Chapitre 5.

Quelles pensées agitaient l’homme intérieur dans Caldas depuis tantôt trois minutes qu’il se tenait au port d’armes, le chapeau à la main, le cœur palpitant sous son gilet (étoffe anglaise) ?

Il m’en coûte peu de l’avouer. Caldas ne pensait à rien. La majesté silencieuse de cette réception avait subitement cristallisé les idées du nouveau.

Le chef du personnel voulut bien enfin s’apercevoir qu’il y avait quelqu’un là. Par habitude il cacha précipitamment une feuille de papier blanc et son grattoir, souleva légèrement ses lunettes et… peut être allait-il parler quand la peur du ridicule déliant tout à coup la langue de Caldas :

– Monsieur, dit-il, vous m’avez fait l’honneur de m’appeler…

M. Le Campion, qui ne s’est jamais démenti, ne répondit ni oui ni non…

Caldas continua :

– Vous avez bien voulu me convoquer par une lettre…

Et il cherchait dans toutes ses poches…

M. Le Campion avança la main.

Caldas cherchait toujours avec rage, avec frénésie, sans rien trouver… Il ne connaissait pas la topographie de son vêtement neuf ; depuis avant-hier on portait les poches de côté sur les hanches, et Krugenstern ne l’avait pas initié à ce détail.

La main de M. Le Campion, toujours tendue vers lui, avait des frémissements d’impatience ; il le voyait clairement, et l’horreur de cette situation paralysait ses moyens. Il se reprenait à fouiller dans une poche déjà explorée cinq fois.

– Canaille de tailleur ! pensait-il, idiot, Allemand ! me pousser dans un habit dont je ne connais pas les dépendances ! De quoi ai-je l’air ? d’avoir loué une frusque chez le fripier.

Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau à terre, et se palpant par devant, par derrière, de droite et de gauche dans un suprême effort, il réussit à trouver la lettre fatale qu’il glissa respectueusement dans la main toujours tendue de M. le chef du personnel.

– Vous êtes M. Romain Caldas ? demanda M. Le Campion en jetant les yeux sur cette lettre qui portait sa signature.

– Oui, Monsieur.

M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau : il lui prenait sa mesure administrative. Du reste, pas un pli sur sa physionomie qui pût indiquer s’il était ou non satisfait de son examen. Il reprit avec solennité :

– Vous voulez suivre, Monsieur, la carrière de l’administration ; c’est une pénible et laborieuse carrière, féconde en déceptions, et que vous ne connaissez sans doute pas encore ; mais vous avez fait votre droit, je crois.

– Je suis licencié, dit Caldas ; en outre, je crois pouvoir me rendre utile dans l’administration… j’ai l’habitude de rédiger, j’ai publié quelques ouvrages.

– Ah ! ah ! fit sur deux tons différents M. le chef du personnel, vous vous occupez de littérature.

Et positivement cette fois sa figure exprima quelque chose. Ce n’était pas de la satisfaction.

Le nouveau s’aperçut qu’il faisait fausse route.

– De littérature, dit-il d’un air désintéressé, pas précisément ; quelques travaux sérieux d’économie politique, de statistique…

M. Le Campion, reculant subitement son fauteuil, se leva et s’adossant à la cheminée :

– Notre administration, dit-il en pesant ses paroles, a l’honneur de compter dans son sein plusieurs littérateurs français…

Il fit une pause.

Caldas se reprenait à espérer.

– Ce sont tous, ajouta le chef du personnel, d’exécrables employés.

– Oh ! dit le nouveau, je ne suivrai pas leurs traces ; entré dans l’administration, je ne veux plus m’occuper que d’elle.

Le lâche reniait ses dieux.

– Vous devez cela, et plus encore, reprit l’auguste fonctionnaire, à l’éminent protecteur qui vous a si vivement recommandé à Son Excellence. C’est à lui que vous avez dû de voir votre demande si rapidement accueillie ; et c’est par conséquent à lui aussi que vous devez d’avoir été reçu à votre examen.

Romain se demandait en lui-même quel était, parmi les vingt inconnus qui avaient apostillé sa pétition, le protecteur assez puissant pour la faire aboutir en moins de deux ans.

Il se trouva que c’était un élève en pharmacie qui venait d’être nommé rédacteur en chef d’une grande revue.

M. Le Campion tira un cordon de sonnette suspendu juste au-dessus de son bureau.

L’homme marron-clair reparut.

– Conduisez monsieur, dit le chef du personnel, chez M. Mareschal, – votre chef de division, ajoutât-il en s’adressant au nouveau.

Et, comme l’audience était finie, il tourna le dos à Caldas avec cette urbanité parfaite que lui donne l’habitude de recevoir cent vingt visites par jour.