« Les Acharniens » est une pièce d’Aristophane écrite et représentée en 425 avant Jésus-Christ. « Les Acharniens » fait partie du registre des pièces politiques, et s’il ne s’agit pas de sa première pièce (« Les Babyloniens », « Les Banqueteurs », « Le Centaure »… lui sont antérieures), c’est la première pièce sur les onze qui nous sont restées et paradoxalement la dernière que publient Les Editions de Londres. C’est aussi celle qui ouvrira les Œuvres Complètes d’Aristophane que nous nous apprêtons à publier. « Les Acharniens » est, comme La Paix, ou Les Cavaliers, un réquisitoire pour la paix.
Bref résumé
Dés le début de la pièce, dont nous ne pouvons manquer de noter les nombreuses similitudes avec La Paix, nous apprenons que de jeunes Athéniens ont ramené une courtisane d’une de leurs beuveries à Mégara (ville située à mi-chemin entre Athènes et Corinthe), et que des Mégariens ont du coup enlevé deux des femmes attachées à Aspasie, la maîtresse de Périclès. Arrive Dikaepolis sur l’Agora : il cherche à soutenir la cause de la paix. Mais il se heurte aux partisans de la guerre et n’a d’autre recours que de négocier une trêve avec les Lacédémoniens. Ceci suscite la colère des Acharniens, habitants d’Acharnes, une ville particulièrement belliciste de l’Attique. Dikaepolis fait face au chœur des Acharniens et cherche à expliquer ses raisons, n’hésitant pas à défendre le point de vue de l’ennemi, les Lacédémoniens, quand celui-ci lui semble juste. C’est alors qu’apparaît le général Lamakhos, qui fait l’apologie de la guerre et de ses délices. Au cours de la parabase, Aristophane « retourne » le chœur des Acharniens, qui sont maintenant convaincus des bienfaits de la paix. Dikaepolis, fort de sa paix séparée, établit des relations de commerce avec les Spartiates, les Mégariens, les Béotiens, relations prospères qui lui permettent d’organiser un délicieux banquet vers la fin de la pièce, tandis que le général va-t’en-guerre Lamakhos revient blessé de son expédition guerrière.
On ne peut que s’enthousiasmer pour la grande liberté d’esprit et le courage d’Aristophane, qui n’hésite pas à soutenir la cause de la paix à une époque où c’était probablement vu comme un acte de trahison morale. Le courage de ne pas dire comme tout le monde est sûrement un des traits les plus sympathiques du dramaturge grec.
Le contexte : la guerre du Péloponnèse
La Guerre du Péloponnèse, c’est le conflit qui oppose Athènes et Sparte, ou la ligue de Délos et la ligue du Péloponnèse entre -431 et -404. D’ailleurs, la carrière d’Aristophane correspond à peu près à une guerre quasiment continue entre Athènes et Sparte. Les causes de la guerre du Péloponnèse, on les trouve selon Thucydide dans une autre guerre, celle qui ouvre le siècle de Périclès comme la guerre du Péloponnèse le ferme, les guerres médiques. A l’époque, Athènes construit sa légende héroïque, Eschyle, Périclès, les victoires de Marathon et de Salamine, ou des défaites plus importantes que les victoires comme les Thermopyles.
La conséquence de la victoire grecque sur les Perses, c’est le siècle d’or Athénien, et aussi le début de l’impérialisme d’Athènes, fort de sa domination politique, de sa prospérité économique et de sa flotte de guerre supérieure. Toutefois, l’alliance, née vers la fin des guerres médiques et connue sous le nom de ligue de Délos, est rapidement dominée par Athènes. Les cités grecques qui constituent l’alliance préfèrent payer un tribut (ou phoros) plutôt que de contribuer à l’effort militaire. Ainsi, rapidement, c’est Athènes qui mène les destinées militaires de l’alliance de cités grecques et peut ainsi imposer ses vues politiques, voire même utiliser la force militaire (principalement navale) afin de maintenir cette alliance, mais aussi afin de poursuivre ses visées impérialistes qui lui assurent une hégémonie croissante dans le monde Grec, déclenchant ainsi la colère d’autres cités, qui se tournent finalement vers les Lacédémoniens pour les aider à défendre leur indépendance.
La guerre du Péloponnèse verra s’affronter deux modèles politiques fort différents, la démocratie Athénienne et l’«aristocratie » spartiate, et deux stratégies militaires bien distinctes, la force navale athénienne et l’armée de terre lacédémonienne fondée sur les hoplites. On considère que la guerre du Péloponnèse s’étend sur trois périodes, la période archidamique, la guerre indirecte, et la guerre de Décélie, qui s’achève avec la victoire de Sparte.
Une autre histoire d’Athènes au Cinquième siècle
La période qui commence au début du cinquième siècle avec la première guerre médique et s’achève en –404 avec la défaite d’Athènes au terme de la guerre du Péloponnèse est essentielle à plus d’un titre. Avant tout, elle contribue à l’écriture, jamais achevée, d’une philosophie de l’histoire.
En effet, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais l’histoire d’Athènes rappelle grandement celle d’un pays particulièrement proéminent depuis soixante-dix ans. Au cas où le parallèle historique ne vous aurait pas sauté aux yeux, nous nous permettons d’insister lourdement et de reprendre les faits d’une façon résumée.
Le danger réel d’un envahisseur venant de l’Est, fort de sa supériorité militaire, pousse à la constitution d’une alliance entre cités libres, mais sous la domination d’une cité, Athènes. Une fois la victoire acquise au prix de multiples sacrifices, l’alliance (d’ailleurs constituée dans la deuxième partie de la guerre) est maintenue après la guerre. Les cités qui font partie de l’alliance préfèrent s’acquitter d’un tribut ou d’une contribution financière plutôt que de participer elles-mêmes à l’effort militaire, conduisant à une hégémonie militaire et politique d’Athènes, et à la naissance d’un Impérialisme ultramarin. C’est le refus de cette hégémonie qui sera ensuite à l’origine de dissensions dans l’alliance et conduira à la naissance d’un nouveau bloc qui s’articulera autour d’une autre puissance militaire, elle-même fort différente d’Athènes dans sa stratégie militaire, son modèle politique et ses valeurs.
Ce qui est fort intéressant, ce n’est pas seulement le parallèle entre deux dynamiques historiques mais aussi la façon dont on reconstruit l’histoire. En effet, l’histoire enseignée aux petits Européens, c’est celle de la prééminence d’Athènes à l’âge classique : Athènes n’est pas seulement courageuse, puisqu’elle a vaincu les Mèdes (on cantonne les pauvres Spartiates au rôle héroïque de se faire massacrer, trois cents contre toute une armée, dans le défilé des Thermopyles), mais est aussi une démocratie, donc acceptable et proche de nous (le fait que l’on puisse parler de démocratie pour une société esclavagiste ne semble pas être une contradiction dans les termes), une puissance navale, elle impose une domination économique sous le couvert d’une sorte de pax athenica, et nous livre tous les trésors de l’âge classique. En revanche, les Lacédémoniens, ce sont des rustres, des incultes, des types que l’on prépare à la guerre dés l’âge le plus tendre, encombrés de valeurs d’un autre temps (voir l’épisode du renard, les bébés trop faibles que l’on jette aux oiseaux de proie…), et malheur de malheur, ce sont quand même eux qui finissent par gagner la guerre. Or, ce que nous apprend l’histoire une fois délivrée de ses convictions morales, c’est que la même cité, Athènes, peut se prévaloir d’un système démocratique, tout en pratiquant l’esclavage à l’intérieur, et la domination politique et économique, fondée sur une supériorité militaire, à l’extérieur.
Ce genre de paradoxe s’explique, mais il gêne. Donc on l’occulte. Les choix historiques deviennent des choix moraux, et la légitimité du bon choix justifie a priori (pendant les faits) et a posteriori (pendant la réécriture de l’histoire) l’occultation de tous les faits dissonants ou qui pourraient jeter un peu de doute sur la justesse morale du choix essentiel, le choix de son camp. Et alors, gare aux procrastinateurs, aux partisans de la paix, aux jurés qui offrent une vision alternative des choses, à ceux qui ne veulent pas se rallier à l’évidence. Ce sont les ostracisés. Ceux qui s’opposent à la violence deviennent les traîtres ; ceux qui s’opposent à la guerre, on les assassine.
Les mécanismes de propagande dans les pays libres
Sans revenir sur ces mécanismes, brillamment exposés dans La guerre de Kropotkine, ou dans « Manufacturing consent » de Noam Chomsky, on peut toutefois noter ceci. S’il est à nos yeux fort discutable de prétendre que nous vivons en démocratie (à vrai dire, nous croyons plutôt que nous vivons dans un système politique dual, où de nombreuses caractéristiques nous rapprochent d’un régime libéral, et beaucoup d’autres nous en éloignent considérablement), nous croyons en tous cas que nous n’avons jamais autant vécu dans une illusion de démocratie. En d’autres termes, ce qui définirait le plus fidèlement notre régime politique, c’est probablement sa schizophrénie : il est parfaitement acceptable de priver les citoyens des pays européens ou « occidentaux » de libertés plus vite qu’il n’en faut pour pondre de nouvelles lois, tout devient à peu près acceptable (extrader ses propres citoyens vers les Etats-Unis sous des principes fallacieux, utiliser des lois antiterroristes pour se livrer à toutes les activités de surveillance et espionner sa population ; ou encore les écraser de dette et d’impôts; voir ici le déplacement moral : l’impôt, vu par la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen comme un moyen pour l’Etat de servir le citoyen, s’est lentement déplacé pour devenir un geste moral, puisque il n’est plus suffisant de consentir à la dictature d’un Etat centralisateur peuplé de non élus, encore faut-il s’en satisfaire publiquement…), mais ce qui n’est jamais remis en question, c’est le fait que nous vivons dans un Etat de Droit, dans une démocratie, ou encore une République…
Ainsi, pour « tenir » une société où existe un tel décalage entre le discours et la réalité, il faut la propagande la plus formidable du monde ; et là, quoi qu’en disent ceux qui pleurnichent sur la baisse des dépenses militaires en Europe, signe selon eux d’un inéluctable déclin, en matière de propagande, c’est d’un sacré arsenal dont nous disposons : télévision, journaux, radio, journalistes, élites, éditeurs, littérature, programmes scolaires, élitisme scolaire, doxa morale… Alors, ils n’ont qu’à se tenir tranquilles, les Russes, ou les Chinois, ou les Perses ou les Arabes. D’ailleurs, notre système de propagande est si merveilleux (on l’a vu à l’œuvre récemment avec la deuxième guerre en Irak, planifiée, écrite, commanditée depuis des années, et on a vu comment les voix discordantes comme celles de Jacques Chirac ont été traitées, dans les journaux, les films, la culture populaire, anéantissement total de l’ennemi gallique de l’époque…), si merveilleux donc, que si demain il fallait s’en prendre aux nains de jardin, nous sommes certains que notre système médiatico-propagandiste nous inventerait un pays, des dirigeants, une guerre civile, et que nous trouverions vite normal de leur balancer quelques bombinettes sur leurs trombines de plâtre ou de porcelaine avant d’aller les occuper le plus légitimement du monde pendant une bonne dizaine d’années. La guerre, à l’époque d’Aristophane, ce n’est finalement que le stade ultime de la projection de la supériorité de nos convictions morales. Et sur ce, Les Editions de Londres, comme Aristophane, Chirac, Jane Fonda, Jaurès, George Bell et bien d’autres vous disent : non.
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