« On n’a aucune raison de croire que, dans l’état de veille, l’esprit suive d’autres lois que dans le sommeil, il y a plutôt tout lieu de supposer que, dans la veille, seule la vivacité des impressions sensibles rend obscures et méconnaissables les images plus douces de nos chimères ; au lieu que, dans notre sommeil, quand l’accès à l’âme est fermé à toutes les impressions extérieures, elles ont toute leur force. » – Emmanuel Kant
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À TROYES, notre maison se trouvait au commencement de la rue Sainte-Jule et celle de Xavier de Loriol à l’autre extrémité, à moins de deux cents mètres. J’allais souvent jouer chez lui, le soir après l’école. Les jeux que nous inventions me permettaient d’échapper au cadre strict et aux frontières bien marquées de mon univers familial. Par sa seule présence, mon ami m’ouvrait les portes de l’inconnu. Mais avec lui, c’était aussi la confusion, l’irréalité et l’inquiétude qui pénétraient dans ma vie.
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Xavier n’éprouvait pas le même besoin que moi de se réfugier dans un monde imaginaire, il y vivait de plain-pied. Son appartenance à la noblesse le douait à mes yeux d’une aura singulière que je reconnaissais dans la plupart de ses actes. Pour se distinguer, il lui suffisait de donner du relief à certains actes du quotidien, à quelques objets de son environnement, devinant de façon sûre qu’ils m’impressionnaient davantage que n’importe quelle affabulation. Ainsi, j’avais repéré sur la cheminée du salon des Loriol, rangée sagement avec d’autres brimborions, une petite statuette en bronze doré sur laquelle ma rêverie s’était rapidement cristallisée. Xavier avait perçu mon intérêt. Comme ses parents, il appelait cette chose L’encrier de la Chimère ou simplement La Chimère. Je ne comprenais pas vraiment le mot, mais cette ignorance redoublait mon envoûtement.
L’encrier de la Chimère était doué d’un prestige qui l’associait dans mon esprit d’enfant pieux au monde religieux, comme l’ostensoir ou la patène dont on se servait à l’église. Il n’avait guère plus de dix centimètres de long, cinq de large, et neuf dans sa plus grande hauteur. Extérieurement, on aurait pu le prendre pour une représentation en miniature d’un tombeau égyptien. Sur un premier socle finement ciselé s’élevait une caisse de bronze moins ouvragée que le socle et qui formait une pierre tombale ; et par-dessus trônait un curieux animal, chien ou lion, pourvu d’ailes, dont le corps se terminait en queue de poisson. Je n’ignore plus aujourd’hui ce qu’est une chimère ; à suivre la définition terre-à-terre d’une encyclopédie bon marché, il s’agit d’un « monstre fabuleux possédant la tête et le poitrail d’un lion, le ventre d’une chèvre et la queue d’un dragon. » Si sa gueule reste ouverte, c’est parce que le monstre crache des flammes. Dans la statuette des Loriol, sans doute pour en renforcer le caractère fabuleux, l’artiste avait ajouté une paire d’ailes dans le dos. Ainsi, la Chimère s’apparentait-elle à la figure du Sphinx.
Le charme de l’objet ne s’arrêtait pas à son aspect extérieur. Lorsqu’on l’empoignait, il s’ouvrait ; et dedans, on découvrait un second coffret de laiton, plus petit, dans lequel étaient encastrés d’une part un encrier de porcelaine, de l’autre un godet doré. Ce godet était une sorte de poivrière qui devait contenir la poudre avec laquelle on faisait jadis sécher l’encre. Entre ces deux récipients guère plus grands qu’un dé à coudre, on remarquait deux trous minuscules qui servaient à ranger des plumes d’oie. Je n’avais jamais vu pareille chose, jouant avec aisance sur les emboîtements et ne révélant son secret qu’après la séparation des différentes parties. Je la comparais à une pyramide qu’aucun chercheur de trésor n’avait pénétrée, en raison de sa taille naine. Il aurait fallu acquérir la dimension d’une fourmi pour y pénétrer. Au coeur du monument gisait la momie intacte du pharaon en attente du réveil.
Dans ma naïveté, je demandai un jour à Xavier où ses parents avaient acheté l’encrier. Il me répondit comme une évidence qu’il provenait de ses ancêtres. Je restai sidéré qu’on pût posséder chez soi une telle merveille, incomparablement plus prestigieuse que la pendule empire de mes parents. Mais mon ami redoubla ma fascination en prenant tout d’un coup l’objet dans sa main et en le faisant voler. En imitant le bruit et le mouvement d’un avion de guerre, il se précipita sur moi en criant : « Tous aux abris, attaque de la Chimère ; tous aux abris, attaque de la Chimère ! » Il me fallut entrer dans son jeu, faire semblant de mourir. Je découvris soudain que cette chose étrange était aussi porteuse de mort.
FIN DE L’EXTRAIT
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© 2012— Les Éditions de Londres
ISBN : 978-1-909053-86-1