad, Céline, et puis le cinéma, tout le cinéma, et l’architecture moderne… D’accord, on ne connaîtra jamais le Siècle des Lumières, mais on pourra toujours en rêver.

Diderot, pour Les Editions de Londres, avec Voltaire, Rousseau, mais aussi Montesquieu et Beaumarchais, c’est le Dix Huitième siècle. Si toutefois nous avons décidé que Voltaire serait en quelque sorte notre parrain, nous considérons que Diderot, c’est encore plus le Dix Huitième siècle. Voilà un jugement bien cavalier, et subjectif, et excessif, avec lequel nous sommes d’ailleurs en désaccord.

Plutôt que de vous embêter avec une biographie que vous trouverez bien mieux faite ailleurs, voici quelques éléments qui permettront de discuter et de débattre de l’assertion précédente : alors, Diderot et Voltaire, Diderot ou Voltaire ?

D’abord, le livre préféré du fondateur des Editions de Londres, et probablement le seul point commun qu’il ait (le fondateur, pas Diderot) avec Milan Kundera, c’est Jacques le Fataliste.

Nous pensons qu’il y a une France avant et après Jacques, de même qu’il existe une France avec ou sans Jacques. De plus, Jacques le Fataliste nous offre un lien avec l’autre livre préféré du fondateur des Editions de Londres, celui de l’Irlandais Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy. Sterne a inventé le roman moderne, prolongeant l’héritage de Cervantès sur le plan narratif et celui de Rabelais par la truculence. Sterne introduit la technique de narration différée dont s’inspire Diderot par la suite. Il joue avec les limites du roman, faisant de son roman parfois une parodie de roman : changements de ton constants, inventions de toutes sortes (la fameuse page blanche pour que le lecteur décrive le caractère introduit…), digressions constantes, jeux de mots, libertinage du langage… Tristram Shandy est publié en 1767, Jacques le Fataliste en 1784. Cinq ans plus tard, on a la Révolution.

Deuxième point, Diderot fut un des principaux organisateurs et inspirateurs, et concepteurs de l’Encyclopédie. Pas de Dix Huitième siècle sans Encyclopédie. L’Encyclopédie, il y consacrera plus de vingt années de sa vie, mais il sera reconnu pour ses romans, Jacques le Fataliste, Le neveu de Rameau, Le rêve de d’Alembert, Supplément au voyage de Bougainville.

Ensuite, Diderot fut un des plus grands maîtres du dialogue. Il suffit de lire Le neveu de Rameau pour s’en faire une idée. Si Voltaire nous estourbie par sa maîtrise et son rythme narratif, par ses incessants retournements de phrase, il y a en Diderot quelque chose de plus…unique, et de presque plus moderne.

Enfin, Diderot, à la différence de Voltaire, ne sera pas si reconnu de son vivant. Et aux Editions de Londres, on a toujours eu une faiblesse pour les challengers. Il faudra attendre la fin du Dix Neuvième siècle pour que l’on se remette à le lire, et même de nos jours, il passe souvent après Voltaire dans l’esprit des gens qui abordent les Lumières.

Pour toutes ces raisons, c’est Diderot que l’on aime.

J’entends une dernière question : si on privilégie Diderot de justesse par rapport à Voltaire, alors, pourquoi, au moment de la mise en ligne des Editions de Londres, a-t-on cinq ouvrages de Voltaire pour deux livres ou e-books de Diderot ? Non mais franchement, je vous en pose des questions ? D’abord Les Editions de Londres aiment le débat, ensuite, est-ce que je vous demande pourquoi Godard choisit la musique de Beethoven pour son film sur Carmen ?

© 2011- Les Editions de Londres

Le neveu de Rameau

Satire

Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis.

Hor. Serm. Lib. II, sat. VII, v. 14.

Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ; j’abandonne mon esprit à tout son libertinage ; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins.

Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence. Là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey que font assaut le Légal profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Légal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubert et Mayot.

Une après-dînée j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison ; il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est doué d’une organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière, et d’une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues, on dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l’appeler pour lui donner l’aumône. Demain poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée ; triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude : ou il regagne à pied un petit grenier qu’il habite, à moins que l’hôtesse ennuyée d’attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n’a pas six sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d’un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux.

Le matin il a encore une partie de son matelas dans les cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n’estime pas ces originaux-là ; d’autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m’arrêtent une fois l’an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu’ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d’usage, ont introduite. S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute et démêle son monde.

Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique ; il jurait au père et à la mère qu’il épouserait leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez, lui disaient qu’il était fou ; et je vis le moment que la chose était faite. Il m’empruntait quelques écus que je lui donnais. Il s’était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes où il avait son couvert, mais à la condition qu’il ne parlerait pas sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait et mangeait de rage ; il était excellent à voir dans cette contrainte. S’il lui prenait envie de manquer au traité et qu’il ouvrît la bouche, au premier mot tous les convives s’écriaient : Rameau ! Alors la fureur étincelait dans ses yeux et il se remettait à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de l’homme et vous le savez. C’est le neveu de ce musicien célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodiions depuis plus de cent ans, qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n’entendit jamais rien et de qui nous avons un certain nombre d’opéras où il y a de l’harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d’haleine, des airs de danse qui dureront éternellement et qui, après avoir enterré le Florentin, sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu’il pressentait et qui le rendait sombre, triste, hargneux, car personne n’a autant d’humeur, pas même une jolie femme qui se lève avec un bouton sur le nez, qu’un auteur menacé de survivre à sa réputation, témoin Marivaux et Crébillon le fils.

Il m’aborde. « Ah ! Ah ! Vous voilà, monsieur le philosophe ; et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois ?... (C’est ainsi qu’on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames.)

MOI.

Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant ceux qui le poussent bien.

LUI.

En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Légal et Philidor le reste n’y entend rien.

MOI.

Et M. de Bissy donc ?

LUI.

Celui-là est en joueur d’échecs ce que Mlle Clairon est en actrice : ils savent de ces jeux l’un et l’autre tout ce qu’on en peut apprendre.

MOI.

Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.

LUI.

Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique et autres fadaises comme cela. À quoi bon la médiocrité dans ces genres ?

MOI.

À peu de chose, j’en conviens. Mais c’est qu’il faut qu’il y ait un grand nombre d’hommes qui s’y appliquent pour faire sortir l’homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne pense guère à vous quand je ne vous vois pas, mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu’avez-vous fait ?

LUI.

Ce que vous, moi et tous les autres font, du bien, du mal, et rien. Et puis j’ai eu faim, et j’ai mangé, quand l’occasion s’en est présentée ; après avoir mangé, j’ai eu soif et j’ai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait, et quand elle a été venue je l’ai fait raser.

MOI.

Vous avez mal fait ; c’est la seule chose qui vous manque pour être un sage.

LUI.

Oui-da. J’ai le front grand et ridé, l’œil ardent, le nez saillant, les joues larges, le sourcil noir et fourni, la bouche bien fendue, la lèvre rebordée et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert d’une longue barbe, savez-vous que cela figurerait très-bien en bronze ou en marbre ?

MOI.

À côté d’un César, d’un Marc-Aurèle, d’un Socrate.

LUI.

Non. Je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis effronté comme l’un, et je fréquente volontiers chez les autres.

MOI.

Vous portez-vous toujours bien ?

LUI.

Oui, ordinairement ; mais pas merveilleusement aujourd’hui.

MOI.

Comment ! Vous voilà avec un ventre de Silène et un visage…

LUI.

Un visage qu’on prendrait pour son antagoniste. C’est que l’humeur qui fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu.

MOI.

À propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois ?

LUI.

Oui, passer dans la rue.

MOI.

Est-ce qu’il ne vous fait aucun bien ?

LUI.

S’il en fait à quelqu’un, c’est sans s’en douter. C’est un philosophe dans son espèce ; il ne pense qu’à lui, le reste de l’univers lui est comme d’un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n’ont qu’à mourir quand elles voudront, pourvu que les cloches de la paroisse qui sonneront pour elles continuent de résonner la douzième et la dix-septième, tout sera bien. Cela est heureux pour lui, et c’est ce que je prise particulièrement dans les gens de génie. Ils ne sont bons qu’à une chose, passé cela, rien ; ils ne savent ce que c’est d’être citoyens, pères, mères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point, mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes ; mais pour des hommes de génie, point ; non, ma foi, il n’en faut point.

Ce sont eux qui changent la face du globe ; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu’on ne la réforme pas sans charivari. Il s’établit partie de ce qu’ils ont imaginé, partie reste comme il était ; de là deux évangiles, un habit d’arlequin. La sagesse du moine de Rabelais est la vraie sagesse pour son repos et pour celui des autres. Faire son devoir tellement quellement, toujours dire du bien de M. le prieur et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l’histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-bas par quelques hommes de génie ; mais je ne sais pas l’histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m’emporte si j’ai jamais rien appris, et si, pour n’avoir rien appris, je m’en trouve plus mal. J’étais un jour à la table d’un ministre du roi de France, qui a de l’esprit comme quatre ; eh bien, il nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n’était plus utile aux peuples que le mensonge, rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves, mais il s’ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l’étouffer, ou le jeter aux cagnards.

MOI.

Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie, prétendent tous en avoir.

LUI.

Je crois bien qu’ils le pensent au dedans d’eux-mêmes, mais je ne crois pas qu’ils osassent l’avouer.

MOI.

C’est par modestie. Vous conçûtes donc là une terrible haine contre le génie ?

LUI.

À n’en jamais revenir.

MOI.

Mais j’ai vu un temps que vous vous désespériez de n’être qu’un homme commun. Vous ne serez jamais heureux si le pour et le contre vous affligent également ; il faudrait prendre son parti, et y demeurer attaché. Tout en convenant avec vous que les hommes de génie sont communément singuliers, ou, comme dit le proverbe, qu’il n’y a pas de grands esprits sans un grain de folie, on n’en reviendra pas ; on méprisera les siècles qui n’en auront point produit. Ils feront l’honneur des peuples chez lesquels ils auront existé ; tôt ou tard on leur élève des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N’en déplaise à ce ministre sublime que vous m’avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue, et qu’au contraire la vérité sert nécessairement à la longue, bien qu’il puisse arriver qu’elle nuise dans le moment. D’où je serais tenté de conclure que l’homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois ; mais il y a deux sortes de lois, les unes d’une équité, d’une généralité absolues, d’autres bizarres, qui ne doivent leur sanction qu’à l’aveuglement ou à la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint, que d’une ignominie passagère, ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais. De Socrate ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd’hui le déshonoré ?

LUI.

Le voilà bien avancé ! En a-t-il été moins condamné ? En a-t-il moins été mis à mort ? En a-t-il moins été un citoyen turbulent ? Par le mépris d’une mauvaise loi, en a-t-il moins encouragé les fous au mépris des bonnes ? En a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre ? Vous n’étiez pas éloigné tout à l’heure d’un aveu peu favorable aux hommes de génie.

MOI.

Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait pas avoir de mauvaises lois, et si elle n’en avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu’un homme d’esprit. Quand un homme de génie serait communément d’un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu’en concluriez-vous ?

LUI.

Qu’il est bon à noyer.

MOI.

Doucement, cher homme. Çà, dites-moi, je ne prendrai pas votre oncle pour exemple. C’est un homme dur, c’est un brutal ; il est sans humanité, il est avare, il est mauvais père, mauvais époux, mauvais oncle ; mais il n’est pas décidé que ce soit un homme de génie, qu’il ait poussé son art fort loin, et qu’il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine ? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais Voltaire !…

LUI.

Ne me pressez pas, car je suis conséquent.

MOI.

Lequel des deux préféreriez-vous, ou qu’il eût été un bon homme, identifié avec son comptoir, comme Briasson, ou avec son aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari, bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant, mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie ?

LUI.

Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu’il eût été le premier.

MOI.

Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.

LUI.

Oh ! Vous voilà, vous autres ! Si nous disons quelque chose de bien, c’est comme des fous ou des inspirés, par hasard. Il n’y a que vous autres qui vous entendiez ; oui, monsieur le philosophe, je m’entends, et je m’entends aussi bien que vous vous entendez.

MOI.

Voyons ; eh bien, pourquoi pour lui ?

LUI.

C’est que toutes ces belles choses-là qu’il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs, et que s’il eût été un bon marchand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense, et qu’en l’amassant il n’y aurait eu sorte de plaisirs dont il n’eût joui ; qu’il aurait donné de temps en temps la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l’aurait fait rire, et qui lui aurait procuré dans l’occasion une jeune fille qui l’aurait désennuyé de l’éternelle cohabitation avec sa femme ; que nous aurions fait d’excellents repas chez lui, joué gros jeu, bu d’excellents vins, d’excellentes liqueurs, d’excellent café, fait des parties de campagne ; et vous voyez que je m’entendais ; vous riez ?… mais laissez-moi dire : il eût été mieux pour ses entours.

MOI.

Sans contredit. Pourvu qu’il n’eût pas employé d’une façon déshonnête l’opulence qu’il aurait acquise par un commerce légitime ; qu’il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs, tous ces parasites, tous ces fades complaisants, tous ces fainéants, tous ces pervers inutiles, et qu’il eût fait assommer à coups de bâton, par ses garçons de boutique, l’homme officieux qui soulage, par la variété, les maris du dégoût d’une cohabitation habituelle avec leurs femmes.

LUI.

Assommer, monsieur, assommer ! On n’assomme personne dans une ville bien policée. C’est un état honnête ; beaucoup de gens, même titrés, s’en mêlent. Et à quoi diable voulez-vous donc qu’on emploie son argent, si ce n’est à avoir bonne table, bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les couleurs, amusements de toutes les espèces ? J’aimerais autant être gueux que de posséder une grande fortune sans aucune de ces jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n’a été bon que pour des inconnus et que pour le temps où il n’était plus.

MOI.

D’accord ; mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans d’ici, il fera verser des larmes ; il sera l’admiration des hommes dans toutes les contrées de la terre ; il inspirera l’humanité, la commisération, la tendresse. On demandera qui il était, de quel pays, et on l’enviera à la France. Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus, auxquels nous ne prenons presque aucun intérêt ; nous n’avons rien à redouter ni de ses vices, ni de ses défauts. Il eût été mieux sans doute qu’il eût reçu de la nature la vertu d’un homme de bien avec les talents d’un grand homme.

C’est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage, qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds ; mais il a porté sa cime jusque dans la nue, ses branches se sont étendues au loin ; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux ; il a produit des fruits d’un goût exquis, et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que Voltaire eût encore la douceur de Duclos, l’ingénuité de l’abbé Trublet, la droiture de l’abbé d’Olivet ; mais puisque cela ne se peut, regardons la chose du côté vraiment intéressant ; oublions pour un moment le point que nous occupons dans l’espace et dans la durée, et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées et les peuples à naître. Songeons au bien de notre espèce ; si nous ne sommes point assez généreux, pardonnons au moins à la nature d’avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l’eau froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura plus descendre dans l’âme de Mérope, il ne vous touchera plus.

LUI.

Mais si la nature était aussi puissante que sage, pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu’elle les a faits grands ?

MOI.

Mais ne voyez-vous pas qu’avec un pareil raisonnement vous renversez l’ordre général, et que si tout ici-bas était excellent, il n’y aurait rien d’excellent ?

LUI.

Vous avez raison ; le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi ; que tout aille d’ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, est celui où je devais être, et foin du plus parfait des mondes, si je n’en suis pas. J’aime mieux être, et même être impertinent raisonneur, que de n’être pas.

…/…

FIN DE L’EXTRAIT

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