La limousine m’abandonna en face du terminal. En cette fin de journée, le soleil arrosait le bâtiment de briques rouges d’une lumière ocre qui ne gommait en rien son aspect fonctionnel, son usure et son absence d’âme. Les badauds, des noirs, des hispaniques, des blancs mal rasés, avaient l’air absorbé par une autre existence que la leur. Leurs yeux suivaient mollement les quelques voitures aux échappements bruyants, leurs pare-chocs rouillés qui crachaient des étincelles rougeâtres au contact du macadam défoncé. Devant l’entrée, des camés apathiques jonchaient le sol sale.
Mes bagages à la main, je pénétrai dans le bâtiment. C’est tout de suite que je remarquai une jeune femme qui léchait les pages glacées d’un magazine traitant de la faim dans le monde. Elle me vit, se dressa d’un bond de collégienne et fonça vers moi, la main tendue. Au passage de discrets effluves s’échappèrent de sa robe à fleurs.
- Bonjour, je suis Chris Palmer, dit-elle. Bienvenue à New Haven ! Avez-vous fait bon voyage ?
- Oui, très bon, répondis-je.
- Je ne vous ai pas encore trouvé de logement, mais je vous ai réservé une chambre dans le centre-ville pour cette nuit. Vous verrez, c’est très propre.
C’est vrai, il faut que je vous raconte.
Suite à mon départ de France dans des circonstances extraordinaires, j’étais tombé sur une petite annonce, page quatre d’un journal que j’avais ramassé dans l’aéroport, annonce qui exposait en Français les vertus du travail dans la restauration rapide américaine ; c’était la grande crise, les diplômés français avaient fui, et les sans diplômes partaient aussi, par wagons, par bateaux, par cargos entiers ; une sorte d’exode, qui touchait les jeunes de tous horizons ; comme il me restait quelques pièces, j’avais appelé aussitôt (et oui, vous comprendrez bientôt, je n’avais pas vraiment le choix) ; une voix de femme, douce et langoureuse, m’avait répondu, en des termes aux antipodes des conversations professionnelles, enfin telles que je les imaginais, puisque je n’y connaissais rien à l’époque. Alors, sollicité, j’avais décrit mon parcours, embelli mon expérience dans la distribution et insisté sur ma connaissance impeccable de l’alimentaire.
Suite à une longue hésitation, la voix m’avait gentiment indiqué les conditions salariales qui régiraient mon contrat d’embauche, au cas hypothétique où les deux parties en viendraient à le signer, mais à sa surprise, j’avais dit Banco, rappelé trente minutes plus tard (l’avion était en retard, j’étais toujours coincé dans la salle d’attente), la voix m’avait donné le nom de la personne qui m’attendrait à la gare de New Haven. Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Jamais je n’aurais imaginé que ces choses pouvaient se faire aussi vite. Ainsi, c’était vrai, ce pays existait donc ! Il était réel ? J’allais bientôt m’en rendre compte.
Je suivis Chris, sa robe à fleurs flottait dans l’atmosphère délétère de la gare routière comme un petit jardin dans une cité de banlieue. Il ne fallut pas cinq minutes pour retrouver son véhicule, quelque part au niveau deux du parking qui s’élevait dans les airs pour dominer le paysage du centre-ville bien déglingué de la ville de Nouvelle-Angleterre. Chris semblait immune aux regards hostiles ou franchement plongés dans l’abîme qui s’accrochaient à notre passage comme des oiseaux curieux.
Une fois installé dans sa Pontiac rouge, je me sentis bien. Elle conduisait avec le brio d’une femme pionnière, une vraie américaine, et au bout de cinq cent mètres, j’eus envie de coucher avec elle. Pourtant, rien d’aguicheur dans son comportement. A l’inverse de toutes les femmes qui avaient émaillé ma vie de leurs étreintes passagères, Chris ne se tournait pas vers moi en me soufflant son haleine parfumée dans l’oreille, elle n’entortillait pas ses cheveux en arrière tout en gonflant sa poitrine dans un pull deux tailles trop petit, elle ne posait pas sa main sur ma cuisse pour attraper son paquet de cigarettes.
Mais c’était probablement cette façon de circuler dans le monde, sans préjugés, sans ambiguïté, qui rendait la jeune femme désirable. De par sa superbe et respectueuse ignorance du monde tel qu’il l’était, elle attirait l’anticonformiste qui sommeillait en moi. Ou alors était-ce le décalage horaire ?
Mais son mutisme ne dura pas, et tout de suite, le charme s’évanouit. Elle me déposa devant un hôtel borgne après vingt minutes d’une interminable logorrhée traitant des vertus du travail, des plaisirs de la ville, du bonheur de gambader chaque matin vers le restaurant, d’y retrouver mes collègues samaritains, mes pourboires ventripotents, mon patron bourru, et la satisfaction d’une vie rondement menée, c’est-à-dire une vie carrée.
Lorsque je découvris la chambre en question, je me mis à regretter sa robe fleurie et ses babillages. La chambre était une chambrée. Trois co-locataires l’occupaient déjà. Leurs regards troubles m’inquiétèrent. Je descendis, j’enfermai mes affaires dans un casier en fer, et je pris place sur un canapé usé, dans le hall d’entrée.
Un drôle de jardin d’Eden, à vrai dire : une petite noire aux yeux dynamités, la saignée bleue comme le rouge d’une cible à seringues, une comtesse aux pieds nus qui proposait la botte aux mal chaussés, quelques Hispaniques de la race à nageoires et écailles occupés à relever les compteurs. Les putains, des gamines de toutes les couleurs, aux os qui affleurent sous la peau, comme les épaves d’un fleuve asséché. Le patron, une mauviette qui doit sûrement se payer en nature, un vrai charognard du sexe. Sa baleine de femme se tient silencieuse à ses côtés, grasse et huileuse, une grosse boule d’ambre gris qui gonfle à mesure que les petits volatiles perdent leurs plumes, et disparaissent le long d’une pente badigeonnée à l’huile de morue.
De retour dans la chambrée, je plongeai ma tête dans le matelas et j’exhumai aussitôt une insoutenable odeur de sperme, de sang et d’éther. A quelques mètres de moi un type sortit une pipette à crack et l’alluma en tremblant. La flamme prit de l’ampleur puis se stabilisa. Un grand bruit d’aspiration me donna la chair de poule. Le foyer rougit dans l’obscurité incongrue, et éclaira son visage décharné, vidé par le plaisir. J’entendis un craquement, comme des billes de polystyrène qu’on écrase entre les doigts. Une odeur d’ammoniac infusa dans la pièce. L’homme était déjà loin, une tête de démon indigo posée sur un corps incandescent, il traversait le fleuve de l’enfer, et il ramait, sans se soucier du reste du monde. Le monde tel que nous le connaissons, il l’abandonnait ; lui, il connaissait les spasmes en pléthore, ces orgasmes neuronaux, les bourgeons d’un arbre du cœur des ténèbres, des bourgeons malins qui gonflent et éclatent, puis vous vident de votre existence.