APPELEZ-MOI JONAS, du moins le temps de vous conter cette histoire mienne. Il y a quelques années, sans préciser davantage, je perdais mon temps et mon argent dans un petit bar du port d’Amsterdam auquel je trouvais un charme désuet. Ça s'appelait le MexicO-City, un drôle d'endroit, fréquenté par les marins, les grues et les mauvais garçons, toujours en quête d'une affaire louche autour des docks.
Il faisait ce jour-là, je m’en souviens, un froid extraordinairement vif, zéro au thermomètre. Mais comme nous étions la veille de Noël cela n’avait rien d’extraordinaire. Un temps de saison, comme cela vous arrive. L’homme entra en coup de vent. Sa barbe blanche, ses moustaches étirées comme des antennes, son chapeau trop large et son petit parapluie m’impressionnèrent aussitôt. Après un coup d'oeil circulaire, il prit place et attendit qu’on le serve. Les quinze kilos qu’il avait en trop, ajoutés à ses mains aux ongles soignés, lui donnaient quelque chose d’insaisissable, de presque solennel. On aurait dit un roi. En même temps, il se montrait inquiet et désemparé. Qui était-il ? Un touriste égaré ?
***
Je l'observais à la dérobée. Tout dénotait l'individu satisfait de sa personne. Il portait sa tête comme on porte un Saint-Sacrement, quasi sans la mouvoir. Chacune de ses mimiques paraissait étudiée. Lorsqu’il vidait un verre, il se hâtait avec lenteur. En vingt minutes, je le vis reprendre cinq fois du genièvre. J’installai mon verre près du sien.
— Vous permettez ?
— Je vous en prie.
À première vue, le monsieur n’était guère liant. Il fallait l’apprivoiser avec les banalités d’usage. Je me promis d'y parvenir et je m'adressai à lui avec tout le respect dû à un individu de son importance.
— Ferez-vous un long séjour à Amsterdam ? Belle ville, n’est-ce pas ? Fascinante ?
***
Au début, il me considéra avec dédain, ne répondant que par des grognements inaudibles. Mais comme je ne cessai de l'entreprendre, à force d'humilité et de patience, je parvins à lui soutirer pas mal de renseignements sur sa vie. Il s'appelait Augustin Monde, mais il précisa que la plupart de ses amis le nommaient « le père Monde ». Originellement, il venait de Montauban où il était né et où il avait passé les vingt premières années de sa vie puis il choisit l’exil en Corse. Il s'y était établi, il y a bien des années, avait fait son trou et se sentait respecté de tous, même des nationalistes les plus sourcilleux. Il avait été longtemps fonctionnaire à l'EDF et s'était mis en retraite à l'âge de cinquante ans, pour se consacrer uniquement à son activité principale, être un supporter inconditionnel de l'équipe de football d'Ajaccio. Amsterdam, c'était son premier voyage à l'étranger. Un ami lui avait prêté son appartement, ce qui lui évitait les frais d'hôtel. Il resterait quinze jours. Il découvrait la ville avec émerveillement : elle était construite en demi-cercle et elle évoquait l’enfer de Dante. Sans se départir de son ton solennel, il fit aussi des remarques sur l’homme du XXIe siècle, d’un air énigmatique. Ses mots ne s’adressaient pas à moi. Il poursuivait à voix haute un monologue intérieur.
— Que diront de nous les historiens futurs ? Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et se dissolvait dans l’écran de son ordinateur. Après cette définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé.
Un rire bref suivit ce jugement sans appel. Je demandai deux nouveaux genièvres – les grands verres cette fois-ci, patron ! – et j’attaquai de front le père Monde. Je devais le piquer avec les questions les plus impertinentes, mais aussi les plus inattendues, pour secouer la couche de sérieux dont il s'entourait. C’est la meilleure tactique pour déstabiliser l’adversaire.
— Permettez-moi, cher Monsieur Monde, de vous poser une question d’ordre intime. Je m’intéresse au destin des hommes. Oui, l'histoire des autres me passionne plus que la mienne, et vous semblez pourvu d'une longue expérience.
— Vous pouvez le dire. Trente ans dans la fonction publique, ça marque un homme.
— L'état de fonctionnaire vous a-t-il rendu heureux ?
— J'étais né pour servir mon pays. Je l'ai bien servi.
— Avez-vous des désirs inassouvis ? Quels sont-ils ?
— Malheur pour la question et malheur pour la réponse. (sourire désabusé) J’ai connu toutes les tentations, ou presque. Jadis, j’ai rêvé de puissance et de gloire. Maintenant, je n’ai plus aucun désir.
— Pas même celui de l’argent ?
— L’argent ? J’en ai assez pour mon pain du lendemain. Cela me suffit.
— Et les voyages ?
— Tous les pays se ressemblent. Pourquoi chercher au loin un exotisme de pacotille ?
— Le pouvoir ?
— Je l’abandonne à ceux qui le courtisent.
— Vous avez bien raison. Et... les femmes ?
— Les femmes n’iront pas au paradis, car il est dit dans un verset de l’Apocalypse : « Et il se fera au ciel un silence d’une demi-heure ! »
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