« Le principe de l’Etat » est un texte inachevé de Mikhaïl Bakounine écrit probablement en 1871, et publié après sa mort.
L’Etat, la bête noire de Bakounine
« Au fond, la conquête n’est pas seulement l’origine, elle est aussi le but suprême de tous les Etats, grands ou petits, puissants ou faibles, despotiques ou libéraux, monarchiques, aristocratiques, démocratiques, et voire même socialistes, en supposant que l’idéal des socialistes allemands, celui d’un grand Etat communiste, se réalise jamais. »
C’est, nous expliquions, la grande différence entre Kropotkine et Bakounine. Si le premier, en vrai anarchiste, est contre l’Etat centralisateur, on a parfois l’impression que ce choix anti-Etat vient à la fin du raisonnement. Pour Bakounine, on peut presque se demander si l’hostilité sans limites affichée à l’égard de l’Etat, mais aussi de l’Eglise, la méfiance vis-à-vis de la science récupérable par l’Etat, n’est pas au départ de son itinéraire qui le conduira vers l’anarchisme. Donc, l’Etat est la bête noire de Bakounine. Celui le conduira à faire ou organiser plus d’insurrections qu’aucun autre anarchiste : Prague, Dresde, Lyon, Finlande, Bologne…Bakounine devient aussi la bête noire de l’Etat.
Bakounine va loin dans l’expression de son hostilité. C’est ce qui fait son originalité. Il est délicat d’identifier l’anarchisme à une philosophie de gauche. Vrai, sur la révolte face aux injustices économiques et sociales, et l’analyse du ressort social qui lie exploiteurs et exploités. Faux, sur le rôle de l’Etat, qui pour tous les hommes de gauche est l’instrument principal du changement. En cela, l’anarchisme, et surtout l’anarchisme de Bakounine, est à part.
« C’est pourquoi la morale politique a été de tout temps non seulement étrangère, mais absolument contraire à la morale humaine. Cette contradiction est une conséquence forcée de son principe : l’Etat n’étant qu’une partie, se pose et s’impose comme le tout ; il ignore le droit de tout ce qui n’étant pas lui-même, se trouve en dehors de lui, et quand il peut sans danger pour lui-même, il le viole- L’Etat est la négation de l’humanité. »
Contrairement à Kropotkine, il comprend bien l’inhérente contradiction dans la personne humaine, et des systèmes de morale qui les façonnent : « Le défaut principal des systèmes de morale enseignés dans le passé, c’est d’avoir été ou exclusivement socialiste ou exclusivement individualiste. »
On ne peut pas artificiellement chercher des distinctions entre Kropotkine et Bakounine sans relever leurs nombreux points communs : lyrisme, concision de l’énoncé, perspective historique omniprésente, analyses scientifiques, mais si Kropotkine revient toujours à l’histoire de l’organisation sociale, Bakounine revient à celle du fait religieux.
Le fait religieux, à la base du principe de l’Etat
« A notre sens, c’est-à-dire au point de vue de la morale humaine, toutes les religions monothéistes, mais surtout la religion chrétienne, comme la plus complète et la plus conséquente de toutes, sont foncièrement, essentiellement, principalement immorales… »
A la différence de Kropotkine, il considère le fait religieux comme à l’origine d’une certaine immoralité occidentale : « Elle pervertit tous les rapports des hommes entre eux et remplace leur solidarité naturelle par la pratique hypocrite et malsaine des communautés religieuses, où, sous les dehors de la charité, chacun ne songe qu’au salut de son âme, faisant ainsi, sous le prétexte de l’amour divin, de l’égoïsme humain excessivement raffiné, plein de tendresse pour lui-même et d’indifférence, de malveillance, voire même de cruauté pour le prochain. »
Traduisez ces mots en langage moderne de gauche, substituez le Dieu tout puissant par l’Etat thaumaturge, et tout ceci s’applique de nos jours.
« Dieu n’est donc autre chose que le Moi humain devenu absolument vide à force d’abstraction ou d’élimination de tout ce qui est réel ou vivant. C’est précisément de cette manière que l’avait conçu Bouddha, qui de tous les révélateurs religieux, fut certainement le plus profond, le plus sincère, le plus vrai.
Et si la religion chrétienne établie s’éloignait des origines, de la parole du Christ, si la religion chrétienne était le produit d’une « platonisation » (par les élites imprégnées de Droit Romain) de la parole répétée par les persécutés dans les catacombes de Rome, si la perpétuation de cette église chrétienne avait finalement construit la morale bourgeoise actuelle, en en empruntant certains des traits protestants plus « efficaces » et aboutissait à cette justification de la possession, de l’accumulation des biens matériels comme seule ligne de conduite, sanctifiée par l’approbation de la société, signe de réussite, signe de préférence quasi-divine, alors que l’obsession de l’accumulation de signes de prospérité et de biens matériels, même tempérée par le contrepoids de paroles empathiques, généreuses, est la négation même de l’esprit des premiers chrétiens ?
Et si Bouddha, de même que les autres révélateurs orientaux, était pénétré de l’imperfectibilité de la nature humaine ? Ainsi, en mettant la barre « trop haut », l’église établie condamnerait les pauvres au péché systématique, permettant ainsi aux possédants de mettre en place la législation et les institutions qui assureront la continuation de leur domination sur des âmes trop effrayées par le péché inévitable.
Bakounine ne pose ni ne répond à ces questions, mais nous aurions bien aimé lui en parler. En revanche, il dit clairement : « les fictions politiques et juridiques… conséquences ou des transformations de la fiction religieuse. »
© 2011- Les Editions de Londres