« Le Voleur » est un roman de Georges Darien écrit en 1897. C’est la plus célèbre de ses œuvres et le premier roman de la Comédie inhumaine, qu’il interrompra après le deuxième roman, L’Epaulette. « Le Voleur » raconte la vie de Georges Randal, dans lequel on retrouve beaucoup de Georges Darien : à la mort de ses parents, son oncle, devenu son tuteur, dilapide son héritage et le ruine. Georges, par dégoût, devient voleur, cambriole les maisons bourgeoises, à Paris, à Bruxelles, à Londres. Comme il le résume lui-même, « Je mange, je bois, et je laisse l’assiette sur le buffet et la bouteille sur la table. Il y a des voleurs qui remettent tout en ordre dans les maisons qu’ils visitent. Moi, jamais. Je fais un sale métier, c’est vrai ; mais j’ai une excuse : je le fais salement. »
A la recherche du voleur et de Georges Darien
Si Georges Darien trouva un certain écho et un certain succès, en partie pour la polémique qu’il suscitera, au début de sa carrière avec notamment Biribi en 1888, et Bas les cœurs ! en 1889, « Le voleur » constitue sans aucun doute son chef d’œuvre ; mais il représente aussi le moment où Darien finit de croire en la possibilité de changement par la littérature. Il n’est donc pas étonnant qu’il rompe à peu près à cette époque avec ses amitiés anarchistes, pour devenir un nihiliste pessimiste et un pamphlétaire déchaîné.
Un certain nombre d’hommes eurent un rôle clé dans la « redécouverte » de Darien, laquelle reste un objectif clé des Editions de Londres. D’abord, il y eut évidemment Jarry et Gestes et opinions du Docteur Faustroll, écrit en 1898 (mais seulement publié en 1911), puisque dés la quatrième page, nous sommes exposés aux vingt-sept ouvrages de la Bibliothèque du Docteur Faustroll où, surprise, surprise, « Le voleur » apparaît en sixième position. C’est d’ailleurs ainsi que le deuxième personnage, dont nous voulons saluer la contribution à l’archéologie darienne, Jean-Jacques Pauvert en apprit l’existence, puis décida de rééditer ses œuvres en 1955, et puis il y a le troisième personnage, André Breton, qui écrivit la préface du « Voleur » réédité ; célèbre article, enfin célèbre, pour ceux de plus en plus rares qui s’intéressent aux choses réellement importantes de l’existence, et pas aux peccadilles comme l’argent, la carrière, le divorce, ou tous ces trucs pleins de poussière et de fiel ; cet article, il l’intitula Darien le maudit. Enfin, il y a le quatrième personnage, Louis Malle, dont la mise à l’écran du « Voleur » en 1967 reste une remarquable réussite, aidée en cela par le choix des interprètes, Belmondo en Randal, Julien Guiomar en La Margelle, Charles Denner en Cannonier, Geneviève Bujold en Charlotte. Un chef d’oeuvre !
Enfin, nous devrions aussi citer Alphonse Allais qui très tôt salua son talent, et Walter Redfern, de l’Université de Reading, à quelques vingt minutes du siège international des Editions de Londres : Redfern est considéré comme un grand spécialiste de Darien ; c’est aussi le traducteur en français de "Gottlieb Krumm", roman de Darien qu’il écrivit en anglais et qui ne fut traduit qu’en 1987…
L’article d’André Breton, « Darien le maudit »
Darien le maudit nous rappelle à quel point nous sommes tous faillibles, puisque dés le premier paragraphe, nous apprenons que même Breton découvrit « Le voleur » dans une édition originale de 1897 à l’occasion d’une exposition sur Jarry, organisée par le Collège de Pataphysique, en 1953. Ce que nous apprenons aussi, c’est que le pape du Surréalisme n’est pas infaillible sur Jarry, puisque Breton fait référence à la bibliothèque du Docteur Faustroll et ses dix-sept ouvrages, laquelle en compte en réalité vingt-sept. Anecdotique, mais amusant…
Breton compare à un moment Swift et Darien comme nous avons comparé dans le passé Jarry et Swift, dans Ubu colonial. Nous trouvons, par Breton interposé, le triptyque d’auteurs fort intéressant : Darien, Jarry et Swift, tous trois réunis par l’indignation d’une société haïssable, tous trois l’exprimant de façons fort différentes, Darien par la noirceur et la furie, Jarry par l’absurde, Swift par la satire et l’humour noir. Tous trois des étrangers dans leur milieu dominant, Darien un protestant, Swift un irlandais, et Jarry, breton à la sensibilité presque féminine.
Breton compare aussi la nature du roman de Darien avec celle des romans naturalistes, dont il dit : « le naturalisme dont on nous a rebattu les oreilles n’est que transfiguration ordonnée d’une nouvelle forme de la puissance bourgeoise au nom de l’Art pour l’Art… ». Mais dans notre période d’apaisement par l’annihilation de la rébellion, la stérilisation du désir, le conformisme asphyxiant des envies, Breton nous laisse quelques phrases mémorables sur l’homme qui inspira Céline : « Pour Darien, quand tombe la colère, l’homme est perdu » ; « le plus vigoureux assaut que je sache contre l’hypocrisie, l’imposture, la sottise, la lâcheté. » ; « Darien homme révolté s’il en fut…reste à ce jour la plus haute incarnation de l’Unique qu’a voulu Stirner : celui qui du premier au dernier jour a aspiré à être « l’homme libre sur la terre libre »
Georges Randal et Georges Darien
La part d’autobiographie dans les œuvres de Darien est évidente ; il nous révèle beaucoup de son être intime : le prisonnier hors de son monde dans Biribi, l’enfant qui juge les adultes dans Bas les cœurs !, ses souvenirs d’enfance et de l’armée dans L’Epaulette, son expérience d’auteur détesté, de libertaire persécuté dans La Belle France…
Et pour ces raisons, et aussi pour tout le mystère qui entoure la vie de Georges Darien pendant son séjour à Londres entre 1894 et 1906, bookmaker, écrivain, escapades en Belgique…nous ne pouvons que souscrire aux précédentes hypothèses sur Darien et prétendre avec eux qu’il est fort possible que Darien ait mis un peu de sa vie de voleur dans celle de Georges Randal. Fut-ce pour vivre et survivre ? Fut-ce dans le cadre de fréquentations anarchistes ? Nous n’en savons rien, mais la vie illégaliste de Randal sent trop l’expérience vécue.
Laissons terminer Walter Redfern, traducteur de Darien, qui écrit : « Tout se passe comme si l’auteur se fut volatilisé. Il n’en est rien. Darien resurgit dans son texte. Déguisé, perverti sans doute, mais toujours reconnaissable. Il ne pouvait jamais rien faire qui ne fut lui, en plein. »
Le chef d’œuvre de la littérature à contre-courant
Nous ne croyons pas que ce billet, cette préface se prête à faire un résumé d’une œuvre pareille, car franchement, l’histoire importe peu : on y découvre l’incroyable solitude de Georges Randal qui ne trouvera réconfort dans un premier temps que dans la haine qu’il éprouve pour son oncle, son envie de se venger qui le poussera à devenir voleur (au passage, une comparaison avec Le Comte de Monte Christo nous semble appropriée, puisque le ressort du livre reste le désir de vengeance qu’éprouve Edmond Dantès, à mettre en parallèle avec la haine de Randal), puis dans un deuxième temps les rencontres avec l’abbé voleur La Margelle, l’anarchiste évadé du bagne Cannonier, le vol dans les maisons bourgeoises d’individus qu’il connaît à peine mais exècre déjà. C’est encore une fois un véritable roman de formation que ce « Voleur » ; et pourtant (et n’oublions pas sa structure feuilletonesque, tellement adaptée, nous l’avons déjà dit, à une résurgence littéraire où les mots serviraient à exprimer l’humain, plutôt que de tourner en rond comme des poissons dans un aquarium), ce roman de formation n’est ni l’itinéraire d’une désillusion à la Illusions perdues, ni un roman initiatique à vocation picaresque à la Tom Jones, on serait beaucoup plus près de la tristesse désespérée d’un Barry Lyndon, que seule une saine colère sauve de la dépression. « Le voleur » est fondamentalement un roman de formation détourné : c’est, comme tous les romans de Darien l’envers de La Belle Epoque, donc une initiation à devenir voleur, antisocial, à combattre la société, tout en rejetant toute philosophie fausse mais enthousiasmante, en ne faisant aucune concession à l’insupportable système en place, dont le voleur est une des manifestations, sorte d’anticorps du virus social, mais certainement pas son vaccin ; en rejetant ainsi anarchistes, et voleurs de profession, en critiquant ecclésiastiques et la pègre en général, en démolissant chacun des pans de la société organisée, Darien à la fin de l’envoi reste seul, mais ultra individualiste, libertaire acharné, c’est ainsi qu’il en a décidé : « Ma vie ne sera peut être pas très gaie, et ne sera point, sûrement, ce que j’aurais désiré qu’elle fût. Mais elle ne sera pas ce qu’on aurait voulu qu’elle eût été. » N’est-ce pas déjà le prémisse d’une liberté telle que définie dans Le mythe de Sisyphe ?
Un testament précoce de Darien
Outre l’histoire, la peinture du monde des marginaux, de la pègre de la fin du Dix Neuvième siècle, la critique structurée de la société organisée, c’est bien la multiplication des dialogues avec d’autres personnages hauts en couleur, tous des facettes de l’esprit de Darien, qui fait de ce livre formidable un chef d’œuvre unique dans la littérature française. On sent que Darien essaie méthodiquement de conclure à l’inanité d’un changement social, d’une reconstruction, d’un projet : seul compte le caractère, seule compte la saine colère, seule compte l’indignation qui fait fi de la victoire prévisible de la société organisée. Seul compte l’individu. On comprend aussi le lien entre Darien et l’anarchisme ; s’il en partage les constats, et surtout la nécessaire destruction de l’entité étatique, l’anarchie n’apporte guère de solutions acceptables ou viables, et restera un moyen de cristalliser les révoltes en un état d’esprit, en un espoir porté par une théorisation spécifique. Mais qu’à cela ne tienne, la révolte reste intacte : « Par le fait de la soumission à l’autorité infinie de l’Etat…tous les pas de l’humanité vers le bonheur sont des pas vers l’esclavage et le suicide…Et il arrive que la machine administrative, qui a tué l’Individu, devienne plus intelligente, moins égoïste et plus libérale que les troupeaux de serfs énervés qu’elle régit ! »
Et des mots qui sonnent si juste cent dix ans après ! : « On a tellement écrasé le sentiment de la personnalité qu’on est parvenu à forcer l’être même qui se révolte contre une injustice à s’en prendre à la Société, chose vague, intangible, invulnérable, inexistante par elle-même, au lieu de s’attaquer au coquin qui a causé ses griefs. »
Au travers de ses dialogues originaux, secs, cassants, de ses moments d’introspection dans lesquels il nous offre parmi ses plus belles pages sur la douleur d’être humain en société organisée, par ses sorties toujours pleines de verve sur le monde qui nous entoure, « Le Voleur » atteint cet équilibre parfait qui manque parfois à certains de ses romans ; en réfléchissant sur la place et la situation de l’individu en société (dialogues avec Issacar, La Margelle, Cannonier…) c’est une vraie philosophie de l’individu, une philosophie libertaire que nous lègue Darien. « Le Voleur » est un des livres les plus importants de notre littérature. Jarry avait bien raison.
© 2012- Les Editions de Londres