En tête du premier feuillet était écrit très lisiblement en langue anglaise et en langue bengalaise :
« À remettre au vice-roi du Bengale ou au président de l’Inde nouvelle, à Calcutta ».
— Ou au président de l’Inde nouvelle ? répéta le jeune homme. Qu’est-ce que l’Inde nouvelle ? Le sais-tu, Harry, toi qui as longtemps habité ce pays ?
— Oui, c’est une très puissante association fondée par les plus riches bourgeois du Bengale dans le but de chercher à civiliser les populations indiennes.
— Je continue : « Je ne sais pas si cet écrit arrivera dans l’Inde, ou si quand on le lira je serai encore vivant ; mais peut-être servira-t-il à faire punir les misérables qui ont causé la perte de ma grab la Djumna et de mon équipage. »
— La grab est sans doute un navire ? demanda le lieutenant.
— Oui, un petit trois-mâts, dont la poupe est très élevée.
« J’ai quitté Diamond-Harbourg le 7 août 1816, avec un chargement de cochenille pour l’île de Singapour, à moi confié par le président de l’Inde nouvelle, ainsi qu’une caisse contenant dix mille livres sterling en roupies d’or, destinées à Sir James Fulton, domicilié dans l’île susdite. »
« J’avais avec moi, comme matelots, douze hommes : trois Mysoriens, sept Malabares, et deux Bengalais. J’avais déjà navigué avec les dix premiers, sans avoir jamais à me plaindre d’eux en aucune façon, mais j’avais engagé au moment de partir les deux derniers, sans savoir qu’ils avaient précédemment fait partie de la secte rapace et infâme des Saniasses. »
— Sais-tu ce que c’est, Harry, que les Saniasses ?
— Certes. Ce sont de véritables bandits, répondit le matelot. Vous n’ignorez pas qu’il y a aux Indes diverses classes de fakirs qui, pour la plupart, en se donnant des airs de sainteté ne font rien moins qu’exploiter la superstition populaire, à laquelle ils inspirent un profond respect. Les Saniasses, particulièrement, ne se gênent point pour prendre tout ce qu’ils trouvent à leur convenance, sans que personne s’avise de les en empêcher. Parfois même, qui pis est, réunis en bandes très nombreuses, ils s’en vont piller et saccager des villages entiers. Continuez, sir Olivier.
« Je devais bientôt me repentir d’avoir enrôlé ces deux traîtres. Je ne sais pas d’ailleurs comment l’équipage avait pu savoir que j’avais embarqué ces dix mille livres, alors que, par précaution, j’avais eu le soin de dire que la caisse était pleine de cuivre.
» Toujours est-il que, du jour où les deux Saniasses furent instruits de la chose, en eux dut s’allumer le désir de s’approprier la fameuse caisse, en se défaisant de moi et de mes plus fidèles matelots.
» Plusieurs fois, je les avais vus causant de façon très intime, avec certains de mes Malabares ; mais n’ayant aucune méfiance, je n’y avais pas pris garde.
» Le septième jour de la traversée, un grave événement eut lieu à bord, qui me donna les premiers soupçons. Un matin, mes trois braves Mysoriens furent trouvés morts dans leurs hamacs, avec les traits singulièrement décomposés, la peau du visage marbrée de taches jaunâtres et le ventre énormément enflé.
» Je fus tout porté à supposer que ces malheureux avaient succombé par l’effet d’un violent poison, mêlé à leurs aliments ou à leur boisson ; et je n’hésitai pas à mettre ce crime au compte de Hungre et de Garrovi, les deux Saniasses. »
Là s’achevaient les lignes lisibles sur le premier feuillet, qui était le plus grand. La partie inférieure, malgré l’enduit résineux de l’enveloppe, avait dû être mouillée pendant une immersion de l’oie ; car on n’y apercevait que quelques lettres de mots absolument indéchiffrables.
Olivier plia avec soin ce feuillet et passa à la lecture du second, dont la première ligne faisait évidemment suite aux passages effacés de la feuille précédente.
« ... Je me tiens sur mes gardes, et, quand je dois prendre quelques heures de repos, je n’oublie pas de mettre mes pistolets sous mon oreiller.
» … je ne puis plus en douter, Hungre et Garrovi cherchent à corrompre mes Malabares ; et je crains que ceux-ci, par peur d’avoir le sort des Mysoriens, ou par cupidité, ne finissent par conspirer avec eux contre leur capitaine.
» La Djumna s’avance dans l’Océan Indien, nous sommes loin de toutes terres.
» Je pense à mon jeune frère laissé à Sérampour, le reverrai-je ?... Je commence à en douter. Je me confie à Dieu. »
L’eau avait encore effacé les dernières lignes de ce feuillet. Les trois autres feuillets semblaient avoir été arrachés du journal de bord ; et ils n’étaient aussi lisibles que dans leur partie supérieure.
Sur le troisième, Olivier put lire :
« 16 août. La grab ne doit pas être loin des îles Andamanes. Le vent du nord-ouest nous pousse avec une rapidité de cinq nœuds à l’heure.
» Je veille sans cesse, et je suis exténué par cette constante défiance, qui m’empêche de dormir pendant les heures ordinaires du repos.
» J’ai pris une heure de sommeil cet après-midi ; mais après avoir barricadé la porte de ma cabine. J’ai été réveillé par le bruit d’un pas sur l’escalier. Je suis convaincu qu’on épie le moment où l’on pourra me trouver endormi pour me tuer.
» 17 août. Toujours bon vent. Mes Malabares ne m’obéissent plus ; s’ils ne voyaient pas que j’ai mes pistolets à la ceinture, ils se seraient certainement déjà révoltés.
» 18 août. Calme absolu. La Djumna est immobile sous un ciel de feu, au sud de la petite Andamane. Je n’ose plus manger avec mon équipage, de peur d’être empoisonné. J’ai cherché à faire enchaîner les deux Saniasses, mais les Malabares s’y sont opposés, en me disant que les fakirs sont de saintes gens, et ils se sont armés pour les défendre.
» Cette nuit, je jetterai la caisse dans la mer.
» 19 août. J’ai été réveillé par un fracas terrible après une heure de sommeil. Je me suis levé, croyant que la grab avait touché sur quelque banc de sable. J’ai voulu sortir de ma cabine, mais la porte en était fermée et barricadée. Mes cris et mes menaces sont restés sans réponse. J’entends des cris qui se perdent au loin et je me vois... »
Ici l’écriture était effacée, mais un peu plus bas, le lieutenant put encore lire :
« … je comprends tout. Les misérables ont profité de mon sommeil pour s’introduire dans ma cabine et enlever la caisse... Pourquoi ne m’ont-ils pas tué ?... Les Malabares ne l’ont-ils pas voulu permettre, ou bien ?... »
En haut du quatrième feuillet, une phrase faisait suite à une phrase interrompue.
« … Dans les mains de Dieu. J’entends sur le pont les lamentables aboiements de mon chien ; comme si la brave bête avait conscience d’un grand danger...
» Il me semble que la Djumna est immobile, mais je ne puis m’en assurer, ma cabine n’ayant point d’ouverture sur la mer.
(Le capitaine, enfermé dans sa cabine...)
» … Depuis au moins trente-six heures, je n’entends plus aucun bruit sur le pont. Je suis à peu près certain qu’ils m’ont abandonné en s’embarquant sur la pinasse[Note_3].
» Les hurlements de mon chien deviennent de plus en plus lugubres... Je ne sais... Il me semble que je suis enfermé vivant dans mon sépulcre.
» 19 août. J’ai vainement cherché à forcer la porte de ma cabine. Je vais donc mourir là !...
» … Vers dix heures, je vois tout à coup l’eau pénétrer dans ma cabine. Je comprends, les misérables ont ouvert une voie dans les flancs de la Djumna, et le navire va sombrer...
» Quand je verrai que tout espoir sera perdu, je me logerai une balle dans la tête... Mon chien hurle toujours... »
Sur le cinquième feuillet :
« 20 août. J’ai de l’eau jusqu’aux genoux, mais depuis trois heures, l’eau reste au même niveau. La Djumna est probablement ensablée sur un banc, ou échouée sur des récifs... Depuis plus de quarante heures, je ne sais plus où les vents ont pu pousser le navire... Mon chien ne hurle plus. Peut-être, voyant une terre, s’est-il jeté à la nage pour l’atteindre ; peut-être est-il mort de faim... Et cependant... »
Ici s’achevait l’écriture, moins toutefois l’indication du nom du capitaine du navire que le lieutenant avait très distinctement pu lire en premier lieu.
— Plus rien ? demanda Harry.
— Plus rien, dit le jeune homme qui, les yeux errants devant lui, semblait plongé en de profondes réflexions.
— Le pauvre homme sera mort noyé dans sa cabine, ou bien de la balle qu’il devait se loger dans la tête, dit le matelot.
— Eh non ! répliqua le lieutenant, car s’il en était ainsi, qui donc eut attaché ces papiers sous l’aile de l’oie ?
— C’est ma foi vrai, sir Olivier, je n’y pensais pas ; mais cela s’est passé le 20 août et nous sommes à la fin de septembre ; il y a donc plus d’un mois.
— Il aura sans doute pu débarquer. Le navire, dit-il, était immobile.
— Mais où aurait-il débarqué ?
— Peut-être sur les îles Andamanes.
— Et vous croyez, sir Olivier, qu’il est encore vivant ?
— J’aime à le croire.
— Euh ! les indigènes des îles Andamanes ont une assez mauvaise réputation. Je ne sais pas s’ils auraient été hospitaliers pour lui.
— Voyons, Harry, que me conseilles-tu de faire ? Le message attaché sous l’aile de l’oiseau témoigne que le malheureux capitaine n’est pas mort dans sa cabine. Je ne te cache pas que son sort m’intéresse vivement, et que je serais disposé à tout tenter pour le sauver si c’est possible. Penses-tu que le gouvernement du Bengale veuille tâcher de faire la lumière sur ce drame ?
Le vieux marin secoua la tête.
— S’il s’agissait de quelque navire de guerre ou de quelque capitaine de la marine royale, on ne manquerait certes pas d’envoyer à leur recherche jusqu’aux îles Andamanes, et de mettre la police en mouvement pour découvrir et arrêter les coupables ; mais du moment où il ne s’agit que d’un capitaine de navire marchand, on ne bougera pas même un doigt. On fera des promesses, on chargera quelque Indien de chercher les Saniasses, et rien de plus, je vous assure, sir Olivier, d’autant mieux qu’un mois s’est écoulé depuis l’événement et qu’on dira : « Qui sait si l’homme est encore vivant ? »
— Quoi ? s’écria le jeune homme, on laisserait un pareil crime impuni, et l’on abandonnerait ce malheureux !
— Le vice-roi a bien autre chose à faire !
— Eh bien ! Harry, j’agirai par moi-même, dit le lieutenant. Le sort ayant fait tomber ces papiers dans mes mains, il ne sera pas dit que je serai resté indifférent au malheur de cet homme !
— Comptez-vous organiser à vos frais une expédition dans les îles Andamanes ?
— Pourquoi non ? mon père m’a laissé une fortune assez importante. Je puis me permettre d’en employer une partie à une bonne action.
— Je vous admire, sir Olivier, mais laissez-moi vous donner un conseil.
— Parle, Harry.
— Pour le moment, demandez d’abord un congé de quelques jours ; et rendons-nous à Calcutta, où nous irons trouver le président de l’Inde nouvelle. Par cet homme, nous pourrons avoir de précieuses informations sur ce Middel ; et peut-être nous prêtera-t-il un grand appui.
— Nous chercherons aussi, reprit le lieutenant, le frère de Middel. Sérampour est à quelque distance de la capitale du Bengale ; la recherche sera facile.
— Bien dit, sir, mais il faudrait aussi savoir sur laquelle des îles Andamanes le capitaine a pu être abandonné. Ces îles sont très nombreuses ; il faudrait plus de six mois pour visiter tout l’archipel.
— Rentrons, Harry, dit le jeune homme ; je pense que d’ici à trois jours, je pourrai partir pour Calcutta avec un congé régulier.
Le vieux matelot reprit les rames ; et la chaloupe eut bientôt ramené les deux hommes à Porto-Canning.