« Le chemin de Buenos Aires » est un récit d’Albert Londres publié en 1927. Ici, Albert Londres réalise un reportage exceptionnel sur la traite des Blanches, reflet d’une réalité cruelle mais aussi source de multiples fantasmes de l’époque. Londres essaiera de démêler le vrai du faux, d’établir les faits, et terminera par une condamnation sans équivoque non pas seulement de la traite des blanches, mais du système social qui l’engendre.
Le travail de journaliste
C’est un des reportages célèbres d’Albert Londres, et pour cause. Si à l’époque le politiquement correct s’appelait morale bourgeoise, et que les dits bourgeois ne s’embarrassaient guère de plaindre ceux qui n’appartenaient pas au même monde qu’eux, si la démonstration d’empathie et de compassion pour ceux qui n’avaient pas la bonne fortune d’appartenir au même groupe social ne faisait pas partie à l’époque de la panoplie morale, la traite des blanches entretenait toutes sortes de fantasmes. Le terme choisi n’est pas sans connotations sexuelles et raciales, puisqu’il indique clairement dans l’inconscient collectif un imaginaire de femmes immaculées odieusement enlevées et vendues à des métèques de l’autre bout du monde. La traite des blanches pourtant correspond à une réalité historique, principalement les esclaves blanches, souvent slaves ou circassiennes, envoyées dans les multiples harems du Califat islamique et du monde Ottoman (d’ailleurs l’esclavage dans le monde islamique surpasse les nombres de l’Europe des colonies d’Amérique et du Brésil). Une réalité historique qui alimente des fantasmes modernes. Exemple : la rumeur d’Orléans, rapportée dans les années soixante par Edgar Morin, qui disait que des jeunes femmes orléanaises étaient enlevées dans des cabines d’essayage de magasins pour vêtements tenus par des juifs. Là encore, on avait le cocktail voulu : jeunes femmes innocentes, orléanaises de plus comme la Pucelle, odieux métèques assoiffés de stupre, qui utilisent la ruse pour abuser la société qui les a généreusement hébergés. Toutes ces fadaises, même si on prouve leur absurdité, restent dans les inconscients demeurés, et sont passés de génération en génération.
Alors, on a reproché à Albert Londres une indulgence coupable pour la pègre et surtout pour les individus qu’il rencontre, qui séduisent des jeunes femmes, les emmènent en Amérique du sud, et les font travailler dans des maisons closes. Indulgence, c’est vrai, coupable, pourquoi ? Ce sont des criminels, d’accord, qu’on les trouve odieux, des monstres, etc…on en a le droit, mais pourquoi reprocher à un journaliste comme Albert Londres de décrire ce qu’il voit ? (un journaliste, vous savez, ces gens qui sont censés rapporter les faits, et rien que les faits, à la différence des éditorialistes, qui donnent une opinion, mais préviennent que c’est une opinion, donc subjective, et non pas les faits, objectifs ? Un monde de médias idéal où leur rôle ne se bornerait pas façonner les opinions publiques mais à éveiller les consciences ?) A la lecture du « chemin de Buenos Aires », il nous paraît évident, d’abord que l’indulgence de Londres à leur égard diminue au fur et à mesure, qu’il doit leur être un minimum sympathique s’il veut arriver à ses fins, c'est-à-dire décrire ce trafic. Et il y a probablement aussi ce code d’honneur qui intrigue Londres, grand contempteur de l’hypocrisie sociale…
En conclusion, le procès d’indulgence, comme les précautions de langage utilisées par les commentateurs modernes du « Chemin de Buenos Aires » nous semblent injustifiés. Albert Londres décrit ce qu’il voit, et ce qu’il ressent. Il condamne la traite des blanches, mais ne s’acharne pas sur ses acteurs, les maquereaux, mais encore une fois, son but n’est pas de condamner, mais de relater les faits, et rien que les faits.
La réalité décrite par Albert Londres
Ici, pas de fantasmes, et une réalité finalement bien triste et assez simple. Des jeunes femmes terrassées par la pauvreté succombent à la tentation de vendre leur corps, c’est la prostitution. L’aspect exotique de cette prostitution n’a rien à voir avec des jeunes femmes françaises enlevées de force, selon Londres évidemment, car nous n’y étions pas, mais avec l’appât du gain : des gains gigantesques pour les maquereaux séducteurs et feignants, mais des gains exceptionnels pour les jeunes prostituées. Au final, ce que Londres condamne avant tout, ce ne sont pas les instruments du trafic, mais bien la société qui produit ces situations et refuse hypocritement de l’admettre. Mais assez paraphrasé, laissons Albert Londres s’exprimer. Il fait son travail de journaliste, et rencontre toutes les parties impliquées, afin de donner la parole à tous les points de vue. Il rencontre Madame Arslau, fondatrice d’une ligue des Droits de la femme, et qui connaît bien les Franchuchas, ces jeunes femmes qui viennent en Argentine pour se prostituer. Voici ce qu’elle lui dit : « Sur cent femmes quatre-vingts dix voulaient. Quant aux dix autres, la violence qu’elles subissaient ne pouvait s’appeler qu’une douce violence. Entre moi et « leur homme », elles ont toujours choisi leur homme. » ; « Elles me disaient : je sais ce que je viens faire. Ce n’est pas de la morale qu’il me faut, c’est du pain. »
Alors, erroné, ça l’est peut être, nous n’en savons rien. Condamnable, ça l’est sûrement. Pourtant, le respect de la liberté de chaque individu, même un individu qui subit une exploitation apparente, si cet individu est conscient de ce qu’il fait, et n’est pas contraint et forcé de le faire, ceci nous semble important. Voir à ce propos les débats entre les pourfendeurs de la prostitution et les manifestations de prostituées qui réclament le droit au libre exercice de leur métier. Parce qu’apparemment, elles préfèrent la vente de leurs corps à la misère. Que cela choque les petites bourgeoises qui siègent au gouvernement, on peut comprendre, mais elles, comprennent-elles ? Ont-elles déjà connu la misère ?
Finalement, la morale bourgeoise n’a pas changé
Les morales de gauche comme de droite sont finalement plus similaires qu’il ne semble. Ce que Londres attaque à l’époque ce sont comme aujourd’hui les prêcheurs de vertu : « Je sais en effet ce que ces messieurs appellent la vertu. La vertu, pour eux, est le vice qui ne se voit pas. » C’est juste l’hypocrisie qui a évolué ; d’une hypocrisie de droite où l’on se voile les yeux pour ne pas affronter des problèmes dont fondamentalement on se moque comme de sa première chaussette, à l’hypocrisie socialiste qui consiste à affronter ces problèmes au travers d’un prisme moral, quitte à refuser d’en voir certains aspects s’ils heurtent la construction morale qui a été échafaudée, puisque sans construction claire, pas de pathos, et le pathos est plus important que la réalité qu’il est censé représenter. « Ils vont parler comme d’une chaire de ce que l’on doit faire, de ce que l’on ne doit pas faire, du mal et du bien. ».
Ce que condamne Londres, c’est surtout la misère, la misère qui conduit au « Drame des petites polaks. Drame des petites franchuchas. ». Or, « La Misère est comme tous les Etats. Seuls la connaissent ceux qui l’habitent. Les autres n’y pensent même pas. Et quand parfois ils en parlent, ils le font comme d’un pays qu’ils n’ont jamais vu, c'est-à-dire qu’ils disent de grosses bêtises. »
Voilà, le travail de Londres, ce n’est pas de répéter « les grosses bêtises », mais bien d’apporter la lumière, et d’aider à résoudre les problèmes, pas à les ensevelir sous les fantasmes. Alors, que ça plaise ou pas…
Et Buenos Aires dans tout ça ?
Bon, après lecture du « Chemin de Buenos Aires », on peut se demander pourquoi aller exercer sa profession à l’autre bout du monde ? Là, on n’est plus dans l’hypothétique et le subjectif, ou dans le jugement sur la base du témoignage d’un seul homme, on est dans les faits durs comme le béton. Buenos Aires de 1927, c’est Dubaï !
Entre le commerce de blé et de viandes, un territoire agricole immense pour une faible population européenne, et qui arrive de tous les côtés, italiens, portugais, allemands, espagnols, polonais…, l’Argentine c’est un peu l’Eldorado de l’époque, un des plus grandes forces économiques des années de l’entre-deux-guerres. Donc, pas étonnant que les jeunes femmes en question (et leurs maquereaux) fassent des fortunes équivalant à des années de salaire de petites ouvrières. Dans les quartiers portuaires de la Boca et de San Telmo, et les autres quartiers pauvres qui accueillent ces dizaines de milliers d’immigrants, sur les charbons de la prostitution, se répandra le tango.
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