Diderot (1713-1784) est un écrivain, philosophe et encyclopédiste français. C’est l’un des symboles des Lumières. On l’a déjà dit plusieurs fois. Donc on ne prend pas le lecteur par surprise : aux Editions de Londres, le XVIIIème siècle, on l’adore. C’est l’apogée de la civilisation européenne, de la nation française, les Lumières ce sont l’élégance, la simplicité, le rythme, la grâce, l’optimisme, l’énergie débridée, l’espoir, et enfin une certaine naïveté, qualité nécessaire à ceux qui veulent prendre leur courage à deux mains et changer le monde.
Bon d’accord, on l’admet, si on vit au XVIIIème siècle, on loupe ce qui vient ensuite, et c’est beaucoup : Freud, Einstein, Lévi-strauss, Debussy, Rimsky-Korsakov, et Orwell, Conrad, Céline, et puis le cinéma, tout le cinéma, et l’architecture moderne… D’accord, on ne connaîtra jamais le Siècle des Lumières, mais on pourra toujours en rêver.
Diderot, pour Les Editions de Londres, avec Voltaire, Rousseau, mais aussi Montesquieu et Beaumarchais, c’est le Dix Huitième siècle. Si toutefois nous avons décidé que Voltaire serait en quelque sorte notre parrain, nous considérons que Diderot, c’est encore plus le Dix Huitième siècle. Voilà un jugement bien cavalier, et subjectif, et excessif, avec lequel nous sommes d’ailleurs en désaccord.
Plutôt que de vous embêter avec une biographie que vous trouverez bien mieux faite ailleurs, voici quelques éléments qui permettront de discuter et de débattre de l’assertion précédente : alors, Diderot et Voltaire, Diderot ou Voltaire ?
D’abord, le livre préféré du fondateur des Editions de Londres, et probablement le seul point commun qu’il ait (le fondateur, pas Diderot) avec Milan Kundera, c’est Jacques le Fataliste.
Nous pensons qu’il y a une France avant et après Jacques, de même qu’il existe une France avec ou sans Jacques. De plus, Jacques le Fataliste nous offre un lien avec l’autre livre préféré du fondateur des Editions de Londres, celui de l’Irlandais Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy. Sterne a inventé le roman moderne, prolongeant l’héritage de Cervantès sur le plan narratif et celui de Rabelais par la truculence. Sterne introduit la technique de narration différée dont s’inspire Diderot par la suite. Il joue avec les limites du roman, faisant de son roman parfois une parodie de roman : changements de ton constants, inventions de toutes sortes (la fameuse page blanche pour que le lecteur décrive le caractère introduit…), digressions constantes, jeux de mots, libertinage du langage… Tristram Shandy est publié en 1767, Jacques le Fataliste en 1784. Cinq ans plus tard, on a la Révolution.
Deuxième point, Diderot fut un des principaux organisateurs et inspirateurs, et concepteurs de l’Encyclopédie. Pas de Dix Huitième siècle sans Encyclopédie. L’Encyclopédie, il y consacrera plus de vingt années de sa vie, mais il sera reconnu pour ses romans, Jacques le Fataliste, Le neveu de Rameau, Le rêve de d’Alembert, Supplément au voyage de Bougainville.
Ensuite, Diderot fut un des plus grands maîtres du dialogue. Il suffit de lire Le neveu de Rameau pour s’en faire une idée. Si Voltaire nous estourbie par sa maîtrise et son rythme narratif, par ses incessants retournements de phrase, il y a en Diderot quelque chose de plus…unique, et de presque plus moderne.
Enfin, Diderot, à la différence de Voltaire, ne sera pas si reconnu de son vivant. Et aux Editions de Londres, on a toujours eu une faiblesse pour les challengers. Il faudra attendre la fin du Dix Neuvième siècle pour que l’on se remette à le lire, et même de nos jours, il passe souvent après Voltaire dans l’esprit des gens qui abordent les Lumières.
Pour toutes ces raisons, c’est Diderot que l’on aime.
J’entends une dernière question : si on privilégie Diderot de justesse par rapport à Voltaire, alors, pourquoi, au moment de la mise en ligne des Editions de Londres, a-t-on cinq ouvrages de Voltaire pour deux livres ou e-books de Diderot ? Non mais franchement, je vous en pose des questions ? D’abord Les Editions de Londres aiment le débat, ensuite, est-ce que je vous demande pourquoi Godard choisit la musique de Beethoven pour son film sur Carmen ?
© 2017- Les Editions de Londres
PREMIER INTERLOCUTEUR
N’en parlons plus.
SECOND INTERLOCUTEUR
Pourquoi ?
LE PREMIER
C’est l’ouvrage de votre ami[Note_1].
LE SECOND
Qu’importe ?
LE PREMIER
Beaucoup. À quoi bon vous mettre dans l’alternative de mépriser ou son talent, ou mon jugement, et de rabattre de la bonne opinion que vous avez de lui ou de celle que vous avez de moi ?
LE SECOND
Cela n’arrivera pas ; et quand cela arriverait, mon amitié pour tous les deux, fondée sur des qualités plus essentielles, n’en souffrirait pas.
LE PREMIER
Peut-être.
LE SECOND
J’en suis sûr. Savez-vous à qui vous ressemblez dans ce moment ? À un auteur de ma connaissance qui suppliait à genoux une femme à laquelle il était attaché, de ne pas assister à la première représentation d’une de ses pièces.
LE PREMIER
Votre auteur était modeste et prudent.
LE SECOND
Il craignait que le sentiment tendre qu’on avait pour lui ne tînt au cas que l’on faisait de son mérite littéraire.
LE PREMIER
Cela se pourrait.
LE SECOND
Qu’une chute publique ne le dégradât un peu aux yeux de sa maîtresse.
LE PREMIER
Que moins estimé, il ne fût moins aimé. Et cela vous paraît ridicule ?
LE SECOND
C’est ainsi qu’on en jugea. La loge fut louée, et il eut le plus grand succès : et Dieu sait comme il fut embrassé, fêté, caressé.
LE PREMIER
Il l’eût été bien davantage après la pièce sifflée.
LE SECOND
Je n’en doute pas.
LE PREMIER
Et je persiste dans mon avis.
LE SECOND
Persistez, j’y consens ; mais songez que je ne suis pas une femme, et qu’il faut, s’il vous plaît, que vous vous expliquiez.
LE PREMIER
Absolument ?
LE SECOND
Absolument.
LE PREMIER
Il me serait plus aisé de me taire que de déguiser ma pensée.
LE SECOND
Je le crois.
LE PREMIER
Je serai sévère.
LE SECOND
C’est ce que mon ami exigerait de vous.
LE PREMIER
Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, son ouvrage, écrit d’un style tourmenté, obscur, entortillé, boursouflé, est plein d’idées communes. Au sortir de cette lecture, un grand comédien n’en sera pas meilleur, et un pauvre acteur n’en sera pas moins mauvais. C’est à la nature à donner les qualités de la personne, la figure, la voix, le jugement, la finesse. C’est à l’étude des grands modèles, à la connaissance du cœur humain, à l’usage du monde, au travail assidu, à l’expérience, et à l’habitude du théâtre, à perfectionner le don de nature. Le comédien imitateur peut arriver au point de rendre tout passablement ; il n’y a rien ni à louer, ni à reprendre dans son jeu.
LE SECOND
Ou tout est à reprendre.
LE PREMIER
Comme vous voudrez. Le comédien de nature est souvent détestable, quelquefois excellent. En quelque genre que ce soit, méfiez-vous d’une médiocrité soutenue. Avec quelque rigueur qu’un débutant soit traité, il est facile de pressentir ses succès à venir. Les huées n’étouffent que les ineptes. Et comment la nature sans l’art formerait-elle un grand comédien, puisque rien ne se passe exactement sur la scène comme en nature, et que les poèmes dramatiques sont tous composés d’après un certain système de principes ? Et comment un rôle serait-il joué de la même manière par deux acteurs différents, puisque dans l’écrivain le plus clair, le plus précis, le plus énergique, les mots ne sont et ne peuvent être que des signes approchés d’une pensée, d’un sentiment, d’une idée ; signes dont le mouvement, le geste, le ton, le visage, les yeux, la circonstance donnée, complètent la valeur ? Lorsque vous avez entendu ces mots :
… Que fait là votre main ?
— Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse.
Que savez-vous ? Rien. Pesez bien ce qui suit, et concevez combien il est fréquent et facile à deux interlocuteurs, en employant les mêmes expressions, d’avoir pensé et de dire des choses tout à fait différentes. L’exemple que je vous en vais donner est une espèce de prodige ; c’est l’ouvrage même de votre ami. Demandez à un comédien français ce qu’il en pense, et il conviendra que tout en est vrai. Faites la même question à un comédien anglais, et il vous jurera by God, qu’il n’y a pas une phrase à changer, et que c’est le pur évangile de la scène. Cependant comme il n’y a presque rien de commun entre la manière d’écrire la comédie et la tragédie en Angleterre et la manière dont on écrit ces poèmes en France ; puisque, au sentiment même de Garrick, celui qui sait rendre parfaitement une scène de Shakespeare ne connaît pas le premier accent de la déclamation d’une scène de Racine, puisque enlacé par les vers harmonieux de ce dernier, comme par autant de serpents dont les replis lui étreignent la tête, les pieds, les mains, les jambes et les bras, son action en perdrait toute sa liberté : il s’ensuit évidemment que l’acteur français et l’acteur anglais qui conviennent unanimement de la vérité des principes de votre auteur ne s’entendent pas et qu’il y a dans la langue technique du théâtre une latitude, un vague assez considérable pour que des hommes sensés, d’opinions diamétralement opposées, croient y reconnaître la lumière de l’évidence. Et demeurez plus que jamais attaché à votre maxime : Ne vous expliquez point si vous voulez vous entendre.
LE SECOND
Vous pensez qu’en tout ouvrage, et surtout dans celui-ci, il y a deux sens distingués, tous les deux renfermés sous les mêmes signes, l’un à Londres, l’autre à Paris ?
LE PREMIER
Et que ces signes présentent si nettement ces deux sens que votre ami même s’y est trompé, puisqu’en associant des noms de comédiens anglais à des noms de comédiens français, leur appliquant les mêmes préceptes, et leur accordant le même blâme et les mêmes éloges, il a sans doute imaginé que ce qu’il prononçait des uns était également juste des autres.
LE SECOND
Mais, à ce compte, aucun autre auteur n’aurait fait autant de vrais contresens.
LE PREMIER
Les mêmes mots dont il se sert énonçant une chose au carrefour de Bussy, et une chose différente à Drury-Lane, il faut que je l’avoue à regret ; au reste, je puis avoir tort. Mais le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées, votre auteur et moi, ce sont les qualités premières d’un grand comédien. Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.
LE SECOND
Nulle sensibilité !
LE PREMIER
Nulle. Je n’ai pas encore bien enchaîné mes raisons, et vous me permettrez de vous les exposer comme elles me viendront, dans le désordre de l’ouvrage même de votre ami.
Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ?
Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements, s’il y a quelque différence d’une représentation à l’autre, c’est ordinairement à l’avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le terme de sa propre richesse.
Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon ? cependant suivez-la, étudiez-la, et vous serez convaincu qu’à la sixième représentation elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s’est fait un modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer, sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’il lui a été possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire, ou que son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle ; si ce modèle n’était que de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de cette idée le plus près qu’elle a pu, tout est fini ; se tenir ferme là, c’est une pure affaire d’exercice et de mémoire. Si vous assistiez à ses études, combien de fois vous lui diriez : Vous y êtes !… combien de fois elle vous répondrait : Vous vous trompez !… C’est comme Le Quesnoy[Note_2], à qui son ami saisissait le bras, et criait : Arrêtez ! le mieux est l’ennemi du bien : vous allez tout gâter… Vous voyez ce que j’ai fait, répliquait l’artiste haletant au connaisseur émerveillé, mais vous ne voyez pas ce que j’ai là, et ce que je poursuis.
Je ne doute point que la Clairon n’éprouve le tourment du Quesnoy dans ses premières tentatives ; mais la lutte passée, lorsqu’elle s’est une fois élevée à la hauteur de son fantôme, elle se possède, elle se répète sans émotion. Comme il nous arrive quelquefois dans le rêve, sa tête touche aux nues, ses mains vont chercher les deux confins de l’horizon ; elle est l’âme d’un grand mannequin qui l’enveloppe ; ses essais l’ont fixé sur elle. Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s’entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Dans ce moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine.
LE SECOND
Rien, à vous entendre, ne ressemblerait tant à un comédien sur la scène ou dans ses études, que les enfants qui, la nuit, contrefont les revenants sur les cimetières, en élevant au-dessus de leurs têtes un grand drap blanc au bout d’une perche, et faisant sortir de dessous ce catafalque une voix lugubre qui effraye les passants.
LE PREMIER
Vous avez raison. Il n’en est pas de la Dumesnil ainsi que de la Clairon. Elle monte sur les planches sans savoir ce qu’elle dira ; la moitié du temps elle ne sait ce qu’elle dit, mais il vient un moment sublime. Et pourquoi l’acteur différerait-il du poète, du peintre, de l’orateur, du musicien ? Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent, c’est dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus. On ne sait d’où ces traits viennent ; ils tiennent de l’inspiration. C’est lorsque, suspendus entre la nature et leur ébauche, ces génies portent alternativement un œil attentif sur l’une et l’autre ; les beautés d’inspiration, les traits fortuits qu’ils répandent dans leurs ouvrages, et dont l’apparition subite les étonne eux-mêmes, sont d’un effet et d’un succès bien autrement assurés que ce qu’ils ont jeté de boutade. C’est au sang-froid à tempérer le délire de l’enthousiasme.
Ce n’est pas l’homme violent qui est hors de lui-même qui dispose de nous ; c’est un avantage réservé à l’homme qui se possède. Les grands poètes dramatiques surtout sont spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux dans le monde physique et dans le monde moral.
LE SECOND
Qui n’est qu’un.
LE PREMIER
Ils saisissent tout ce qui les frappe ; ils en font des recueils. C’est de ces recueils formés en eux, à leur insu, que tant de phénomènes rares passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents, sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils n’en jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie. Les grands poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très sûr, sont les êtres les moins sensibles. Ils sont également propres à trop de choses ; ils sont trop occupés à regarder, à reconnaître et à imiter, pour être vivement affectés au dedans d’eux-mêmes. Je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le crayon à la main.
Nous sentons, nous ; eux, ils observent, étudient et peignent. Le dirai-je ? Pourquoi non ? La sensibilité n’est guère la qualité d’un grand génie. Il aimera la justice ; mais il exercera cette vertu sans en recueillir la douceur. Ce n’est pas son cœur, c’est sa tête qui fait tout. À la moindre circonstance inopinée, l’homme sensible la perd ; il ne sera ni un grand roi, ni un grand ministre, ni un grand capitaine, ni un grand avocat, ni un grand médecin. Remplissez la salle du spectacle de ces pleureurs-là, mais ne m’en placez aucun sur la scène. Voyez les femmes ; elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité : quelle comparaison d’elles à nous dans les instants de la passion ! Mais autant nous le leur cédons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent. La sensibilité n’est jamais sans faiblesse d’organisation. La larme qui s’échappe de l’homme vraiment homme nous touche plus que tous les pleurs d’une femme. Dans la grande comédie, la comédie du monde, celle à laquelle j’en reviens toujours, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre ; tous les hommes de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui s’occupent à copier leurs folies, s’appellent des sages. C’est l’œil du sage qui saisit le ridicule de tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous fait rire et de ces fâcheux originaux dont vous avez été la victime, et de vous-même. C’est lui qui vous observait, et qui traçait la copie comique et du fâcheux et de votre supplice.
Ces vérités seraient démontrées que les grands comédiens n’en conviendraient pas ; c’est leur secret. Les acteurs médiocres ou novices sont faits pour les rejeter, et l’on pourrait dire de quelques autres qu’ils croient sentir, comme on a dit du superstitieux, qu’il croit croire ; et que sans la foi pour celui-ci, et sans la sensibilité pour celui-là, il n’y a point de salut.
Mais quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le sentiment actuel qui les produit, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un système de déclamation : que plus bas ou plus aigus de la vingtième partie d’un quart de ton, ils sont faux ; qu’ils sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont, comme dans l’harmonie, préparés et sauvés : qu’ils ne satisfont à toutes les conditions requises que par une longue étude ; qu’ils concourent à la solution d’un problème proposé ; que pour être poussés juste, ils ont été répétés cent fois, et que malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore ; c’est qu’avant de dire :
Zaïre, vous pleurez !
ou,
Vous y serez, ma fille,
l’acteur s’est longtemps écouté lui-même ; c’est qu’il s’écoute au moment où il vous trouble, et que tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace. Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous tristes ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition du comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas.
Des sensibilités diverses, qui se concertent entre elles pour obtenir le plus grand effet possible, qui se diapasonnent, qui s’affaiblissent, qui se fortifient, qui se nuancent pour former un tout qui soit un, cela me fait rire. J’insiste donc, et je dis : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres : c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » Les larmes du comédien descendent de son cerveau ; celles de l’homme sensible montent de son cœur : ce sont les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l’homme sensible ; c’est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles ; il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher ; ou comme une courtisane qui ne sent rien, mais qui se pâme entre vos bras.
Avez-vous jamais réfléchi à la différence des larmes excitées par un événement tragique et des larmes excitées par un récit pathétique ? On entend raconter une belle chose : peu à peu la tête s’embarrasse, les entrailles s’émeuvent, et les larmes coulent. Au contraire, à l’aspect d’un accident tragique, l’objet, la sensation et l’effet se touchent ; en un instant, les entrailles s’émeuvent, on pousse un cri, la tête se perd, et les larmes coulent ; celles-ci viennent subitement ; les autres sont amenées. Voilà l’avantage d’un coup de théâtre naturel et vrai sur une scène éloquente, il opère brusquement ce que la scène fait attendre ; mais l’illusion en est beaucoup plus difficile à produire ; un incident faux, mal rendu, la détruit. Les accents s’imitent mieux que les mouvements, mais les mouvements frappent plus violemment. Voilà le fondement d’une loi à laquelle je ne crois pas qu’il y ait d’exception, c’est de dénouer par une action et non par un récit, sous peine d’être froid.
Eh bien, n’avez-vous rien à m’objecter ? Je vous entends ; vous faites un récit en société ; vos entrailles s’émeuvent, votre voix s’entrecoupe, vous pleurez. Vous avez, dites-vous, senti et très vivement senti. J’en conviens ; mais vous y êtes-vous préparé ? Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet. Il est vrai. Mais portez au théâtre votre ton familier, votre expression simple, votre maintien domestique, votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et faible. Vous aurez beau verser des pleurs, vous serez ridicule, on rira. Ce ne sera pas une tragédie, ce sera une parade tragique que vous jouerez. Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ? Pas plus que l’histoire du coin de votre âtre avec l’emphase et l’ouverture de bouche du théâtre.
LE SECOND
C’est que peut-être Racine et Corneille, tout grands hommes qu’ils étaient, n’ont rien fait qui vaille.
FIN DE L’EXTRAIT
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ISBN : 978-1-911572-47-3