LES THESMOPHORIAZOUSES OU LES FEMMES AUX FÊTES DE DÉMÉTER
MNÉSILOKHOS
O Zeus ! l’hirondelle, quand paraîtra-t-elle ? Cet homme me tuera en me mettant en mouvement dès le matin. Puis-je, avant que la rate me crève, savoir de toi où tu me conduis, Euripidès ?
EURIPIDÈS
Il est inutile que tu entendes tout ce que tu vas bientôt voir de tes yeux devant toi.
MNÉSILOKHOS
Comment dis-tu ? Répète ? Il est inutile que j’entende ?
EURIPIDÈS
Ce que tu dois voir.
MNÉSILOKHOS
Et inutile que je voie ?
EURIPIDÈS
Ce que tu dois entendre.
MNÉSILOKHOS
Que me contes-tu là ? Cependant tu parles à merveille. Tu prétends que je ne dois ni entendre, ni voir.
EURIPIDÈS
Ce sont, en effet, deux fonctions naturelles distinctes.
MNÉSILOKHOS
Ne pas entendre et ne pas voir ?
EURIPIDÈS
C’est bien cela.
MNÉSILOKHOS
Comment distinctes ?
EURIPIDÈS
Voici comment cette distinction s’est faite. Lorsque l’éther se mit à fonctionner à part et à engendrer des animaux doués du mouvement, afin de leur donner la vue, il imagina d’abord de faire l’œil rond comme le disque du soleil, et puis il creusa les oreilles en guise d’entonnoir.
MNÉSILOKHOS
Et c’est grâce à cet entonnoir que je n’entends ni ne vois. De par Zeus ! je, suis bien aise de savoir cela. La belle chose que les entretiens avec les sages !
EURIPIDÈS
Tu pourrais en apprendre bien d’autres de ma bouche.
MNÉSILOKHOS
Que ne peux-tu, outre ces bienfaits, trouver à m’enseigner le moyen de ne plus clocher de la jambe !
EURIPIDÈS
Viens ici, et prête attention.
MNÉSILOKHOS
Voici.
EURIPIDÈS
Vois-tu cette petite porte ?
MNÉSILOKHOS
Oui, par Héraclès ! Je le crois du moins.
EURIPIDÈS
Fais silence maintenant.
MNÉSILOKHOS
Que je fasse silence sur la porte ?
EURIPIDÈS
Écoute.
MNÉSILOKHOS
J’écoute et fais silence sur la porte.
EURIPIDÈS
C’est là que se trouve habiter l’illustre Agathon, le poète tragique.
MNÉSILOKHOS
Qu’est-ce que cet Agathon ?
EURIPIDÈS
C’est un certain Agathon.
MNÉSILOKHOS
Le basané, le vigoureux ?
EURIPIDÈS
Non pas, mais un autre. Ne l’as-tu jamais vu ?
MNÉSILOKHOS
Il a une barbe épaisse.
EURIPIDÈS
Ne l’as-tu jamais vu ?
MNÉSILOKHOS
Non, de par Zeus ! que je sache.
EURIPIDÈS
Tu t’es pourtant rencontré de près avec lui ; mais peut-être sans le connaître… Retirons-nous à l’écart. Voici un de ses serviteurs qui sort, portant du feu et des branches de myrte : c’est sans doute un sacrifice pour sa poésie.
LE SERVITEUR D’AGATHÔN
Silence dans tout le peuple : bouche close. Car le thiase des Muses a élu domicile dans la demeure de mon maître et y module ses chants. Que le paisible éther retienne l’haleine des vents, et que le calme règne sur l’azur des flots.
MNÉSILOKHOS
Bombax !
EURIPIDÈS
Tais-toi. Que dis-tu ?
LE SERVITEUR
Que la gent ailée s’endorme : que les pieds des bêtes sauvages errant dans les bois perdent leur agilité.
MNÉSILOKHOS
Bombalobombax !
LE SERVITEUR
Le poète harmonieux Agathon, notre maître, se dispose…
MNÉSILOKHOS
À se prostituer ?
LE SERVITEUR
Qui donc a parlé ?
MNÉSILOKHOS
Le paisible éther.
LE SERVITEUR
À charpenter les assises d’un drame. Il équarrit de nouvelles tirades poétiques : il tourne tels vers et coud ensemble tels autres ; il forge des pensées, invente des antonomases, les coule en cire, les arrondit, les met au creuset.
MNÉSILOKHOS
Et joue de l’arrière-train.
LE SERVITEUR
Quel rustre approche de cette enceinte ?
MNÉSILOKHOS
Un homme, tout prêt, avec toi et avec ton poète harmonieux, sous votre enceinte, d’arrondir, de tourner cet engin et de le mettre au creuset.
LE SERVITEUR
Quand tu étais jeune, tu devais être un joli drôle, vieillard !
EURIPIDÈS
Mon brave, laisse cet homme tranquille ; et toi, fais-moi venir ici Agathon par tous les moyens.
LE SERVITEUR
Inutile de m’en prier : il va lui-même sortir bientôt, car il s’est mis à versifier et, en hiver, il n’est pas facile d’arrondir des strophes sans venir devant la porte, au soleil.
EURIPIDÈS
Alors, que dois-je faire ?
LE SERVITEUR
Attends qu’il sorte.
EURIPIDÈS
O Zeus ! que songes-tu que j’aie à faire aujourd’hui ?
MNÉSILOKHOS
Par les dieux ! je veux savoir ce que cela signifie. Pourquoi tes gémissements, tes lamentations ? Tu ne dois me cacher rien, à moi ton beau-père.
EURIPIDÈS
Un grand malheur se manigance contre moi.
MNÉSILOKHOS
Lequel ?
EURIPIDÈS
Ce jour va décider si Euripidès doit vivre ou mourir.
MNÉSILOKHOS
Et comment ? Aujourd’hui les tribunaux ne doivent pas juger ; le Conseil n’a pas de séance parce que c’est le troisième jour, le jour du milieu des Thesmophories.
EURIPIDÈS
C’est précisément là ce qui présage ma perte. Les femmes ont tramé un complot contre moi, et elles vont, aujourd’hui même, se réunir dans le Thesmophorion, pour délibérer sur ma ruine.
MNÉSILOKHOS
Et pour quel motif ?
EURIPIDÈS
Parce que dans mes tragédies je dis du mal d’elles.
MNÉSILOKHOS
Par Poséidon ! tu n’as que ce que tu mérites ! Mais quel expédient as-tu pour te tirer de là ?
EURIPIDÈS
Engager le poète tragique Agathon à se rendre aux Thesmophories.
MNÉSILOKHOS
Pourquoi faire ? dis-moi.
EURIPIDÈS
Il se mêlerait à l’assemblée des femmes et, s’il le fallait, il parlerait.
MNÉSILOKHOS
Ouvertement ou par ruse ?
EURIPIDÈS
Par ruse, revêtu d’une robe de femme.
MNÉSILOKHOS
Le procédé est joli, et tout à fait dans ta manière. En fait d’astuce, à nous le gâteau !
EURIPIDÈS
Silence !
MNÉSILOKHOS
Qu’y a-t-il ?
EURIPIDÈS
Agathon sort.
MNÉSILOKHOS
Où est-il ?
EURIPIDÈS
L’homme roulé dans la machine.
MNÉSILOKHOS
Je suis donc aveugle. Je ne vois pas un homme ici, je vois Cyrène.
EURIPIDÈS
Silence ! Il se prépare à mélodier.
MNÉSILOKHOS
Des sentiers de fourmis ou des gazouillements plaintifs ?
AGATHÔN
Prenez la torche consacrée aux Déesses souterraines, jeunes filles, et, au sein de votre patrie et de la liberté, mêlez les danses aux cris.
LE CHŒUR D’AGATHÔN
De quelle divinité est-ce la fête ? Dis-le-moi. La foi me rend prêt à honorer les dieux.
AGATHÔN
Voyons, Muse, célèbre maintenant le lanceur de flèches d’or, Phébus, qui a fondé les remparts d’une cité sur la terre du Simoïs.
LE CHŒUR D’AGATHÔN.
Salut à Phébus dans mes chants les plus beaux, à Phébus vainqueur dans les combats poétiques.
AGATHÔN
Chantez aussi celle qui se plaît aux chênaies montagneuses, Artémis la vierge chasseresse.
LE CHŒUR D’AGATHÔN
À mon tour, je chante et je glorifie l’auguste fille de Léto, Artémis, qui ne connaît point la couche nuptiale.
AGATHÔN
Et Léto, et les sons de la lyre asiatique imitant par le rythme les mouvements rythmés des Charites Phrygiennes.
LE CHŒUR D’AGATHÔN
J’honore la puissante Léto, et la cithare, mère des hymnes, aux mâles et nobles accents, dont l’éclat fait étinceler les yeux de la Déesse, émue par la soudaineté de notre voix. En retour, chante le souverain Phébus. Salut, heureux fils de Léto.
MNÉSILOKHOS
Combien est douce cette mélodie, ô vénérable Génétyllides ! Elle est féminine, voluptueuse comme un baiser à bouche demi-close, si bien qu’en l’écoutant, un chatouillement m’a saisi par-dessous mon siège. Et toi, jeune homme, qui que tu sois, je veux t’interroger à la manière d’Eschyle, dans son Lycurgue… D’où vient cet efféminé ? Quelle est sa patrie ? Son vêtement ? Pourquoi cette vie désordonnée ? Un luth et une robe couleur de safran ? Une lyre et une résille ? Une lécythe et une ceinture ? N’est-ce pas un contraste ? Qu’y a-t-il de commun entre un miroir et une épée ? Toi-même, enfant, qui es-tu ? Prétends-tu être un homme ? Où est ce qui fait l’être viril ? Où est ta laena ? ta chaussure laconienne ? Serais-tu une femme ? Alors où est ta gorge ? Que réponds-tu ? Pourquoi garder le silence ? D’ailleurs, je te devine à ton chant, puisque toi-même tu ne veux rien dire.
AGATHÔN
O vieillard, vieillard, c’est de la jalousie que provient le blâme que je viens d’entendre ; mais je n’en éprouve aucune douleur. Je porte un costume en rapport avec ma pensée. il faut qu’un poète s’ajustant aux drames qu’il doit composer, y adapte son caractère. Si on compose des drames à femmes, il faut que le corps prenne des manières féminines.
MNÉSILOKHOS
Ainsi tu chevauches, quand tu composes Phèdre ?
AGATHÔN
Si on fait des drames à hommes, il faut que le corps soit viril. Ce que nous n’avons pas, l’imitation doit en suivre la piste.
MNÉSILOKHOS
Si tu mets en scène des satyres, appelle-moi, je collaborerai derrière toi dans la posture requise.
AGATHÔN
D’ailleurs, il est de mauvais goût qu’un poète se montre grossier et velu. Vois Ibycos, Anacréon de Téos, Alcée, qui ont donné de la saveur à l’harmonie, ils portaient des mitres et dansaient l’Ionienne. Et Phrynicos, que tu as entendu, il était beau et couvert de beaux vêtements ; et voilà pourquoi beaux également étaient ses drames. La nécessité veut que les œuvres reproduisent la nature de l’ouvrier.
MNÉSILOKHOS
Philoclès était laid : il a fait des pièces laides ; Xénoclès était méchant : il a fait des pièces méchantes ; Théognis était froid : froids ses vers.
AGATHÔN
Absolue nécessité : et c’est parce que je le savais que j’ai soigné ma personne.
MNÉSILOKHOS
Comment cela, au nom des dieux ?
EURIPIDÈS
Cesse d’aboyer : j’étais comme lui à son âge, quand je commençais à écrire.
MNÉSILOKHOS
De par Zeus ! je ne suis pas jaloux de ton éducation.
EURIPIDÈS
Mais le motif pour lequel je suis venu, laisse-le-moi dire.
AGATHÔN
Parle.
EURIPIDÈS
Agathon, sage est l’homme, qui a le talent de bien resserrer beaucoup de pensées en peu de mots. Or, frappé d’un étrange malheur, je suis venu en suppliant vers toi.
AGATHÔN
De quoi as-tu besoin ?
EURIPIDÈS
Les femmes doivent me tuer aujourd’hui pendant les Thesmophories, parce que je dis du mal d’elles.
AGATHÔN
En quoi pouvons-nous t’être utiles ?
EURIPIDÈS
En tout. Si, t’asseyant en secret au milieu des femmes et ayant l’air d’en être une, tu prends ma défense, il est clair que tu me sauves. Seul tu es en état de parler convenablement en ma faveur.
AGATHÔN
Mais pourquoi ne vas-tu pas toi-même te défendre en personne ?
EURIPIDÈS
Je vais te le dire. D’abord je suis connu, ensuite je grisonne et j’ai de la barbe ; toi tu es joli garçon, le teint blanc, rasé de prés, voix de femme, délicat, charmant à voir.
AGATHÔN
Euripidès…
EURIPIDÈS
Qu’est-ce à dire ?
AGATHÔN
N’as-tu pas écrit quelque part : Tu aimes à voir la lumière, crois-tu que ton père ne l’aime pas aussi ?
EURIPIDÈS
Oui.
AGATHÔN
N’espère donc pas qu’aujourd’hui nous nous exposions à ton mal : nous serions fous. Mais ce qui t’est personnel, supporte-le toi-même. C’est justice de supporter les malheurs, non par la ruse, mais par la patience.
MNÉSILOKHOS
En effet, toi, débauché, tu t’es élargi le derrière, non par des paroles, mais par la patience.
EURIPIDÈS
Qu’est-ce qui te fait craindre de te rendre là-bas ?
AGATHÔN
Il m’arriverait encore pire qu’à toi.
EURIPIDÈS
Comment ?
AGATHÔN
Comment ? J’aurais l’air de dérober les mystères nocturnes des femmes, et de leur ravir la Cypris féminine.
MNÉSILOKHOS
Allons donc ! Dérober ! De par Zeus ! tu veux dire être cajolé. Mais, de par Zeus ! le prétexte est spécieux.
EURIPIDÈS
Eh bien ! Le feras-tu ?
AGATHÔN
Ne t’en flatte pas.
EURIPIDÈS
O trois fois malheureux ! C’est fait de moi.
MNÉSILOKHOS
Euripidès, mon bon ami, mon gendre, ne t’abandonne pas toi-même.
EURIPIDÈS
Comment donc vais-je faire ?
MNÉSILOKHOS
Envoie cet homme où l’on gémit longuement, et fais de moi ce que tu veux, je suis à toi.
EURIPIDÈS
Voyons alors, puisque tu te livres à moi. Quitte ce vêtement.
MNÉSILOKHOS
Il est par terre. Et que veux-tu faire de moi ?
EURIPIDÈS
Raser ce poil et brûler celui d’en bas.
MNÉSILOKHOS
Fais-le, si bon te semble, puisque j’ai tant fait que de me dévouer.
EURIPIDÈS
Agathon, tu portes toujours sur toi quelque rasoir, prête-nous-en un maintenant.
AGATHÔN
Prends-en un toi-même dans l’étui.
EURIPIDÈS
Tu es un brave homme.
(A Mnésilokhos.)
Assieds-toi enfle la joue droite.
MNÉSILOKHOS
Holà là !
EURIPIDÈS
Pourquoi cries-tu ? Je t’enfonce une broche dans le gosier, si tu ne te tais pas.
MNÉSILOKHOS
Attatata, iattatata !
EURIPIDÈS
Où cours-tu ?
MNÉSILOKHOS
Au temple des Déesses Vénérables. Par Déméter ! je ne reste pas ici pour être mutilé.
EURIPIDÈS
Mais tu vas être un comble de ridicule, avec la moitié de ta figure rasée !
MNÉSILOKHOS
Je n’en ai cure.
EURIPIDÈS
Au nom des dieux, ne m’abandonne pas. Viens ici.
MNÉSILOKHOS
Suis-je assez malheureux !
FIN DE L’EXTRAIT
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Published by Les Editions de Londres
© 2012— Les Editions de Londres
ISBN : 978-1-908969-54-5