Ce fut au mois de janvier 1828, que je terminai ces Mémoires, dont je voulais moi-même diriger la publication. Malheureusement, dans le courant de février, je me cassai le bras droit, et comme il était fracturé en cinq endroits différents, il fut question de me le couper ; pendant plus de six semaines, mes jours furent en péril, j’étais en proie à d’horribles souffrances. Dans cette cruelle situation, je n’étais guère en état de relire mon manuscrit, et d’y mettre ce qu’on appelle la dernière main ; cependant j’avais vendu, et le libraire était pressé de publier ; il offrit de me donner un réviseur, et, trompé par la recommandation d’un écrivain honorablement connu dans la littérature, pour faire un travail qu’en toute autre circonstance je n’eusse confié à personne, il me présenta l’un de ces prétendus hommes de lettres dont l’intrépide jactance cache la nullité, et qui n’ont d’autre vocation que le besoin d’argent. Ce prétendu homme de lettres exaltait beaucoup trop son propre mérite, pour que je n’approuvasse pas quelque répugnance à l’accepter, mais il avait derrière lui une caution respectable, il était désigné par un littérateur distingué. J’écartai des préventions peut-être injustes, et je consentis à être suppléé en attendant ma guérison. Le suppléant devait immédiatement prendre connaissance du manuscrit ; il le parcourut, et après un examen superficiel, afin de se faire valoir, il ne manqua pas d’affirmer, suivant l’usage, qu’il y avait beaucoup à revoir et à corriger ; le libraire, suivant l’usage encore, le crut sur parole ; on réussit à me persuader dans le même sens, et, comme tant d’autres, qui ne s’en vantent pas, j’eus un teinturier.
Certes, il y avait beaucoup à reprendre dans mon style : j’ignorais les convenances et les formes littéraires, mais j’étais habitué à un ordre logique, je savais l’inconvénient des répétitions de mots, et si je n’étais pas grammairien comme Vaugelas, soit routine, soit bonheur, j’avais presque toujours l’avantage d’éviter les fautes de français. Vidocq écrivant avec cette correction était peut-être une invraisemblance aux yeux de mon censeur, c’est ce que je ne sais pas ; mais voici le fait :
Au mois de juillet dernier, j’allais à Douai pour faire entériner des lettres de grâces qui m’avaient été accordées en 1818. À mon retour, je demandais en communication les feuilles imprimées de mes Mémoires, et comme ma réintégration dans les droits de citoyen ne me laissait plus redouter aucune rigueur arbitraire de la part de l’autorité, je me proposai de refondre dans mon manuscrit tout ce qui est relatif à la police, afin de les compléter par des révélations dont je m’étais jusqu’alors abstenu.
Quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu’à la lecture du premier volume et d’une partie du second, je m’aperçus que ma rédaction avait été entièrement changée, et qu’à une narration dans laquelle se retrouvait à chaque instant, les saillies, la vivacité et l’énergie de mon caractère, on en avait substitué une autre, tout à fait dépourvue de vie, de couleur et de rapidité. Sauf quelques altérations, les faits étaient bien les mêmes, mais tout ce qu’il y avait de fortuit, d’involontaire, de spontané dans les vicissitudes d’une carrière orageuse, ne s’y présentait plus que comme une longue préméditation du mal. L’empire de la nécessité était soigneusement dissimulé ; j’étais en quelque sorte le Cartouche de l’époque, ou plutôt un autre Compère Matthieu, n’ayant ni sensibilité, ni conscience, ni regret, ni repentir. Pour comble de disgrâce, la seule intention qui pût justifier quelques aveux d’une sincérité peu commune devenait imperceptible, je n’étais plus qu’un éhonté qui, accoutumé à ne plus rougir, joint à l’immoralité de certaines actions, celle de se complaire à les raconter. Pour me déconsidérer sous d’autres rapports, on me prêtait encore un langage d’une trivialité que rien ne rachète. De bonne foi, je me sentais intérieurement humilié de ce que la presse avait reproduit des détails que je n’aurais pas manquer de faire disparaître, si je n’avais pas compté sur la révision d’un homme de goût. J’étais choqué de cette multitude de locutions vicieuses, de tournures fatigantes, de phrases prolixes, dans lesquelles l’oreille n’est pas plus ménagée que le bon sens et la syntaxe. Il ne m’était pas concevable qu’avec une telle absence de talent, on s’aveuglât au point de prendre la qualité d’homme de lettres. Mais bientôt des soupçons s’élevèrent dans mon esprit, et à la suppression de quelques noms que j’étais surpris de ne plus trouver (celui de mon successeur, Coco-Lacour, par exemple), je crus reconnaître le doigt d’une police émérite et les traces d’une transaction à laquelle on s’était bien gardé de nous initier, le libraire et moi. Vraisemblablement le parti Delavau et Franchet, informé du fatal accident qui m’empêchait de surveiller par moi-même une publication qui doit l’inquiéter, avait profité de la circonstance pour faire rédiger mes Mémoires d’une manière à paralyser d’avance l’effet de révélation dont il n’aura pas à s’applaudir. Toutes les conjectures étaient permises ; je n’accusai avec certitude que l’incapacité de mon correcteur, et comme, sans vanité, j’étais plus satisfait de ma prose que de la sienne, je le priai de se dispenser de continuer son travail. Il semblerait qu’alors il n’eût point d’objection à faire ; mais devait-il se départir de sa mission ? il opposa un marché et un commencement d’exécution, en vertu duquel il s’attribuait le droit de me mutiler bon gré mal gré, et de m’accommoder jusqu’au bout à sa fantaisie, à moins qu’il ne me plût de lui allouer une indemnité. J’aurais pu à plus juste titre lui demander des dommages et intérêts ; mais où il n’y a ni bien ni honneur, à quoi sert une réclamation de ce genre ? Pour ne pas perdre de temps en débats inutiles, je rachetai mon manuscrit, et j’en payai la rançon sous certaines réserves que je fis in petto.
Dès ce moment, je pris la résolution d’anéantir les pages dans lesquelles ma vie et les diverses aventures dont elle se compose étaient offertes sans excuse. Une lacération complète était le plus sûr moyen de déjouer une intrigue dont il était facile d’apercevoir le but ; mais un premier volume était prêt, et déjà le second était en bon train ; une suppression totale eût été un sacrifice trop considérable pour le libraire : d’un autre côté, par un des plus coupables abus de confiance, le forban qui nous avait fait contribuer, trafiquant d’un exemplaire soustrait frauduleusement, vendait mes Mémoires à Londres, et insérés par extraits dans les journaux ils revenaient bientôt à Paris, où ils étaient donnés comme des traductions. Le vol était audacieux ; je ne balançai pas en en nommer l’auteur. J’aurais pu le poursuivre ; son action ne restera pas impunie. En attendant, j’ai pensé qu’il était bon d’aller au plus pressé, c'est-à-dire de sauver la spéculation du libraire, en ne souffrant pas qu’il soit devancé, et qu’un larcin inouï dans les fastes de la librairie parviennent à ses dernières conséquences ; il fallait une considération de ce genre, pour que je me décidasse à immoler mon amour-propre : c’est parce qu’elle a été toute puissante sur moi, que, dans un intérêt contraire au mien, et pour satisfaire à l’impatience du public, j’accepte aujourd’hui, comme mienne, une rédaction que j’avais d’abord le dessein de répudier. Dans ce texte, tout est conforme à la vérité ; seulement le vrai, en ce qui me concerne, y est dit avec trop peu de ménagements et sans aucune des précautions qu’exigeait une confession générale, d’après laquelle chacun est appelé à me juger. Le principal défaut est dans une disposition malveillante, dont je puis seul avoir à me plaindre. Quelques rectifications m’ont paru indispensables, je les ai faites. Ceci explique la différence de ton dont on pourra être frappé en comparant entre elles quelques portions de ces Mémoires ; mais, à partir de mon admission parmi les corsaires de Boulogne, on se convaincra facilement que je n’ai plus d’interprète ; personne ne s’est immiscé ni ne s’immiscera désormais dans la tâche que je me suis imposée, de dévoiler au public tout ce qui peut l’intéresser ; je parle et je parlerai sans réserve, sans restriction, et avec toute la franchise d’un homme qui n’a plus de craintes et qui, enfin rentré dans la plénitude des droits dont il fut injustement privé, aspire à les exercer dans toute leur étendue. Que si l’on concevait quelque doute sur la réalité de cette intention, il me suffirait de renvoyer le lecteur au dernier chapitre de mon second volume, où il acquerrait déjà la preuve que j’ai la volonté et la force de tenir parole.