Paru dans le Mercure de France de Septembre 1896.
Je crois que la question est définitivement tranchée de savoir si le théâtre doit s’appliquer à la foule ou la foule au théâtre. Laquelle, antiquement, n’a pu comprendre ou faire semblant de comprendre les tragiques et comiques que parce que leurs fables étaient universelles et réexpliquées quatre fois en un drame, et le plus souvent préparées par un personnage prologal. Comme aujourd’hui elle va à la Comédie-Française entendre Molière et Racine parce qu’ils sont joués d’une façon continue. Il est d’ailleurs assuré que leur substance lui échappe. La liberté n’étant pas encore acquise au théâtre de violemment expulser celui qui ne comprend pas, et d’évacuer la salle à chaque entracte avant le bris et les cris, on peut se contenter de cette vérité démontrée qu’on se battra (si l’on se bat) dans la salle pour une œuvre de vulgarisation, donc point originale et par cela antérieurement à l’originale accessible, et que cela bénéficiera au moins le premier jour d’un public resté stupide, muet par conséquent.
Et le premier jour ceux-là viennent, qui savent comprendre.
Il y a deux choses qui siérait – si l’on voulait descendre jusqu’au public – de lui donner, et qu’on lui donne : des personnages qui pensent comme lui (un ambassadeur siamois ou chinois, entendant l’Avare, gagea que l’avare serait trompé et la cassette prise) et dont il comprenne tout avec cette impression : « Suis-je spirituel de rire de ces mots spirituels », qui ne manque aux auditeurs de M. Donnay, et l’impression de la création, supprimant la fatigue de prévoir ; et en second lieu, des sujets et péripéties naturelles, c’est-à-dire quotidiennement coutumières aux hommes ordinaires, étant de fait que Shakespeare, Michel-Ange ou Léonard de Vinci sont un peu amples et d’un diamètre un peu rude à parcourir, parce que, génie et entendement ou même talent n’étant point d’une nature, il est impossible à la plupart.
S’il y a dans tout l’univers cinq cents personnes qui soient un peu Shakespeare et Léonard par rapport à l’infinie médiocrité, n’est-il pas juste d’accorder à ces cinq cents bons esprits ce qu’on prodigue aux auditeurs de M. Donnay, le repos de ne pas voir sur la scène ce qu’ils ne comprennent pas, le plaisir actif de créer aussi un peu à mesure et de prévoir ?
Ce qui suit est un index de quelques objets notoirement horribles et incompréhensibles pour ces cinq cents esprits qui encombrent la scène sans utilité, en premier rang le décor et les acteurs.
Le décor est hybride, ni naturel ni artificiel. S’il était semblable à la nature, ce serait un duplicata superflu… On parlera plus loin de la nature décor. Il n’est pas artificiel en ce sens qu’il ne donne pas à l’artiste la réalisation de l’extérieur vu à travers soi ou mieux créé par soi.
Or il serait très dangereux que le poète à un public d’artistes imposât le décor tel qu’il le peindrait lui-même. Dans une œuvre écrite, qui sait lire y voit le sens caché exprès pour lui, reconnaît le fleuve éternel et invisible et l’appelle Anna Peranna. La toile peinte réalise un aspect dédoublable pour très peu d’esprits, étant plus ardu d’extraire la qualité d’une qualité que la qualité d’une quantité. Et il est juste que chaque spectateur voit la scène dans le décor qui convient à sa vision de la scène. Devant un grand public, différemment, n’importe quel décor artiste est bon, la foule comprenant non de soi, mais d’autorité.
Il y a deux sortes de décors, intérieurs et sous le ciel. Toutes deux ont la prétention de représenter des salles ou des champs naturels. Nous ne reviendrons pas sur la question entendue une fois pour toutes de la stupidité du trompe-l’œil. Mentionnons que ledit trompe-l’œil fait illusion à celui qui voit grossièrement, c’est-à-dire ne voit pas, et scandalise qui voit d’une façon intelligente et éligente de la nature, lui en présentant la caricature par celui qui ne comprend pas. Zeuxis a trompé des bêtes brutes, dit-on, et Titien un aubergiste.
Le décor par celui qui ne sait pas peindre approche plus du décor abstrait, n’en donnant que la substance ; comme aussi le décor qu’on saurait simplifier en choisirait les utiles accidents.
Nous avons essayé des décors héraldiques, c’est-à-dire désignant d’une teinte unie et uniforme toute une scène ou tout un acte, les personnages passant harmoniques sur ce champ de blason. Cela est un peu puéril, ladite teinte s’établissant seule (et plus exacte, car il faut tenir compte du daltonisme universel et de toute idiosyncrasie) sur un fond qui n’a pas de couleur. On se le procure simplement et d’une manière symboliquement exacte avec une toile pas peinte ou un envers de décor, chacun pénétrant l’endroit qu’il veut, ou mieux, si l’auteur a su ce qu’il voulut, le vrai décor exosmosé sur la scène. L’écriteau apporté selon les changements de lieu évite le rappel périodique au non-esprit par le changement des décors matériels, que l’on perçoit surtout à l’instar de leur différence.
Dans ces conditions, toute partie du décor dont on aura un besoin spécial, fenêtre qu’on ouvre, porte qu’on enfonce, est un accessoire et peut être apportée comme une table ou un flambeau.
L’acteur « se fait la tête », et devrait tout le corps, du personnage. Diverses contractions et extensions faciales de muscles sont les expressions, jeux physionomiques, etc. On n’a pas pensé que les muscles subsistent les mêmes sous la face feinte et peinte, et que Mounet et Hamlet n’ont pas semblables zygomatiques, bien qu’anatomiquement on croie qu’il n’y ait qu’un homme. Ou l’on dit la différence négligeable. L’acteur devra substituer à sa tête, au moyen d’un masque l’enfermant, l’effigie du PERSONNAGE, laquelle n’aura pas, comme à l’antique, caractère de pleurs ou de rire (ce qui n’est pas un caractère), mais caractère du personnage : l’Avare, l’Hésitant, l’Avide entassant les crimes…
Et si le caractère éternel du personnage est inclus au masque, il y a un moyen simple, parallèle au kaléidoscope et surtout au gyroscope, de mettre en lumière, un à un ou plusieurs ensemble, les moments accidentels.
L’acteur suranné, masqué de fards peu proéminents, élève à une puissance chaque expression par les teintes et surtout les reliefs, puis à des cubes et exposants indéfinis par la LUMIERE.
Ce que nous allons expliquer était impossible au théâtre antique, la lumière verticale ou jamais assez horizontale soulignant d’ombre toute saillie du masque et pas assez nettement parce que diffuse.
Contrairement aux déductions de la rudimentaire et imparfaite logique, en ces pays solaires il n’y a pas d’ombre nette, et en Egypte, sous le tropique du Cancer, il n’y a presque plus de duvet d’ombre sur les visages, la lumière était verticalement reflétée comme par la face de la lune et diffusée et par le sable du sol et par le sable en suspens dans l’air.
La rampe éclaire l’acteur selon l’hypoténuse d’un triangle rectangle dont son corps est l’un des côtés de l’angle droit. Et la rampe étant une série de points lumineux, c’est-à-dire une ligne s’étendant indéfiniment, par rapport à l’étroitesse de la face de l’acteur, à droite et à gauche de l’intersection de son plan, on doit la considérer comme un seul point éclairant, situé à une distance indéfinie, comme si elle était derrière le public.
Celui-ci est distant par suite d’un moindre infini, pas assez moindre pour qu’on ne puisse pas considérer tous les rayons reflétés par l’acteur (soit tous les regards) comme parallèles. Et pratiquement chaque spectateur voit le masque personal d’une façon égale, avec des différences à coup sûr négligeables, en comparaison des idiosyncrasies et aptitudes à différemment comprendre, qu’il est impossible d’atténuer – qui d’ailleurs se neutralisent dans une foule en tant que troupeau, c’est-à-dire foule.
Par de lents hochements de haut en bas et bas en haut et librations latérales, l’acteur déplace les ombres sur toute la surface de son masque. Et l’expérience prouve que les six positions principales (et autant pour le profil, qui sont moins nettes) suffisent à toutes les expressions. Nous n’en donnons pas d’exemple, parce qu’elles varient selon l’essence première du masque, et que tous ceux qui ont su voir un Guignol ont pu les constater.
Comme ce sont des expressions simples, elles sont universelles. L’erreur grave de la pantomime actuelle est d’aboutir au langage mimé conventionnel, fatigant et incompréhensible. Exemple de cette convention : une ellipse verticale autour du visage avec la main et un baiser sur cette main pour dire la beauté suggérant l’amour. – Exemple de geste universel : la marionnette témoigne sa stupeur par un recul avec violence et choc du crâne contre la coulisse.
A travers tous ces accidents subsiste l’expression substantielle, et dans maintes scènes le plus beau est l’impassibilité du masque un, épandant les paroles hilarantes ou graves. Ceci n’est comparable qu’à la minéralité du squelette dissimulé sous les chairs animales, dont on a de tous temps reconnu la valeur tragi-comique.
Il va sans dire qu’il faut que l’acteur ait une voix spéciale, qui est la voix du rôle, comme si la cavité de la bouche du masque ne pouvait émettre que ce que dirait le masque, si les muscles de ses lèvres étaient souples. Et il vaut mieux qu’ils ne soient pas souples, et que le débit dans toute la pièce soit monotone.
Depuis la phrase d’une préface de Beaumarchais, le travesti, défendu par l’Église et par l’art. « Il n’existe point de tout jeune homme assez formé pour… » La femme étant l’être jusqu’à la vieillesse imberbe et à la voix aiguë, une femme de vingt ans représente, selon la tradition parisienne, l’enfant de quatorze, avec l’expérience de six ans de plus. Cela compense peu le ridicule du profil et l’inesthétique de la marche, la ligne estompée à tous les muscles par le tissu adipeux – odieux parce qu’il est utile, générateur du lait.
Quelques mots sur les décors naturels, qui existent sans duplicata, si l’on tente de monter un drame en pleine nature, au penchant d’une colline, près d’une rivière, ce qui est excellent pour la portée de la voix, sans velum surtout, dût le son se perdre ; les collines suffisent, avec quelques arbres pour l’ombre.
On joue aujourd’hui, comme il y a un an, en plein vent Le Diable Marchand de Goutte et l’idée a été complétée au précédent Mercure par M. Alfred Valette. Voici trois ou quatre ans, M. Lugné-Poe, avec quelques amis, donna à Presles, au bord de la forêt de l’Isle-Adam, sur un théâtre naturel creusé dans la montagne, La Gardienne. En ce temps d’universel cyclisme, quelques séances dominicales, un été, très courtes (de deux à cinq), d’une littérature d’abord pas trop abstraite (Le Roi Lear, par exemple ; nous ne comprenons pas cette idée d’un théâtre du peuple), en des campagnes distantes de peu de kilomètres, avec des arrangements pour ceux qui usent des chemins de fer, sans préparatifs d’avance, les places au soleil gratuites (M. Barrucand écrivait récemment d’un théâtre gratuit) et les sommaires tréteaux traînés en une ou plusieurs automobiles, ne seraient pas absurdes.