C’est un port, l’un des plus beaux du bord des eaux. Il est illustre sur tous les parallèles. À tout instant du jour et de la nuit, des bateaux labourent pour lui au plus loin des mers. Il est l’un des grands seigneurs du large. Phare français, il balaye de sa lumière les cinq parties de la terre. Il s’appelle le port de Marseille.
Il a plus de cinq kilomètres de long. Il n’en finit pas. Peut-être bien a-t-il six, ou même sept kilomètres. Môle A, Môle B, Môle C. Il va presque jusqu’au milieu de l’alphabet, le port de Marseille… C’est le marché offert par la France aux vendeurs du vaste monde. Les chameaux portant leur faix vers les mahonnes d’au-delà nos mers, sans le savoir, marchent vers lui. Port de Marseille : cour d’honneur d’un imaginaire palais du commerce universel.
Tous les vieux noms connus des hauts barons de la mer sont affichés là, aux frontons de ces môles, comme une courtoise invitation au voyage. La Paquet, la Transat, la Cyprien Fabre, les Chargeurs Réunis, les Transports, les Messageries Maritimes à tête de licorne. La Peninsular. La Nippon Yusen Kaisha. Où voulez-vous aller ? Au Maroc, en Algérie, en Tunisie ? Au Sénégal, en Égypte ? Au Congo, à Madagascar ? En Syrie, à Constantinople ? Au Tonkin ? Aux Indes ? En Australie ? En Chine ? En Amérique du Sud ? Faites votre choix. Ici, on embarque pour toutes les mers, pour la Rouge et la Noire, pour tous les détroits, tous les canaux, tous les golfes. On vous en montrera, des pays ! On vous en fera connaître, des choses insoupçonnées ! Pas un coin, si bien endormi qu’il fût, que nous n’ayons déjà réveillé autour du monde. On part pour tous les océans, l’Atlantique, l’Indien, le Pacifique.
C’est moi, Marseille...
Écoutez, c’est moi, le port de Marseille, qui vous parle. Je suis le plus merveilleux kaléidoscope des côtes. Voici les coupées de mes bateaux. Gravissez-les. Je vous ferai voir toutes les couleurs de la lumière ; comment le soleil se lève et comment il se couche en des endroits lointains. Vous contemplerez de nouveaux signes dans le ciel et de nouveaux fruits sur la terre.
Montez ! Montez ! Je vous emmènerai de race en race. Vous verrez tous les Orients—le proche, le grand, l’extrême.
Je vous montrerai les hommes de différentes peaux, le brun, le noir, le mordoré, le jaune, nus en Afrique, en chemise aux Indes, en robe en Chine, et marchant sur des petits bancs au pays du Soleil-Levant.
Je vous ferai connaître toutes les femmes, celles dont le voile prend au-dessous des yeux, celles au voile blanc, celles au voile noir ; celle au bambou coupant leur front. En kimono, en pagne, drapées ou culottées. Vous sentirez se poser sur vous des regards dont vous n’avez encore nulle idée. Il y en aura de brûlants, de tranchants, d’insistants, de royaux, d’indéchiffrables. Vous verrez des femmes qui, lorsqu’elles marchent, font le bruit d’une vitrine de joaillier qui s’écroule, tellement elles sont, ces créatures, couvertes d’or, d’argent, d’ambre, d’ivoire et de verroteries. Vous en verrez aux cheveux coupés franchement en brosse, d’autres à qui il faut deux jours et l’aide de toute une famille pour préparer une coiffure qu’on ne touche plus pendant un mois. Vous verrez celles qui se tiennent sur des pieds brisés, celles qui s’avancent comme un oiseau sautille, et des esclaves marcher comme des princesses.
Gravissez les coupées de mes bateaux. Je vous conduirai vers toutes les merveilles des hommes et de la nature. Je mène à Fez, aux Pyramides, au Bosphore, à l’Acropole, aux murailles de Jérusalem. Je mène aux temples hindous du Sud au Tadg-Mahall, à Angkor, à la baie d’Along et même jusqu’à Enoshima !
Je vous ferai voir des oiseaux qui plongent et des poissons qui volent. Embarque-toi ! Embarque-toi !
Tu arracheras des ananas, tu mangeras des mangues, tu boiras le lait de la noix des cocotiers. Tu verras des arbres en feu, mais qui ne flambent pas, quoiqu’ils s’appellent des flamboyants. Tu verras les champs de thé, les grandes plaines inondées où le riz qui pousse n’est encore qu’un tapis de velours frémissant et vert. Tu verras des arbres alignés à l’infini ainsi que les soldats d’une armée immense. Comme eux ils saignent mais ce n’est que du caoutchouc pour te permettre de rouler en automobile.
Tu verras les vaches à bosse et à tête plate se promener dignement sur les plus beaux trottoirs des plus grandes villes. Tout un peuple les saluera avec respect et tu leur céderas la place devant les étalages, parce que là-bas, elles ne font pas partie de la race animale mais de la race divine et que toi, tu n’es qu’un homme.
Tu apprendras que les singes ne vivent pas derrière des grilles, mais en grande assemblée libre. Ils ne se dérangeront guère quand tu passeras et, la première fois, en les apercevant de loin, tu croiras diriger tes pas vers une tribu d’indigènes.
Si tu es chasseur, tu tueras des lions où il y a du zèbre, des tigres où il y a du chevreuil.
Mes bateaux sifflent. Ils vont lever l’ancre. Monte ! Tu ne peux imaginer ce que je vais encore te dévoiler. Ce sont des miracles. Il s’agit de l’œuvre incroyable, accomplie aux pays chauds par les hommes de la race blanche. Les Anglais, les Français, les Italiens, les Allemands, les Hollandais, les Belges, les Espagnols, viens voir combien ils ont travaillé ! Ils ont été jusqu’à s’attaquer au grand corps de la terre. Ils l’ont transpercé de part en part à trois endroits : à Suez, à Corinthe, à Panama. À cinq jours d’ici, je te montrerai, en plein dans la mer, la statue d’un Français qui a osé cela : Lesseps.
Ils ont brisé les vagues des océans. De rochers torrides, ils ont fait des villes. Les pieds dans l’humus, ils ont déroulé les routes à travers les jungles échevelées. Tu verras les pays où ils ont apporté le chemin de fer. À quoi bon te les décrire avant ? Tu ne croirais pas… Mais tu verras…
Tu verras qu’il n’y a pas qu’un soleil, comme le prétendent les physiciens célestes, mais deux : le bon soleil qui donne le sourire à l’enfant, réjouit le malade, fait chanter les tuiles des toits, les feuilles des arbres, les toilettes des femmes et le cœur des hommes, puis le méchant soleil qui tombe sur l’enfant, le malade, les tuiles, les feuilles, les femmes, les hommes et assomme tout.
Je te ferai sentir la chaleur mortelle ; entendre les vents des déserts ; observer toutes les religions. Peut-être te montrerai-je un typhon. Je suis le port de Marseille. C’est moi qui te parle. Vois mes bateaux qui s’en vont…
J’étais sur ce chemin qui domine le bassin de la Joliette. Le port s’ouvrait devant moi. Quatre bateaux, sortis par la passe opposée, prenaient le large, lentement, vers le Sud.
L’un était couleur terre de Sienne, ses deux cheminées semblaient lui entrer dans le corps. C’est un Anglais, en route pour Bombay.
Le deuxième était tout noir, avec un haut château dominant son avant. Il était français et s’en allait vers Yokohama.
Le troisième était français aussi, mais tout blanc et ses cheminées portaient au sommet une collerette tricolore. Il cinglait vers la Syrie.
Le quatrième était un tout petit torpilleur américain quittant l’Europe, couleurs au vent...