« Mandrin » est un roman d’aventures historiques d’Arthur Bernède paru en 1924, sorti d’abord comme ciné-roman. « Mandrin » est l’évocation très libre de la vie de Mandrin.
Résumé de « Mandrin »
Première partie : Au petit matin, Mandrin et ses hommes font irruption chez Malicet, l’entreposeur des tabacs de Beaujeu, et le forcent à acheter ses marchandises de contrebande. Mandrin remarque la fille Malicet, Nicole, et il en tombe aussitôt amoureux. Puis il rencontre Tiennot le berger à l’occasion d’une escarmouche avec des gabelous. Tiennot l’assure de sa dévotion absolue. Pendant ce temps, le fermier général Bouret d’Erigny (mentionné en introduction dans une lettre de Voltaire) discute avec d’autres notables et financiers du meilleur moyen de se débarrasser de Mandrin. Arrive l’exempt Troplong, dit Pistolet, qui promet de capturer Mandrin. Nicole tombe amoureuse de Mandrin. Bouret d’Erigny et Pistolet arrivent en Dauphiné, et mettent les Malicet en prison pour avoir accepté des cadeaux du hors-la-loi Mandrin. La femme de Malicet a beau se battre, protester, clamer son innocence, et rappeler à qui veut l’entendre qu’elle est la cousine de Mme de Pompadour, rien n’y fait. Mandrin tombe dans une souricière mais s’échappe grâce à Tiennot. Bouret d’Erigny propose un marché ignoble à Nicole : il libère ses parents de la prison si elle accepte de l’épouser. Elle refuse d’abord puis elle se sacrifie. Tiennot révèle à Mandrin sa vraie identité : Jeanne Dastanave. Jeanne est amoureuse de Mandrin, et en veut à Nicole qu’elle prend pour une petite bourgeoise pas adaptée à la vie d’un hors-la-loi comme Mandrin. Bouret d’Erigny n’arrive toujours pas à se faire aimer de Nicole. Mandrin découvre que Nicole a disparu et va épouser Bouret d’Erigny. Il est d’abord furieux, se sent trahi, mais apprend de sa servante que Nicole a été contrainte. Mandrin capture Pistolet, le fait parler, et apprend où Bouret d’Erigny garde Nicole. Pistolet parvient à s’échapper et rejoint Bouret d’Erigny pour le prévenir de l’arrivée de Mandrin et de ses hommes le jour de ses noces. Mais Mandrin, déguisé en magicien Alcofribas, est déjà à l’intérieur du château. Il enlève Nicole, ils s’enfuient et se réfugient dans un château. Quelle n’est leur surprise quand ils apprennent que l’occupant des lieux n’est autre que Voltaire ! Pendant ce temps, Pistolet cherche par tous les moyens à attiser la jalousie de Jeanne alias Tiennot afin qu’elle livre Mandrin.
Deuxième partie : un curé marie Mandrin et Nicole. Mais Mandrin est de nouveau appelé à l’extérieur, cette fois-ci pour secourir l’un de ses hommes. Restée seule, Nicole est inconsolable. Voltaire la convainc d’aller trouver sa cousine, la Marquise de Pompadour, à Fontainebleau, afin qu’elle use de son influence sur le roi Louis XV pour qu’il accorde la grâce de Mandrin. Mais, incapable de gérer les incivilités en Dauphiné, le roi a déjà, sous la pression de ses ministres et des fermiers généraux, dépêché le colonel de la Morlière afin de mâter la rébellion. Le vieux soldat ne décolère pas d’avoir été choisi pour cette mission : lui, un grand soldat, en être réduit à faire la guerre à des bandits de grand chemin. Mais rapidement, il fait connaissance avec Mandrin dans une auberge truffée de ses espions. Envoyé pour châtier un bandit, il découvre un gentilhomme à la tête d’une armée. Pendant ce temps, Nicole rencontre Madame de Pompadour, et la convainc. Elle parle à Louis XV, et après hésitation, le roi accepte d’accorder la grâce à Mandrin à condition qu’il rejoigne son armée. La Morlière se fait battre par l’armée de Mandrin. Sur la route de Châlons, Bouret d’Erigny rencontre Nicole tandis qu’elle revient de Fontainebleau. Elle lui montre l’ordre de grâce signé par Louis XV. Furieux, il repart vers Fontainebleau et rencontre le marquis d’Argenson, qu’il persuade de faire revenir le roi sur sa décision. Le marquis y parvient. Nicole ne sait rien de cette démarche, et montre l’ordre de grâce à Mandrin. Celui-ci refuse la grâce du roi. Pistolet essaie de tendre un nouveau piège à Mandrin en utilisant Jeanne, mais elle se refuse à le trahir une nouvelle fois. Jeanne est jugée à Grenoble, mais au dernier moment Mandrin l’enlève au tribunal. Bouret d’Erigny et Pistolet utilisent le souterrain qui traverse la frontière entre la France et la Savoie et enlèvent Mandrin en plein territoire savoyard, au risque de provoquer un incident diplomatique. Profitant d’un moment d’inattention, Tiennot/Jeanne tue Pistolet. Lorsqu’elle est mise au courant de la situation, la marquise de Pompadour part pour le sud, libère Nicole du couvent et les Malicet de la prison, mais elle ne parvient pas à obtenir la grâce de Mandrin. Mandrin est condamné au supplice de la roue. Il est exécuté dans des conditions horribles. Bouret d’Erigny est poignardé par Tiennot. La légende prétend qu’au dernier moment, Mandrin s’échappa et que ce ne fut pas lui que l’on supplicia.
Le vrai Mandrin
Louis Mandrin est né le 11 Février 1725 à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs et mort à Valence le 26 Mai 1755. Issu d’une famille modeste, il devient chef de famille à la mort de son père quand il a dix-sept ans. En 1748, suite à une expédition malheureuse où il perd la majeure partie des bêtes qu’il convoyait pour l’armée de France en Italie, la Ferme Générale refuse de le payer. En 1753, Mandrin et son ami Brissaud sont condamnés à mort. Mandrin s’échappe mais Brissaud est pendu à Grenoble. Pierre Mandrin, son frère, est également pendu le même jour pour faux-monnayage. A partir de ce jour, Mandrin déclare la guerre aux fermiers généraux. Il devient le chef d’une bande de contrebandiers qui transportent principalement du tabac, mais aussi des étoffes, entre la Savoie, le canton de Genève et le Dauphiné. Sa bande devient vite une armée de plusieurs de centaines de personnes.
Bernède n’a pas tout inventé, et une part de la légende qu’il raconte est vraie. Ainsi, Mandrin s’attaque surtout aux fermiers généraux les plus impopulaires, il n’hésite pas à les moquer en vendant ses marchandises de contrebande en place publique, il fait parfois des cadeaux, libère des prisonniers qu’il estime injustement condamnés. Passant aisément en Savoie où se trouvent ses dépôts d’armes, son aire d’influence s’étend progressivement sur tout le centre. Il devient très populaire auprès du peuple, mais aussi auprès des nobles de la région, et se gagne l’admiration de certaines personnalités, notamment de Voltaire. Sa fin est à peu près fidèlement restituée par Bernède. Exaspérés par les campagnes de Mandrin, les fermiers généraux obtiennent du roi qu’il envoie l’armée, sous les ordres du colonel de la Morlière. Mais quand Mandrin parvient à s’échapper dans son fief de Savoie, les fermiers généraux organisent une expédition punitive en territoire étranger, et en reviennent avec Mandrin. Le roi de Sardaigne et de Savoie exige aussi la restitution de Mandrin, arrêté illégalement sur son territoire, auprès du roi Louis XV. Celui-ci va accepter, afin d’éviter un incident diplomatique, mais les fermiers généraux accélèrent son procès et Mandrin est exécuté en place publique.
La Ferme Générale
Dès le Quinzième siècle, les besoins de l’Etat conduisent à une multiplication des impôts. Afin de payer pour les nouveaux besoins financiers de l’Etat en croissance stratosphérique, Colbert réorganise le système et réunit la perception des Droits (entrées, octrois, gabelle, tabac…) sous un nombre plus réduit de financiers. Puis, en 1726, à une époque où l’Etat traverse de grandes difficultés financières, est constituée la Ferme Générale. Le pouvoir des Fermiers généraux est concentré en des mains encore moins nombreuses, les fermiers deviennent immensément riches, et le peuple les hait de plus en plus, pour l’argent qu’ils leur prennent, et pour l’image qu’ils projettent, venant à symboliser dans les campagnes françaises toute l’injustice de l’Ancien Régime (et à Paris, voir Turcaret de Lesage). Ainsi, l’injustice pré-révolutionnaire est avant tout une injustice fiscale. Ainsi, ce qui déclenche la Révolution (outre les velléités de pouvoir manifestées par la bourgeoisie), est-ce réellement la perception de l’écart de richesses entre les riches et les pauvres, ou alors est-ce cette situation inacceptable où certains doivent s’acquitter de l’impôt pour entretenir ceux qui ne le paient pas et ce pour des raisons qui n’ont plus lieu d’être? Si c’est bien ça le mécanisme déclencheur, si l’émeute est provoquée par le sentiment d’injustice, la révolte par la faim, une Révolution est d’abord la réponse à une réalité fiscale. Si c’est le cas, le parallèle entre la France pré-révolutionnaire de la fin du Dix-Huitième siècle et notre époque saute aux yeux.
Voltaire et Mandrin
Voltaire sert à véhiculer l’image prérévolutionnaire de Mandrin : « On prétend à présent qu’ils n’ont plus besoin d’asile, et que Mandrin, leur chef, est dans le cœur du royaume, à la tête de six mille hommes déterminés ; que les soldats désertent les routes pour se ranger sous ses drapeaux, et que s’il a encore quelque succès, il se verra bientôt à la tête d’une grande armée. Il y a trois mois, ce n’était qu’un voleur ; c’est à présent un conquérant » ou encore « Le peuple aime Mandrin à la fureur, il s’intéresse pour celui qui mange les mangeurs de gens ».
La morale fiscale
Aux Editions de Londres, nous parlons souvent de la néo-morale moderne et nous essayons de dénoncer son ridicule, à nos yeux aussi ridicule et absurde que la morale bourgeoise du Dix Neuvième siècle, la morale de la Cour au Dix-Huitième siècle etc. Or, ce n’est pas parce qu’une morale est moderne, ou qu’elle appartient à la classe dominante, ou encore qu’elle s’oppose à une morale démodée, qu’elle doit devenir loi naturelle, et qu’y déroger constitue un crime d’opinion.
Et pourtant, rien n’a changé. Les mêmes principes autoritaires et d’exclusion sont toujours à l’œuvre, renvoyant ceux qui s’opposent à la néo-morale dans leur camp conservateur, rétrograde, arriéré, ce qui n’est pas non plus totalement faux, puisque ces derniers, aujourd’hui opprimés par les tenants de la néo-morale (laquelle est maintenant en train de vivre sa dernière décennie sous sa forme aussi extrême), en feraient de belles si c’était leur morale qui reprenait le dessus.
Toutefois, voici le problème qui se pose aujourd’hui et qui explique qu’évidemment Mandrin soit plus populaire en Savoie ou en Dauphiné qu’à Paris. Allez voir des Parisiens tenants de la néo-morale. Et voici ce qu’ils penseraient de Mandrin : le tabac, c’est mal. Ne pas payer ses impôts, c’est très mal. La contrebande, c’est très très mal. L’exil fiscal dans le canton de Genève ou en Savoie, c’est super mal. Alors, comment résoudre la contradiction ?
Mandrin n’est pas vraiment un contrebandier, c’est plutôt un pré-révolutionnaire mal dégrossi. Ou alors est-ce un simple contrebandier qui se pique de faire sa petite révolution ? Comment peut-on concilier à notre époque l’héritage révolutionnaire et l’amour de l’impôt puisque l’une des origines de la Révolution c’est justement la révolte contre l’oppression que constitue l’impôt ? Le néo-moraliste répondrait : mais parce que l’impôt c’était mal avant la Révolution, puisqu’il servait aux puissants pour écraser le peuple, et que c’est très bien après puisqu’il sert le peuple. L’impôt sert le peuple à notre époque ? Mais alors comment expliquer les rapports de la Cour des Comptes (qui ne font pas partie de la Ferme Générale) sur la gabegie de l’Etat, ni la pauvreté (économique, éducative, culturelle…) qui gagne comme un cancer toutes les couches basses et moyennes de la population ? C’est l’impôt bien utilisé, moralement justifié ? Le néo-moraliste répondrait : c’est parce que les méchants assujettis à l’impôt n’en paient pas assez. Et le néo-moraliste pragmatique admettrait que l’impôt n’est pas toujours bien utilisé, mais que cela ne remet pas en cause son assiette, ses montants etc. Mais si c’était l’envergure de l’impôt qui créait justement les bureaucraties en charge de sa redistribution, et en les créant, qui leur donnait bien trop de pouvoir, et surtout un pouvoir nullement assujetti à la vigilance des citoyens ? En gros, le retour de la dictature par l’asservissement fiscal. En effet, la dictature prend des formes multiples. Elle n’est pas que casques métalliques et bottes ferrées, il existe aussi des dictatures de bonne volonté, celles où tout est décidé pour vous, hormis un minuscule espace privé finalement tout aussi bien contrôlé. Et plus il y a d’impôt plus il y a d’endettement, donc plus de pauvreté future, ce qui est tout de même plutôt cocasse, mais non, pour les néo-moralistes, l’impôt c’est très bien. Et le meilleur moyen de se faire haïr dans notre société si encline à dénoncer les délits d’opinion (pour comprendre, lire Kundera et sa peinture de la société qu’il fuit pour venir à Paris, mais connaît-il le vrai Paris ? Pas sûr, chez les néo-moralistes, on préfère voir les étrangers dans les films que dans son salon), le meilleur moyen donc, c’est d’expliquer le rôle économique de la contrebande comme contrepoids à une fiscalité honteuse, ou encore prôner la désobéissance fiscale (comme Thoreau, l’un de nos grands modèles).
De la contrebande
Mandrin est le contrebandier le plus célèbre de l’histoire de France.
D’abord il y a le traffic et il y a la contrebande. Le « traffic » s’applique aux produits illégaux, tels que héroïne, cocaïne, drogues douces, faux billets, fausses cartes, ivoire, corne de rhinocéros…Le traffic de toutes ces choses, c’est le domaine du monde criminel.
La contrebande de produits légaux (de nos jours, tabac, alcool, principalement, mais aussi machines-outil, pièces de rechange pour l’industrie automobile, moquettes, fruits et légumes, parpaings de béton, parfums, boulons, écrous, durians, tours Eiffel miniatures, Bibles en chinois…), c’est l’association du monde criminel et de la société civile. C’est souvent la réponse du marché, donc de la société civile, et de ses principaux acteurs économiques, à une situation absurde, imposée par une minorité dominante sur une majorité opprimée. Sans vous faire un cours sur la contrebande comme réponse du marché aux codes, lois et règlements, il est clair que la contrebande dans le monde moderne suit exactement les mêmes mécanismes qu’à l’époque de Mandrin. Ainsi, pour citer quelques exemples : a) Les trafiquants de tabacs et de spiritueux en Asie du Sud-Est et en Chine font partie intégrante du marché ; en évitant de régler les droits de douane exorbitants que demande l’Etat, ils favorisent une meilleure redistribution des marges dans la chaîne de distribution, permettant ainsi à des centaines de milliers de petits détaillants d’assurer leur trésorerie, en ayant accès à des produits de meilleure qualité, et sur lesquels ils peuvent gagner plus d’argent, plus-value réinvestie immédiatement dans l’économie réelle, et favorisant donc la croissance économique interne, en sus du contrepoids que cela représente vis-à-vis d’Etats et de satrapes la plupart du temps corrompus. b) Les trafiquants de biens nécessaires à la chaîne économique, comme des produits intermédiaires, pièces de rechange, matériaux de la construction etc… facilitent aussi la croissance économique en court-circuitant les canaux bureaucratiques généralement corrompus, et qui prélèvent une dîme sur l’économie réelle. En ne payant pas de droits de douane, les acteurs font des arbitrages, et transfèrent un pourcentage considérable du PIB dans des chaînes de montage, des gains de productivité, des biens manufacturés, donc des salaires, une croissance de la consommation (gain d’utilité puisque l’alternative, le paiement de l’impôt sert à rémunérer des entrepreneurs véreux et incompétents, acheter des villas sur la côte ouest des Etats-Unis, ou financer l’économie souterraine de l’armée chinoise. Les contrebandiers sont finalement des keynésiens qui s’ignorent.
Ce ne sont que quelques exemples bien sûr, mais de tous temps, la contrebande a été la réponse de l’économie réelle à l’oppression de pouvoirs tyranniques ou de bureaucraties promptes aux décisions les plus absurdes.
L’amour de l’impôt est une perversion de l’esprit démocratique
Il n’est pas étonnant que ce soient les Provinciaux et les Communards qui se soient beaucoup intéressés à Mandrin. Les Provinciaux savent ce que résister à l’oppression du pouvoir central implique. De même pour les Communards. Le néo-moraliste parisien accepte à la rigueur Mandrin s’il parvient à l’intégrer dans son système de pensée, c'est-à-dire qu’il le voit en pré-révolutionnaire. Or, Mandrin aurait-il été un révolutionnaire ? Possible, bien que nous en doutions. Mandrin participe davantage d’une réponse anarchiste à la domination de l’autorité. L’impôt et la croissance de l’impôt constituent une élite, et cette élite reproduira, volontairement ou non, avec les meilleures intentions (régimes socialistes) ou les plus mauvaises (régimes fascistes) les mêmes mécanismes d’oppression. Seul un pouvoir central ramené à sa portion congrue est un pouvoir dépourvu de la faculté d’opprimer. Seul un système politique où le pouvoir est exercé de façon provisoire par des citoyens et non de façon permanente par des spécialistes est un système qui protège la liberté de tous sur le long terme. Il faut absolument écouter sur ce point Castoriadis, qui ne nous parle pas de contrebande, mais de choses beaucoup plus importantes. Pour conclure, nous appartenons à une école de pensée qui se défie de l’impôt. Attention, nous ne sommes pas contre l’impôt, bien au contraire, nous ne sommes pas stupides, ni des idéologues, nous sommes des pragmatiques qui nous défions des idéologues. Et aujourd’hui, prêcher l’amour de l’impôt, c’est un peu faire l’apologie de la solidité de ses chaînes.
© 2013- Les Editions de Londres