ÉCHÉCRATE.[Note_1]
Phédon, étais-tu toi-même auprès de Socrate, le jour qu’il but la ciguë dans la prison, ou en as-tu seulement entendu parler ?
PHÉDON[Note_2].
J’y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE.
Que dit-il à ses derniers moments, et de quelle manière mourut-il ? Je l’entendrais volontiers ; car nous n’avons personne à Phliunte qui fasse maintenant de voyage à Athènes, et depuis longtemps il n’est pas venu chez nous d’Athénien qui ait pu nous donner aucun détail à cet égard, sinon qu’il est mort après avoir bu la ciguë. On n’a pu nous dire autre chose.
PHÉDON.
Vous n’avez donc rien su du procès, ni comment les choses se passèrent.
ÉCHÉCRATE.
Si fait : quelqu’un nous l’a rapporté, et nous étions étonnés que la sentence n’ait été exécutée que longtemps après avoir été rendue. Quelle en fut la cause, Phédon ?
PHÉDON.
Une circonstance particulière. Il se trouva que la veille du jugement on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient chaque année à Délos.
ÉCHÉCRATE.
Qu’est-ce donc que ce vaisseau ?
PHÉDON.
C’est au dire des Athéniens, le même vaisseau sur lequel jadis Thésée conduisit en Crète les sept jeunes gens et les sept jeunes filles qu’il sauva en se sauvant lui-même. On raconte qu’à leur départ les Athéniens firent vœu à Apollon, si Thésée et ses compagnons échappaient à la mort, d’envoyer chaque année à Délos une théorie ; et, depuis ce temps, ils ne manquent pas d’accomplir leur vœu. Quand vient l’époque de la théorie, une loi ordonne que la ville soit pure, et défend d’exécuter aucune sentence de mort, avant que le vaisseau ne soit arrivé à Délos et revenu à Athènes ; et quelquefois le voyage dure longtemps, lorsque les vents sont contraires. La théorie commence aussitôt que le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vaisseau ; ce qui eut lieu, comme je le disais, la veille du jugement de Socrate. Voilà pourquoi il s’est écoulé un si long intervalle entre sa condamnation et sa mort.
ÉCHÉCRATE.
Et que se passa-t-il à sa mort, Phédon ; que dit-il et que fit-il ? Quels furent ceux de ses amis qui restèrent auprès de lui ? Les magistrats ne leur permirent-ils pas d’assister à ses derniers momens, et Socrate mourut-il privé de ses amis ?
PHÉDON.
Non ; plusieurs de ses amis étaient présents, et même en assez grand nombre.
ÉCHÉCRATE.
Prends donc la peine de me raconter tout cela dans le plus grand détail ; à moins que tu n’aies quelque affaire pressante.
PHÉDON.
Point du tout, je suis de loisir, et je vais essayer de te satisfaire : aussi bien n’y a-t-il jamais pour moi de plus grand plaisir que de me rappeler Socrate, ou en en parlant moi-même, ou en écoutant les autres en parler.
ÉCHÉCRATE.
Et c’est aussi, Phédon, la disposition que tu trouveras dans tes auditeurs ; ainsi tâche, autant qu’il te sera possible, de ne rien oublier.
PHÉDON.
Véritablement, ce spectacle fit sur moi une impression extraordinaire. Je n’éprouvai pas la pitié qu’il était naturel que j’éprouvasse en assistant à la mort d’un ami ; au contraire, Échécrate, il me semblait heureux, à le voir et à l’entendre, tant il mourut avec assurance et dignité ; et je pensais qu’il ne quittait ce monde que sous la protection des dieux qui lui destinaient dans l’autre une félicité aussi grande que celle dont aucun mortel ait jamais joui : aussi ne fus-je pas saisi de cette pitié pénible, que semblait devoir m’inspirer cette scène de deuil. Je ne ressentis pas non plus le plaisir qui se mêlait ordinairement à nos entretiens sur la philosophie, car ce fut encore là le sujet de la conversation : mais il se passait en moi je ne sais quoi d’extraordinaire, un mélange jusqu’alors inconnu de plaisir et de peine, lorsque je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous quitter pour toujours ; et tous ceux qui étaient présens étaient à peu près dans la même disposition. On nous voyait tantôt sourire et tantôt fondre en larmes ; surtout un de nous, Apollodore[Note_3] ; tu connais l’homme et son humeur.
ÉCHÉCRATE.
Comment ne connaîtrais-je pas Apollodore ?
PHÉDON.
Il s’abandonnait tout entier à cette diversité d’émotions ; et moi, je n’étais guère moins troublé, ainsi que les autres.
ÉCHÉCRATE.
Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phédon ?
PHÉDON.
De compatriotes, il y avait cet Apollodore, Critobule et son père Criton, Hermogène[Note_4], Épigène[Note_5], Eschine[Note_6], et Antisthène[Note_7]. Il y avait aussi Ctésippe[Note_8] du bourg de Péanée, Ménexène[Note_9], et encore quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade.
ÉCHÉCRATE.
Y avait-il des étrangers ?
PHÉDON.
Oui ; Simmias de Thèbes, Cébès et Phédondes[Note_10] ; et de Mégare, Euclide[Note_11] et Terpsion[Note_12].
ÉCHÉCRATE.
Aristippe[Note_13] et Cléombrote[Note_14] n’y étaient-ils pas ?
PHÉDON.
Non ; on disait qu’ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE.
N’y en avait-il pas d’autres ?
PHÉDON.
Voilà, je crois, à peu près tous ceux qui y étaient.
ÉCHÉCRATE.
Eh bien ! sur quoi disais-tu que roula l’entretien ?
PHÉDON.
Je puis te raconter tout de point en point ; car depuis la condamnation de Socrate nous ne manquions pas un seul jour d’aller le voir. Comme la place publique, où le jugement avait été rendu, était tout près de la prison, nous nous y rassemblions le matin, et là nous attendions, en nous entretenant ensemble, que la prison fût ouverte, et elle ne l’était jamais de bonne heure. Aussitôt qu’elle s’ouvrait, nous nous rendions auprès de Socrate, et nous passions ordinairement tout le jour avec lui. Mais ce jour-là nous nous réunîmes de plus grand matin que de coutume. Nous avions appris la veille, en sortant le soir de la prison, que le vaisseau était revenu de Délos. Nous nous recommandâmes donc les uns aux autres de venir le lendemain au lieu accoutumé, le plus matin qu’il se pourrait, et nous n’y manquâmes pas. Le geôlier, qui nous introduisait ordinairement, vint au-devant de nous, et nous dit d’attendre, et de ne pas entrer avant qu’il nous appelât lui-même ; car les Onze, dit-il, font en ce moment ôter les fers à Socrate, et donnent des ordres pour qu’il meure aujourd’hui. Quelques moments après, il revint et nous ouvrit. En entrant, nous trouvâmes Socrate qu’on venait de délivrer de ses fers, et Xantippe, tu la connais, auprès de lui, et tenant un de ses enfants entre ses bras. A peine nous eut-elle aperçus, qu’elle commença à se répandre en lamentations et à dire tout ce que les femmes ont coutume de dire en pareilles circonstances. Socrate, s’écria-t-elle, c’est donc aujourd’hui le dernier jour où tes amis te parleront, et où tu leur parleras ! Mais lui, tournant les yeux du côté de Criton : Qu’on la reconduise chez elle, dit-il : aussitôt quelques esclaves de Criton l’emmenèrent poussant des cris et se meurtrissant le visage.
Alors Socrate, se mettant sur son séant, plia la jambe qu’on venait de dégager, la frotta avec sa main, et nous dit en la frottant : L’étrange chose mes amis, que ce que les hommes appellent plaisir, et comme il a de merveilleux rapports avec la douleur que l’on prétend son contraire ! Car si le plaisir et la douleur ne se rencontrent jamais en même temps, quand on prend l’un, il faut accepter l’autre, comme si un lien naturel les rendait inséparables. Je regrette qu’Ésope n’ait pas eu cette idée ; il en eût fait une fable ; il nous eût dit que Dieu voulut réconcilier un jour ces deux ennemis ; mais que n’ayant pu y réussir, il les attacha à la même chaîne, et que pour cette raison, aussitôt que l’un est venu, on voit bientôt arriver son compagnon ; et je viens d’en faire l’expérience moi-même, puisqu’à la douleur que les fers me faisaient souffrir à cette jambe, je sens maintenant succéder le plaisir.
Vraiment, Socrate, interrompit Cébès, tu fais bien de m’en faire ressouvenir ; car, à propos des poésies que tu as composées, des fables d’Ésope que tu as mises en vers, et de ton hymne à Apollon[Note_15] quelques-uns et surtout Évenus[Note_16], récemment encore, m’ont demandé par quel motif tu t’étais mis à faire des vers depuis que tu étais en prison, toi qui jusque-là n’en avais fait de ta vie. Si donc tu mets quelque intérêt à ce que je puisse répondre à Évenus, lorsqu’il viendra me faire la même question, et je suis sûr qu’il n’y manquera pas, apprends-moi ce qu’il faut que je lui dise.
Eh bien ! mon cher Cébès, reprit Socrate, dis-lui la vérité : que ce n’a pas été assurément pour être son rival en poésie ; je savais bien que ce n’était pas chose facile ; mais pour éprouver le sens de certains songes, et acquitter ma conscience envers eux, si par hasard la poésie était celui des beaux-arts auquel ils m’ordonnaient de m’appliquer ; car, souvent, dans le cours de ma vie, un même songe m’est apparu, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais me prescrivant toujours la même chose : Socrate, me disait-il, cultive les beaux-arts. Jusqu’ici j’avais pris cet ordre pour une simple exhortation à continuer, et je m’imaginais que, semblables aux encouragemens par lesquels nous excitons ceux qui courent dans la lice, ces songes, en me prescrivant l’étude des beaux-arts, m’exhortaient seulement à poursuivre mes occupations accoutumées, puisque la philosophie est le premier des arts, et que je me livrais tout entier à la philosophie. Mais depuis ma condamnation et pendant l’intervalle que me laissait la fête du dieu, je pensai que si par hasard c’était aux beaux-arts dans le sens ordinaire que les songes m’ordonnaient de m’appliquer, il ne fallait pas leur désobéir, et qu’il était plus sûr pour moi de ne quitter la vie qu’après avoir satisfait aux dieux, en composant des vers suivant l’avertissement du songe. Je commençai donc par chanter le dieu dont on célébrait la fête ; ensuite, faisant réflexion qu’un poète, pour être vraiment poète, ne doit pas composer des discours en vers, mais inventer des fictions, et ne me sentant pas ce talent, je me déterminai à travailler sur les fables d’Ésope, et je mis en vers celles que je savais, et qui se présentèrent les premières à ma mémoire. Voilà, mon cher Cébès, ce que tu diras à Évenus. Dis-lui encore de se bien porter, et s’il est sage, de me suivre. Car c’est apparemment aujourd’hui que je m’en vais, puisque les Athéniens l’ordonnent.
Alors Simmias : Eh ! Socrate, quel conseil donnes-tu là à Évenus. Vraiment, je me suis souvent trouvé avec lui ; mais, à ce que je puis connaître, il ne se rendra pas très volontiers à ton invitation.
Quoi, repartit Socrate, Évenus n’est-il pas philosophe ?
Je le crois, répondit Simmias. — Eh bien donc, Évenus voudra me suivre, lui et tout homme qui s’occupera dignement de philosophie. Seulement il pourra bien ne pas précipiter lui-même le départ ; car on dit que cela n’est pas permis. En disant ces mots, il s’assit sur le bord de son lit, posa les pieds à terre, et parla dans cette position tout le reste du jour.
Comment l’entends-tu donc, Socrate, lui demanda Cébès ? il n’est pas permis d’attenter à sa vie, et le philosophe doit vouloir suivre celui qui quitte la vie ? — Eh quoi, Cébès ! ni Simmias ni toi, vous n’avez entendu traiter cette question, vous qui avez vécu avec Philolaüs[Note_17]. — Jamais à fond, Socrate. — Je n’en sais moi-même que ce qu’on m’en a dit. Cependant je ne vous cacherai pas ce que j’en ai appris. Aussi bien est-il peut-être fort convenable que sur le point de partir d’ici, je m’enquière et m’entretienne avec vous du voyage que je vais faire, et que j’examine quelle idée nous en avons. Que pourrions-nous faire de mieux jusqu’au coucher du soleil[Note_18] ? — Sur quoi se fonde-t-on, Socrate, quand on prétend qu’il n’est pas permis de se donner la mort ? J’ai bien ouï dire à Philolaüs quand il était parmi nous, et à plusieurs autres encore, que cela n’était pas permis ; mais je n’ai jamais rien entendu qui me satisfît à cet égard. — Il ne faut pas te décourager, reprit Socrate ; peut-être seras-tu plus heureux aujourd’hui. Mais il pourra te sembler étonnant qu’il n’en soit pas de ceci comme de tout le reste, et qu’il faille admettre d’une manière absolue que la vie est toujours préférable à la mort, sans aucune distinction de circonstances et de personnes ; ou, si une telle rigueur paraît excessive, et si l’on admet que la mort est quelquefois préférable à la vie, il pourra te sembler étonnant qu’alors même on ne puisse, sans impiété se rendre heureux soi-même, et qu’il faille attendre un bienfaiteur étranger. — Mais un peu, dit Cébès en souriant et parlant à la manière de son pays[Note_19]. — En effet, reprit Socrate, cette opinion a bien l’air déraisonnable, et cependant elle n’est peut-être pas sans raison. Je n’ose alléguer ici cette maxime enseignée dans les mystères[Note_20], que nous sommes ici-bas comme dans un poste, et qu’il nous est défendu de le quitter sans permission. Elle est trop relevée, et il n’est pas aisé de pénétrer tout ce qu’elle renferme. Mais voici du moins une maxime qui me semble incontestable, que les dieux prennent soin de nous, et que les hommes appartiennent aux dieux ; cela ne paraît-il pas vrai ? — Très vrai, répondit Cébès. — Eh bien ! reprit Socrate, si l’un de tes esclaves, qui t’appartiennent aussi, se tuait sans ton ordre, ne te mettrais-tu pas en colère contre lui, et ne le punirais-tu pas rigoureusement si tu le pouvais ? — Sans doute, répondit-il. — Sous ce point de vue, il n’est donc pas déraisonnable de dire que l’homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu ne lui envoie un ordre formel, comme celui qu’il m’envoie aujourd’hui. — Cela paraît assez probable, dit Cébès ; mais ce que tu disais en même temps que le philosophe doit mourir volontiers, ne s’y rapporte pas bien, s’il est vrai, comme nous l’avons reconnu, que les dieux prennent soin de nous et que nous leur appartenons. Il ne me paraît nullement raisonnable que des philosophes ne s’affligent pas de sortir de la tutelle des plus excellents maîtres qui puissent exister ; car ils ne peuvent croire qu’ils se gouverneront mieux lorsqu’ils seront libres. Sans doute un fou pourrait s’imaginer qu’il faut s’empresser de fuir un maître ; il ne réfléchirait pas qu’il ne faut jamais fuir ce qui est bon, mais au contraire s’y tenir attaché de toutes ses forces : aussi pourrait-il bien prendre la fuite sans raison. Mais un homme sensé désirera toujours rester sous la garde de ce qui est meilleur que lui. D’où je conclus, Socrate, tout le contraire de ce que tu avançais, et je pense que c’est le sage qui s’afflige de mourir, et le fou qui s’en réjouit. — Socrate parut prendre quelque plaisir à l’insistance de Cébès : Toujours, dit-il en nous regardant, Cébès a l’art de trouver des objections, et il n’a garde de se rendre d’abord à ce qu’on lui dit.
Mais, repartit Simmias, il me semble que les objections de Cébès ne sont pas mal fondées ; car pourquoi des hommes vraiment sages voudraient-ils fuir des maîtres meilleurs qu’eux, et s’en sépareraient-ils avec plaisir ? et c’est contre toi, je pense, qu’est dirigé le raisonnement de Cébès, toi qui supportes si aisément de nous quitter nous et les dieux, ces maîtres excellents, comme tu en conviens toi-même.
Vous avez raison, reprit Socrate, et je vois bien que vous voulez m’obliger à faire ici mon apologie comme devant le tribunal. — C’est cela même, dit Simmias. — Allons, je tâcherai de mieux réussir dans cette apologie que dans l’autre. Assurément, mes chers amis, si je ne croyais trouver dans l’autre monde d’autres dieux sages et bons, ainsi que des hommes meilleurs que ceux d’ici-bas j’aurais tort de n’être pas fâché de mourir. Mais il faut que vous sachiez que j’ai l’espoir de m’y réunir bientôt à des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir l’affirmer entièrement ; mais pour y trouver des dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis affirmer, s’il y a quelque chose en ce genre dont on puisse être sûr. Voilà pourquoi je ne m’afflige pas tant ; au contraire j’espère dans une destinée réservée aux hommes après leur mort, et qui, selon la foi antique du genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les méchants. — Quoi donc ! Socrate, dit Simmias, veux-tu nous quitter, en gardant pour toi les motifs de tes espérances sans nous en faire part ? Il me semble que c’est un bien qui nous est commun, et, si tu nous transmets ta conviction, voilà ton apologie faite. — C’est ce que je vais entreprendre, reprit Socrate : mais d’abord sachons de Criton ce qu’il paraît vouloir nous dire depuis assez longtemps.
Que pourrait-ce être autre chose, lui dit Criton, sinon que celui qui doit te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps que tu dois parler le moins possible, car il prétend que ceux qui parlent trop, s’échauffent, et que rien n’est plus contraire à l’effet du poison, qu’autrement on est quelquefois forcé de donner du poison deux et trois fois à ceux qui se laissent ainsi échauffer par la conversation.
Laisse-le dire, répondit Socrate, et qu’il prépare son affaire, comme s’il devait me donner la ciguë deux fois et même trois, s’il le faut. — Je me doutais bien de ta réponse ; mais il me tourmente toujours. — Laisse-le dire, reprit Socrate ; mais il est temps que je vous rende compte à vous, qui êtes mes juges, des raisons qui me portent à croire qu’un homme qui s’est livré sérieusement à l’étude de la philosophie doit voir arriver la mort avec tranquillité, et dans la ferme espérance qu’en sortant de cette vie il trouvera des biens infinis ; et je vais m’efforcer de vous le prouver, Simmias et Cébès. Le vulgaire ignore que la vraie philosophie n’est qu’un apprentissage, une anticipation de la mort. Cela étant, ne serait-il pas absurde, en vérité, de n’avoir toute sa vie pensé qu’à la mort, et, lorsqu’elle arrive, d’en avoir peur, et de reculer devant ce qu’on poursuivait ? — Sur quoi Simmias se mettant à rire : Par Jupiter ! Socrate, tu m’as fait rire, bien qu’à cette heure j’en eusse peu d’envie. Car, je n’en doute pas, il y a bien des gens qui, s’ils t’entendaient ; ne manqueraient pas de dire que tu parles très bien sur les philosophes. Ils ne demanderaient pas mieux du moins nos Thébains, sans aucun doute, que ceux qui s’occupent de philosophie se passionnassent tellement pour la mort, qu’ils mourussent en effet, sachant bien, diraient-ils, que c’est là le sort qu’ils méritent.
Et ils diraient assez vrai, Simmias, reprit Socrate, sauf ceci, qu’ils le savent bien : car il n’est pas vrai qu’ils sachent ni en quel sens les philosophes souhaitent la mort, ni en quel sens ils la méritent, ni quelle mort. Mais laissons-les là et parlons entre nous. La mort nous paraît-elle quelque chose ?
Oui, certes, repartit Simmias.
N’est-ce pas la séparation de l’âme et du corps, de manière que le corps demeure seul d’un côté, et l’âme seule de l’autre ? N’est-ce pas là ce qu’on appelle la mort ?
C’est cela même, dit Simmias.
Vois donc, mon cher, si tu penseras comme moi ; car du principe que nous allons admettre dépend en partie, selon moi, le problème que nous agitons. Dis-moi, te paraît-il qu’il soit d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle le plaisir, par exemple, celui du boire et du manger ?
Point du tout, Socrate, répondit Simmias.
Et les plaisirs de l’amour ?
Nullement.
Et tous les autres plaisirs qui regardent le corps, crois-tu qu’il en fasse grand cas ? Par exemple, les habits élégants, les chaussures et les autres ornements du corps, crois-tu qu’il les estime, ou qu’il les méprise, toutes les fois que la nécessité ne le force pas de s’en servir ?
Un véritable philosophe ne peut que les mépriser.
Il te paraît donc en général, dit Socrate, que l’objet des soins d’un philosophe n’est point le corps, mais, au contraire de s’en séparer autant qu’il est possible, et de s’occuper uniquement de l’âme ?
Précisément.
Ainsi d’abord dans toutes les choses dont nous venons de parler, ce qui caractérise le philosophe, c’est de travailler plus particulièrement que les autres hommes à détacher son âme du commerce du corps ?
Évidemment.
Et cependant, Simmias, la plupart des hommes s’imaginent que lorsqu’on ne prend point plaisir à ces sortes de choses et qu’on n’en use point, ce n’est pas la peine de vivre ; et qu’il est bien près de la mort, celui qui n’est plus sensible aux jouissances corporelles.
Tu dis très vrai, Socrate.
Et quant à l’acquisition de la science, le corps est-il un obstacle, ou ne l’est-il pas, quand on l’associe à cette recherche ? Je vais m’expliquer par un exemple. La vue et l’ouïe ont-elles quelque certitude, ou les poètes[Note_21] ont-ils raison de nous chanter sans cesse, que nous n’entendons ni ne voyons véritablement ? Mais si ces deux sens ne sont pas sûrs, les autres le seront encore beaucoup moins ; car ils sont beaucoup plus faibles. Ne le trouves-tu pas comme moi ?
Tout à fait, dit Simmias.
Quand donc, reprit Socrate, l’âme trouve-t-elle la vérité ? car pendant qu’elle la cherche avec le corps, nous voyons clairement que ce corps la trompe et l’induit en erreur.
Cela est vrai.
N’est-ce pas surtout dans l’acte de la pensée que la réalité se manifeste à l’âme ?
Oui.
Et l’âme ne pense-t-elle pas mieux que jamais lorsqu’elle n’est troublée ni par la vue, ni par l’ouïe, ni par la douleur, ni par la volupté, et que, renfermée en elle-même et se dégageant, autant que cela lui est possible, de tout commerce avec le corps, elle s’attache directement à ce qui est, pour le connaître ?
Parfaitement bien dit.
N’est-ce pas alors que l’âme du philosophe méprise le corps, qu’elle le fuit, et cherche à être seule avec elle-même ?
Il me semble.
Poursuivons, Simmias. Dirons-nous que la justice est quelque chose ou qu’elle n’est rien ?
Nous le dirons assurément.
N’en dirons-nous pas autant du bien et du beau ?
Sans doute.
Mais les as-tu jamais vus ?
Non, dit-il.
Ou les as-tu saisis par quelque autre sens corporel ? Et je ne parle pas seulement du juste, du bien et du beau, mais de la grandeur, de la santé, de la force, en un mot de l’essence de toutes choses, c’est-à-dire de ce qu’elles sont en elles-mêmes ? Est-ce par le moyen du corps qu’on atteint ce qu’elles ont de plus réel, ou ne pénètre-t-on pas d’autant plus avant dans ce qu’on veut connaître, qu’on y pense davantage et avec plus de rigueur ?
Cela ne peut être contesté.
Eh bien ! y a-t-il rien de plus rigoureux que de penser avec la pensée toute seule, dégagée de tout élément étranger et sensible, d’appliquer immédiatement la pure essence de la pensée en elle-même à la recherche de la pure essence de chaque chose en soit, sans le ministère des yeux et des oreilles, sans aucune intervention du corps qui ne fait que troubler l’âme et l’empêcher de trouver la sagesse et la vérité, pour peu qu’elle ait avec lui le moindre commerce ? Si l’on peut jamais parvenir à connaître l’essence des choses, n’est-ce pas par ce moyen ?
A merveille, Socrate, on ne peut mieux parler.
De ce principe, reprit Socrate, ne s’ensuit-il pas nécessairement que les véritables philosophes doivent penser et même se dire entre eux : il n’y a qu’un sentier détourné qui puisse guider la raison dans ses recherche ; car tant que nous aurons notre corps et que notre âme sera enchaînée dans cette corruption, jamais nous ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-dire la vérité ; en effet, le corps nous entoure de mille gênes par la nécessité où nous sommes d’en prendre soin : avec cela les maladies qui surviennent, traversent nos recherches. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de mille chimères, de mille sottises, de manière qu’en vérité il ne nous laisse pas, comme on dit, une heure de sagesse. Car qui est-ce qui fait naître les guerres, les séditions, les combats ? Le corps et ses passions. En effet, toutes les guerres ne viennent que du désir d’amasser des richesses, et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps et pour fournir à ses besoins. Voilà pourquoi nous n’avons pas le temps de songer à la philosophie ; et ce qu’il y a de pis, c’est que si d’aventure il nous laisse quelque loisir, et que nous nous mettions à réfléchir, il intervient tout d’un coup au milieu de nos recherches, nous trouble, nous étourdit, et nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc démontré que si nous voulons savoir véritablement quelque chose, il faut que nous nous séparions du corps, et que l’âme elle-même examine les choses en elles-mêmes. C’est alors seulement que nous jouirons de la sagesse dont nous nous disions amoureux, c’est-à-dire après notre mort, et non pendant cette vie ; et la raison même le dit : car s’il est impossible de rien connaître purement pendant que nous sommes avec le corps, il faut de deux choses l’une, ou que l’on ne connaisse jamais la vérité, ou qu’on la connaisse après la mort ; parce qu’alors l’âme sera rendue à elle-même : et pendant que nous serons dans cette vie, nous n’approcherons de la vérité qu’autant que nous nous éloignerons du corps ; que nous renoncerons à tout commerce avec lui, si ce n’est pour la nécessité seule, que nous ne lui permettrons point de nous remplir de sa corruption naturelle, et que nous nous conserverons purs de ses souillures, jusqu’à ce que Dieu lui-même vienne nous délivrer. C’est ainsi qu’affranchis de la folie du corps, nous converserons, je l’espère, avec des hommes libres comme nous, et connaîtrons par nous-mêmes l’essence des choses, et la vérité n’est que cela peut-être ; mais à celui qui n’est pas pur, il n’est pas permis de contempler la pureté. Voilà, mon cher Simmias, ce qu’il me paraît que les véritables philosophes doivent penser, et se dire entre eux. Ne le crois-tu pas comme moi ?
Entièrement, Socrate.
S’il en est ainsi, mon cher Simmias, tout homme qui arrivera où je vais présentement, a grand sujet d’espérer que là, mieux que partout ailleurs, il jouira à son aise de ce qui lui avait auparavant coûté tant de peine : aussi ce voyage qu’on m’a ordonné me remplit-il d’une douce espérance ; et il fera le même effet sur tout homme qui croit que son âme est préparée, c’est-à-dire purifiée. Or, purifier l’âme, n’est-pas, comme nous le disions tantôt, la séparer du corps, l’accoutumer à se renfermer et à se recueillir en elle-même, et à vivre, autant qu’il lui est possible, et dans cette vie et dans l’autre, seule, vis-à-vis d’elle-même, affranchie du corps comme d’une chaîne ?
C’est tout à fait cela, Socrate.
Et cet affranchissement de l’âme, cette séparation d’avec le corps, n’est-ce pas là ce qu’on appelle la mort ?
Oui, dit Simmias.
Mais ne disions-nous pas que c’est là ce que se propose particulièrement le vrai philosophe ? L’affranchissement de l’âme, sa séparation d’avec le corps, n’est-ce pas là l’occupation même du philosophe ?
Il me semble.
Ne serait-ce donc pas, comme je le disais en commençant, une chose très ridicule, qu’un homme s’exerce toute sa vie à vivre comme s’il était mort, et qu’il se fâche quand la mort arrive ? Ne serait-ce pas bien ridicule ?
Assurément.
Il est donc certain, Simmias, que le véritable philosophe s’exerce à mourir, et que la mort ne lui est nullement terrible. En effet, penses-y : s’il déteste le corps et aspire à vivre de la vie seule de l’âme, et si quand ce moment arrive, il le repousse avec effroi et avec colère, n’y a-t-il point une contradiction honteuse à n’aller pas très volontiers où l’on espère obtenir les biens après lesquels on a soupiré toute sa vie ? car enfin il aspirait à connaître, il détestait le corps et désirait en être délivré. Quoi ! il y a eu beaucoup d’hommes qui, pour avoir perdu ce qu’ils aimaient sur la terre, leurs femmes, ou leurs enfants, sont descendus volontiers aux enfers, conduits par la seule espérance que là ils verraient ceux qu’ils aiment et qu’ils vivraient avec eux : et un homme qui aime véritablement la sagesse et qui a la ferme espérance de la trouver dans les enfers, sera fâché de mourir et n’ira pas avec joie dans les lieux où il jouira de ce qu’il aime ? Ah ! mon cher Simmias, il faut croire qu’il ira avec une très grande volupté, s’il est véritablement philosophe ; car il est fortement persuadé que nulle part que dans l’autre monde il ne rencontrera cette pure sagesse qu’il cherche. Cela étant, n’y aurait-il pas, comme je disais tantôt, de l’extravagance pour un tel homme à craindre la mort ?
Il y en aurait une très grande, répondit Simmias.
Et par conséquent, continue Socrate, toutes les fois que tu verras un homme se fâcher et reculer quand il est sur le point de mourir, c’est une marque sûre que c’est un homme qui n’aime pas la sagesse, mais le corps ; et qui aime le corps, aime l’argent et les honneurs, l’un des deux ou tous les deux ensemble.
Cela est comme tu le dis, Socrate.
Ainsi donc, Simmias, ce qu’on appelle la force ne convient-il pas particulièrement aux philosophes ? et la tempérance, cette vertu qui consiste à maîtriser ses passions, ne convient-elle pas particulièrement à ceux qui méprisent leur corps et qui se sont consacrés à l’étude de la sagesse ?
Nécessairement.
Car si tu veux examiner la force et la tempérance des autres hommes, tu les trouveras très ridicules.
Comment cela, Socrate ?
Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes croient la mort un des plus grands maux.
Cela est vrai, dit Simmias.
Quand donc ils souffrent la mort avec quelque courage, ils ne la souffrent que parce qu’ils craignent un mal plus grand.
Il en faut convenir.
Et par conséquent tous les hommes ne sont courageux que par peur, excepté le seul philosophe : et pourtant il est assez absurde qu’un homme soit brave par timidité.
Tu as raison, Socrate.
N’en est-il pas de même de vos tempérants ? ils ne le sont que par intempérance : et quoique cela paraisse d’abord impossible, c’est pourtant ce qui arrive de cette folle et ridicule tempérance ; car ils ne renoncent à un plaisir que dans la crainte d’être privés d’un autre, qu’ils désirent et auquel ils sont assujettis. Ils appellent bien intempérance, d’être gouverné par ses passions ; mais cela ne les empêche pas de ne surmonter certaines voluptés, que dans l’intérêt d’autres voluptés dont ils sont esclaves ; ce qui ressemble fort à ce que je disais tout-à-l’heure qu’ils sont tempérants par intempérance.
Cela paraît assez vraisemblable, Socrate.
Mon cher Simmias, songe que ce n’est pas un très bon échange pour la vertu que de changer des voluptés pour des voluptés, des tristesses pour des tristesses, des craintes pour des craintes, et de mettre, pour ainsi dire, ses passions en petite monnaie ; que la seule bonne monnaie, Simmias, contre laquelle il faut échanger tout le reste, c’est la sagesse ; qu’avec celle-là on achète tout, on a tout, force, tempérance, justice ; qu’en un mot la vraie vertu est avec la sagesse, indépendamment des voluptés, des tristesses, des craintes et de toutes les autres passions ; tandis que, sans la sagesse, la vertu qui résulte des transactions des passions entre elles n’est qu’une vertu fantastique, servile, sans vérité ; car la vérité de la vertu consiste précisément dans la purification de toutes les passions, et la tempérance, la justice, la force et la sagesse elle-même sont des purifications. Et il y a bien de l’apparence que ceux qui ont établi les initiations n’étaient pas des hommes ordinaires, mais des génies supérieurs qui, dès les premiers temps, ont voulu nous enseigner que celui qui arrivera dans l’autre monde sans être initié et purifié, demeurera dans la fange ; mais que celui qui y arrivera après avoir accompli les expiations sera reçu parmi les dieux[Note_22]. Or, disent ceux qui président aux initiations : Beaucoup prennent le thyrse, mais peu sont inspirés par le dieu [Note_23] ; et ceux-là ne sont à mon avis, que ceux qui ont bien philosophé. Je n’ai rien oublié pour être de ce nombre, et j’ai travaillé toute ma vie à y parvenir. Si tous mes efforts n’ont pas été inutiles et si j’y ai réussi, c’est ce que j’espère savoir dans un moment, s’il plaît à Dieu. Voilà, Simmias et Cébès, ce que j’avais à vous dire pour me justifier auprès de vous, de ce que je ne m’afflige pas de vous quitter vous et les maîtres de ce monde, dans l’espérance que dans l’autre aussi je trouverai de bons amis et de bons maîtres, et c’est ce que le vulgaire ne peut s’imaginer. Mais je désire avoir mieux réussi auprès de vous qu’auprès de mes juges d’Athènes.
FIN DE L’EXTRAIT
______________________________________
Published by Les Editions de Londres
© 2013— Les Editions de Londres
ISBN : 978-1-909053-82-3