« Le juif errant est arrivé » est un récit composé de vingt-sept articles écrits par Albert Londres en 1929 et publiés en 1930. Cette fois-ci, le célèbre reporter part enquêter sur la situation des juifs dans le monde. Comme ses moyens de transport se limitent à l’automobile, au chemin de fer, et aux paquebots, il commence son grand voyage à Londres, puis le poursuit à Paris, en Tchécoslovaquie, Transylvanie, Pologne, avant de le terminer en Palestine. Mais il ne se rend pas en Amérique, dont il parle pourtant à de nombreuses reprises dans le livre. Ce récit ne compte pas du tout parmi les plus connus d’Albert Londres. Pourtant, c’est un document exceptionnel.
Israël, un sujet devenu aujourd’hui tabou ?
Les Editions de Londres considèrent que les sujets tabou, c’est la négation de la mémoire collective. En d’autres termes, les EDL font fi des sujets tabou avec hargne. Alors, pourquoi est-il si difficile de parler des Juifs, de la Palestine et d’Israël ? Nous nous sommes posés la question. Comme nous avons l’habitude de procéder par méthode inductive, à l’instar de notre modèle, le grand détective qui court suivi de son fidèle Watson dans les ruelles brumeuses de l’East London, nous hasarderons une hypothèse. Nous pensons que toute discussion sur Israël est devenue si clanique, si partisane, si empreinte de dogmatisme, que plus personne n’ose l’aborder de plein fouet, par crainte d’être immédiatement taxé d’antisémitisme ou de sionisme, les deux termes étant des insultes en « isme », les plus répandues à notre époque rongée par le virus de la parole séparée de l’acte.
Nous vivons en effet à une époque curieuse. La question Juive est une des questions qui n’emportent guère de consensus au sein du monde occidental. Allez aux Etats-Unis, et les grandes villes vous sembleront pro-Israël. Dans le heartland de l’Amérique, vous retrouverez un bon vieux antisémitisme, mais ce sera un antisémitisme pro-israélien. En Angleterre, la situation ne soulèvera guère de passions en dehors des communautés musulmanes. En Allemagne, le sujet reste tabou même si la critique timide d’Israël est devenue acceptable. En France, là franchement on rigole. Paris est contre les antisémites. Et contre la politique étrangère d’Israël. On a donc un jeu de victimisation élaborée qui nous rappelle les petites haines de cour d’école. Les Palestiniens sont les victimes des Israéliens, lesquels furent les victimes de la guerre ; on ne peut plus vraiment dire les Allemands, parce que cela fait xénophobe, on ne peut pas dire non plus que les familles dont sont issus les gentils orateurs rive droite rive gauche fermèrent les yeux pendant que l’on déportait les Juifs de France. Non, tout ça, on n’a pas le droit de le dire. En revanche, dire que c’est la faute de Céline, Drieu la Rochelle,Brasillach, ça, on peut, on a le droit. Et les milliers de dénonciations de Juifs, les appartements vidés, les sourires en coin au passage des silhouettes tristes marquées d’une étoile jaune, n’en parlons pas trop, et puis c’est certainement leur faute. Quant aux jeunes issus de l’immigration qui refont l’Intifada avec des policiers qui eux ne sont la plupart du temps pas Juifs du tout, ou les joyeux provinciaux qui vandalisent les tombes des cimetières juifs de nos petits villages de campagne, les premiers ont des excuses, et les deuxièmes sont des péquenots pervertis par la propagande du Front National. La machine à victimisation marche à fond : tout est simple, puisque les coupables sont toujours des victimes qui s’ignorent.
Voilà, comme nous le disions, le sujet est un vrai champ de mines ; tous les éléments sont réunis pour un débat objectif et une saine discussion non partisane. Bon, comme à chaque fois, il faut que ce soient Les Editions de Londres qui s’y collent.
La question juive
L’antisémitisme fait tristement partie de l’histoire européenne. Contrairement à ce que les esprits de notre époque peuvent penser, l’histoire des Juifs et des Musulmans est une histoire d’entente cordiale même si on ne peut pas parler de franche amitié. Bon, ce sont quand même les Turcs qui accueillent les Juifs Espagnols chassés par l’Inquisition. N’oublions pas non plus que la fondation de l’Etat d’Israël est d’abord une fondation ashkénaze, c’est-à-dire des Juifs d’Europe centrale et de l’Est. Alors au moment où Albert Londres, intrigué par les évènements en Palestine, décide de s’intéresser] aux Juifs des ghettos, après les bagnards, les colonisés, les forçats évadés, les prisonniers des camps disciplinaires d’Afrique du Nord, on peut dire que l’antisémitisme est encore plus virulent à l’époque qu’aujourd’hui. Albert Londres veut comprendre, et on comprend pourquoi.
La réalité, c’est que la question juive est au cœur de l’histoire du Vingtième siècle. Sans vouloir faire un cours d’histoire, et de toute façon, nous n’avons pas le temps, on peut distinguer au moins trois mouvements historiques majeurs qui ont la question Juive à leur cœur.
D’abord l’antisémitisme de plus en plus visible au Dix Neuvième siècle est indissociable de l’explosion intellectuelle juive de la fin du siècle et du début du Vingtième siècle. C’est évident, c’est stupéfiant. Marx invente le Communisme, Trotsky fait la révolution Russe, Einstein révolutionne la physique et la perception du monde, Freud pénètre les profondeurs insondables de l’esprit humain, Herzl est à l’origine du Sionisme, Chomsky réinvente la linguistique, Kafka transforme la littérature, Popper renverse Platon et Hegel de leurs piédestals, et puis Chagall, Kandinsky, et on pourrait continuer comme cela pendant des pages et des pages…
Ensuite, il y a évidemment l’Holocauste. Les massacres Nazis sont à l’origine de bien des transformations dans la conscience européenne, et expliquent le rideau de fer, la guerre froide, le monde bipolaire, la partition de l’Allemagne. Mais l’Holocauste est évidemment à part. La réalité des camps de concentration et les chiffres inconcevables qui en sont l’écho sont si extraordinaires qu’ils produisent un changement sismique dans l’histoire européenne (on a d’ailleurs comparé le tremblement de terre de Lisbonne et l’Holocauste en ce que les deux furent à l’origine de changements profonds et irrémédiables, le premier remettrait en question le rôle de Dieu, le second aurait fini de transformer les sociétés européennes en sociétés athées). Il est donc difficile de comprendre la construction européenne, le rôle de l’Allemagne, l’antinationalisme, l’antimilitarisme, la fin de la stigmatisation religieuse, en bref l’humanisme européen, sans parler à un moment ou à un autre de l’Holocauste.
Finalement, et c’est aussi un peu un hasard, Israël est au centre de la politique étrangère américaine, depuis non pas sa création en 1948, mais bien depuis 1967, pour des raisons de politique pétrolière. Comme l’explique très bien Noam Chomsky, c’est à la suite de la guerre des Six jours que les Américains décident de faire d’Israël leur poste avancé au Proche-Orient, et ce, tout en tolérant les errements wahhabites de l’Arabie Saoudite, prenant le monde arabo-musulman en tenailles, et rompant ainsi avec la tradition d’Islam éclairé du monde syro-irako-égyptien depuis les Omeyyades, les Abbassides, les Fatimides. Donc, pensez-y la prochaine fois que vous regardez les litres défiler à la pompe.
Considérations sur le Sionisme
Le Sionisme est devenu en France un mot banni. Selon la pensée communément admise, être sioniste, c’est approuver la ligne dure du Likud, c’est être contre la création d’un Etat palestinien, c’est adhérer à des principes communautaristes qui lient la nationalité à l’appartenance religieuse ou ethnique. Parce qu’au final, que veulent les Sionistes ? Une terre. Comme les pèlerins du Mayflower, comme les colons sud-africains, comme les forçats anglais que l’on envoie en Australie, comme les paysans de l’Ouest de la France que l’on envoie au Québec, comme les Chinois de Singapour. La différence, c’est que les Sionistes, après moult hésitations, ont choisi la terre dont ils ont été chassés il y a deux mille ans. Les Palestiniens à qui Londres s’adresse ne sont pas d’accord. Ils expliquent que la Palestine est historiquement une terre arabe, que les Juifs en ont occupé accidentellement certaines parties…Evidemment, c’est un peu irréconciliable avec les vues des nombreux Juifs que Londres rencontre au cours de son voyage.
Ce que l’on sait mal, c’est que le déclic qui inspira à Herzl ses théories sionistes, c’est en France qu’il se produisit. Le déclic, comme l’explique Stefan Zweig dans Le monde d’hier, comme le rappelle Londres, c’est l’Affaire Dreyfus. L’Affaire Dreyfus, Dieu sait que nous en avons parlé, à propos de J’accuse, de L’Île du diable, etc…Or, Londres le dit, et Zweig est formel :
« Théodore Herzl avait vécu à Paris une expérience qui avait bouleversé son âme, une de ces heures qui changent toute une existence : il avait assisté en qualité de correspondant à la dégradation publique d’Alfred Dreyfus… ». A l’époque, comme l’explique Albert Londres, la France et l’Angleterre sont vues comme des pays d’intégration réussie des Juifs. Alors, si même dans ces pays, des Juifs aussi « dé-judaïsés » que le capitaine Dreyfus servent toujours de bouc émissaire à la première escarmouche, pense Herzl, c’est qu’il n’y a pas de solution.
Les pogroms et l’holocauste
Mais pour qu’un projet vu à l’époque comme absolument irréalisable se réalise, il faut des circonstances exceptionnelles qui précipitent le cours des évènements. La suite, on la connaît, elle s’opère en deux temps. D’abord les pogroms d’Europe de l’Est. Londres en fait la liste, et en décrit les horreurs : Roumanie, Hongrie, Russie, Pologne, Ukraine…Mais aussi Allemagne, Tchéquie…Pas de communauté juive sans pogrom, pas de pogrom sans ghetto. Les pogroms ne sont pas neufs. Ils apparaissent au Dix septième siècle, date du soulèvement des cosaques zaporogues en Ruthénie, qui décident de venger leurs frustrations sur les Juifs. D’accord, les pogroms « modernes » démarrent avec Alexandre III, vous savez, celui-là auquel on a fait un pont d’or ? En face des Invalides on pourrait ainsi avoir le « Pont des pogroms ». Sa contribution à la paix des peuples, c’est cette fameuse formule : « Un tiers des Juifs sera converti, un tiers émigrera, un tiers périra ».
Au cours de ses voyages en Europe de l’Est, Londres est effaré par la haine de la population locale vis-à-vis des Juifs. Evidemment, on ne peut qu’être perturbé par ces commentaires écrits en 1929 et qui aujourd’hui semblent presque prophétiques : ce sont ces mêmes territoires qui verront les populations juives presque anéanties pendant la guerre. La quasi-totalité des Juifs de Pologne, la grande majorité des Juifs d’Ukraine, de Biélorusse, de Tchéquie, de Hongrie périront dans les camps de concentration.
Dix-huit ans après le récit de Londres, soixante sept après Alexandre III, cinq ans après la solution finale, l’Etat d’Israël est né.
De la vérité en journalisme
De nos jours, les correspondants de guerre sont « embedded », on leur donne de jolis casques qui brillent à la télé, on contrôle ce qu’ils voient, ils ont l’air d’être franchement préoccupés quand ça fait boum à côté, on cherche l’image choc, on cherche l’image qui tue, littéralement. Cela n’a rien à voir avec le journalisme. La recherche objective des faits est la seule mission du journaliste qui se respecte. Le journaliste n’est pas un procureur ni un avocat de la défense. C’est bien le contraire. Son but est de traduire la complexité de notre monde, pas de le simplifier de façon à ce qu’elle colle à l’audimat.
Londres rend la complexité de notre monde. Il n’a pas peur de ses jugements, il n’a pas peur de se tromper, mais il laisse au lecteur la liberté de se faire sa propre opinion. « Le juif errant est arrivé » est un grand moment de journalisme. N’ayons pas peur.
© 2011- Les Editions de Londres