Préface des Éditions de Londres

« Les Etats et Empires de la Lune » est un roman de Cyrano de Bergerac qui précède Les Etats et Empires du Soleil. Les deux romans, publiés en 1657, dont le deuxième est inachevé, constituent une œuvre d’une originalité unique dans la littérature française, «L’Autre Monde ». A la fois voyage initiatique, satire de son époque, premier roman de science-fiction, « Les Etats et Empires de la Lune » suit une longue tradition amorcée par Lucien de Samosate, mais annonce Swift et précède les Lumières.

Résumé

Le narrateur, Dyrcona, se promène avec ses amis un soir de pleine lune et se fait la réflexion suivante : « la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. ». Cette réflexion relativiste déclenche des objections de la part de ses quatre amis. Le narrateur répond que Pythagore, Démocrite, Epicure, Copernic, Kepler sont de son avis. Puis il part pour la Lune. Voici comment il s’y prend : « Je m’étais attaché tout autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du Soleil qui les attirait m’éleva si haut qu’à la fin je me trouvai au dessus des plus hautes nuées. ». Il atterrit non pas sur la Lune, mais en Nouvelle France, au Canada. Puis il repart de Québec, et arrive enfin sur la Lune, qui se révèle aussi être le Paradis Terrestre. Il y rencontre des habitants gigantesques qui marchent à quatre pattes et le considèrent comme un sujet d’amusement. Il rencontre le démon de Socrate avec lequel il se lance dans de nombreuses discussions métaphysiques et épistémologiques. Puis il fait également la connaissance de Gonsalès, le héros du roman de Godwin, The man in the Moone : « Ce petit homme me conta qu’il était européen, natif de la Vieille-Castille, qu’il avait trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusqu’au monde de la lune où nous étions à présent… ». Le reste du livre est une suite de dialogues et de considérations, toutes aussi provocantes les unes que les autres, sur les dogmes acceptés, particulièrement ceux imposés par la religion. Puis il revient d’une façon bien curieuse sur terre, puisque lui et son interlocuteur, le démon de Socrate, sont emportés par le Diable au moment où ils remettent en question l’immortalité de l’âme. Mais le Diable lâche Dyrcona et celui-ci atterrit en Italie.  

Le voyage dans l’espace au temps de Cyrano

Cyrano s’inscrit déjà dans une longue tradition de voyages dans l’espace et sur la lune. L’ont précédé Lucien de Samosate avec Histoire véritable, Plutarque avec De la face qui apparaît dedans le rond de la lune, Kepler avec Somnium, Charles Sorel, avec Histoire comique de Francion, John Wilkins avec Discovery of a New World, or a Discourse tending to prove our Earth is one of the planets, et enfin Godwin avec The man in the Moone.

Cyrano et Godwin

La traduction de The man in the Moone par Jean Baudouin est publiée en France en 1648. Il est donc probable que Cyrano la découvre à ce moment. La référence à Gonsalès, le héros de Godwin, lui aussi arrivé sur la lune, par des moyens originaux, est en tous cas amusante. Mais il existe une différence remarquable et digne d’être observée entre Godwin et Cyrano. Si le deuxième rend clairement hommage à son prédécesseur, Gonsalès atterrit sur la lune par hasard, et en cela il est probablement l’héritier de Lucien de Samosate, tandis qu’avec Dyrcona, tout commence par cette réflexion relativiste : « la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. », qui le pousse à partir sur la lune afin de vérifier son hypothèse empirique. Le roman est surtout fait de dialogues dont l’objectif est d’apporter, en protégeant le narrateur qui utilise le « Je » d’accusations de blasphémie, de la distance critique. C’est bien en cela que les Lumières commencent peut être avec cette phrase. 

Le roman de la lune ou le roman de la connaissance ?

Comme nous le disions à l’instant, le voyage sur la lune n’est pas du à un hasard. En allant vérifier une hypothèse empirique, Dyrcona fait un travail de recherche de la connaissance. S’il renverse, provoque ou remet en question nombre des tabous politiques et sociétaux, apparentant ainsi « Les Etats… » à une satire swiftienne de son époque, le texte, par l’usage du dialogue, est une entreprise de déconstruction de l’ordre religieux posé comme une chape sur la connaissance scientifique. L’influence des travaux de Copernic, Kepler, Tycho Brahé, Galilée et d’autres astronomes sur Gassendi et donc sur Cyrano est bien visible. Beaucoup d’autres choses marquent dans ce texte étonnant ; sa richesse est telle que le commenter en détail est un exercice de haute voltige, mais voici quelques lignes qui évoqueront un de ses contemporains, Blaise Pascal, dans les Pensées. Voici Pascal : « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites… ». Et voici Cyrano : « Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous l’univers comme un grand animal, les étoiles qui sont des mondes comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous, à notre tour, sommes aussi les mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons… ». Alors ?! En mêlant l’exercice de la satire et celui-ci de la dé-dogmatisation, Cyrano précède à la fois Swift et Diderot.

Le nez de Rostand

Et la tirade des nez, dans tout ça ? Les biographes disent qu’il avait un grand nez. Les allusions sur sa propre sexualité (on le dit homosexuel) ne manquent pas dans l’œuvre de Cyrano. Mais on peut également considérer que le passage des grands nez « qui leur sert à se passer d’horloge » est la source de l’inspiration d’Edmond Rostand : « Sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu’un grand nez est à porte de chez nous une enseigne qui dit : « Céans loge un homme spirituel, prudent, courtois, affable, généreux et libéral… ».

Le roman de science-fiction

Mais, l’imagination de Cyrano le conduit aussi à des trouvailles dont la nature fait entrer « Les Etats… » dans le monde de la science-fiction. Ainsi, cette description non pas du magnétophone (comme de précédents commentateurs de Cyrano le dirent), mais bien de l’audiobook ou du livre numérique avec fonction vocale, avant l’heure : « C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères…Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de clefs, cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et en même temps il sort de cette noix comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage. »

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