"Que vogue le navire que souffle la tempête à la barre ou sur le deck rien n'arrête un Kerkadek..." ; très vite j'ai compris qu'il en allait de ma survie, et je suis parti. Naviguer sur les quatre océans. Vivre mes aventures au fil des tempêtes.
Des grains du Cap Horn, et surtout des grains du Pacifique Sud…C’est sûrement là, au cours d’une de ces tempêtes mémorables qui transforment un homme, que j’ai été rebaptisé, et que mes compagnons marins se mirent à m’appeler La Pérouse. Par respect pour les descendants de cet albigeois navigateur, par considération pour mes ancêtres finistériens, je ne prétendrai pas descendre de la même lignée. A l’inverse de jeunes auteurs prometteurs tels le Comte de Lautréamont, alias Isidore Ducasse, je décidai d’adopter un nom roturier afin de me fondre dans la foule indistincte de mes contemporains, et je ne repris mon nom d’origine qu’une fois revenu dans l’anonymat de ma solitude finistérienne.
Car je l’aime, ma solitude :
Je suis d’un autre pays que le votre, d’un autre quartier, d’une autre solitude, je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse, je ne suis plus de chez vous…
Et c’est ainsi que, d’accord avec le jeune narrateur qui prendra vie dans cet ouvrage, le premier que je livre sans regret à la postérité, l’ouvrage, pas le narrateur, je m’inventai ce nom fictif de Léo Le Goff, en hommage au prénom de celui qui écrivit les lignes en italique au dessus.
Mais il faut me comprendre, à la fin ! Et c’est sans parler de mes idées politiques, dont la nature remplit un jour d’horreur ma grand-mère Kerkadek dans son château de la campagne finistérienne ; je ne peux risquer la réputation, l’honneur, la vie de ceux qui firent de moi ce que je suis. La première partie de cette histoire restera d’ailleurs allusive, plus que narrative. Un complot nosfératique visant à la domination du territoire nord-américain par la manipulation génétique des poulets de batterie est une chose tellement extraordinaire, démoniaque, que seul l’esprit malheureux, rabougri de celui que vous découvrirez dans l’un des tomes de cette histoire pouvait concevoir une chose aussi horrible ; lui, ma némésis…Depuis que je le connais, j’ai l’impression d’exister. Est-ce par peur de la mort, biologique, symbolique, que je me décidai à repousser l’irruption de ce personnage dans un tome lointain ? Est-ce que ce sont les autres qui nous font ?
Et est-ce pour cela que je repoussai le moment de vérité, celui où, enfin confronté avec moi-même, je mettrai un point final à cette quête identitaire, cette maïeutique océanique, qui m’avait en tout premier lieu jeté sur les mers au long cours ? Je laisse au lecteur la liberté de se faire son opinion.
J’ai failli rompre avec tous mes amis, mes proches, mes ancêtres. C’est dur, de rompre avec ses ancêtres. Cela demande une abnégation historique. Une conception du temps qui dépasse la simple perspective monotemporelle caractérisant les hétéronomies modernes. Je ne suis l’homme d’aucune conviction. Je suis l’homme d’une solitude. Simple noble finistérien jeté dans un monde sur matérialiste, moi dont la foi catholique bretonne, mâtinée de convictions celtiques, bouddhiste anarchiste, me pousse vers l’élévation et la contemplation, je renvoie tous les ismes à leurs convictions, et poursuis ma route loin de la reef barrière, entre les îlots imaginaires qui ont toujours constitué ma solitude.
J’avais pris en horreur le système capitaliste dés l’enfance, j’avais rompu avec l’idéologie léniniste dés la NEP, je refusai l’héritage de la Révolution, bakouninien sans complexes, je détestai l’Etat centralisateur et administrateur, le service militaire obligatoire, l’éducation obligatoire, l’imposition du Français comme langue vernaculaire, et par-dessus tout, je rejetai depuis mon retour sur la terre ferme tout formulaire de déclaration d’impôts. Je leur refusai toute légitimité, toute justification, toute forme de supériorité morale leur octroyant un droit sur ma personne. Mais il est difficile à notre époque de maintenir contre vents et marées ses convictions.
Or, si nous sommes à l’époque moderne pris entre le double étau de l’inévitabilité de la mort et de l’échafaud fiscal, je ne suis pas un pessimiste nihiliste, je crois en la réalité des choix qui s’offrent à moi. Plutôt que de finir en prison par refus d’acquitter ma contribution fiscale, je partis pour les Etats-Unis, espérant y rejoindre un idéal anarchiste.
Je n’y trouvai rien de tel. Il me fallut réinventer une identité. C’est là que j’y rencontrai Gaspard, dont l’histoire commence dans quelques lignes, mais par-dessus tout, c’est là qu’ensemble nous eûmes à affronter l’esprit le plus démoniaque du Vingtième siècle.
Mais avant, il nous fallait découvrir le sens de la vie. C’est l’histoire que ce premier volume de mes aventures se propose de raconter.