Philoctète

ULYSSE.

Voici le rivage de la terre de Lemnos entourée des flots, non foulé et non habité par les hommes, où, autrefois, ô rejeton du plus brave des Hellènes, j’abandonnai, par l’ordre des Rois, Philoctète, fils de Péas, dont le pied distillait un sang corrompu. Il ne nous était plus permis de faire tranquillement ni libations, ni sacrifices, car il emplissait tout le camp de plaintes et d’horribles imprécations, hurlant et gémissant. Mais que sert de dire ces choses ? Ce n’est pas le temps des longues paroles. Qu’il sache que je suis ici, et toute la ruse sera vaine à l’aide de laquelle je pense me saisir bientôt de lui. C’est à toi de faire le reste et de découvrir où est la roche s’ouvrant par deux issues, qui est chauffée par Hèlios de l’un et de l’autre côté en hiver, et où, en été, le vent circule et convie au sommeil. Il est possible que tu voies un peu plus bas, à gauche, une eau de source, si elle dure encore. Approche en silence et apprends-moi si ces choses sont encore en ce lieu, afin que tu entendes ce qui me reste à te dire et que nous le fassions tous deux.

NÉOPTOLÈME.

Roi Ulysse, voici ce dont tu parles. Il me semble voir l’antre tel que tu l’as dit.

ULYSSE.

En bas ou en haut ? car je ne comprends pas.

NÉOPTOLÈME.

Là-haut. Je n’entends aucun bruit de pas.

ULYSSE.

Vois s’il n’est pas couché dans sa demeure pour dormir.

NÉOPTOLÈME.

Je vois que cette demeure est vide et sans habitants.

ULYSSE.

Ne s’y trouve-t-il aucune chose d’un usage familier ?

NÉOPTOLÈME.

Un monceau de feuilles foulées, comme si quelqu’un y couchait.

ULYSSE.

Le reste est-il vide ? N’y a-t-il rien de plus ?

NÉOPTOLÈME.

Une coupe de bois, faite grossièrement, ouvrage d’un mauvais ouvrier, puis de quoi faire du feu.

ULYSSE.

C’est toute sa richesse que tu vois.

NÉOPTOLÈME.

Ah ! ah ! je vois, en outre, quelques haillons qui sont à sécher, pleins d’un sang corrompu.

ULYSSE.

Certes, l’homme habite ici, et il n’est pas loin. Comment, en effet, irait-il loin celui dont le pied souffre d’un mal ancien ? Il est allé, comme d’habitude, chercher de la nourriture, ou quelque plante, s’il en connaît, qui apaise ses douleurs. Envoie cet homme que voici à la découverte, afin que Philoctète ne tombe pas soudainement sur moi, car, de tous les Argiens, c’est moi qu’il préférerait saisir.

NÉOPTOLÈME.

Il est parti et il observera les traces. Pour toi, si tu veux autre chose, parle de nouveau.

ULYSSE.

Enfant d’Achille, pour accomplir la tâche qui nous amène ici, il ne faut pas être seulement brave et fort ; il faut encore, si tu entends dire ce que tu n’as pas entendu déjà, agir comme moi, puisque tu es ici pour m’aider.

NÉOPTOLÈME.

Qu’ordonnes-tu donc ?

ULYSSE.

Il faut que tu trompes l’âme de Philoctète par des paroles faites pour l’abuser. Quand il te demandera qui tu es et d’où tu viens, dis-lui que tu es fils d’Achille. Ceci n’est pas à cacher ; que tu navigues vers ta demeure, ayant abandonné l’armée navale des Achéens que tu hais violemment, qui, t’ayant fait quitter ta demeure par leurs prières afin d’assiéger Ilion, n’ont pas voulu, à ton arrivée, te donner les armes d’Achille, que tu demandais à bon droit, et les ont livrées à Ulysse. Dis cela en m’accablant d’autant de paroles outrageantes que tu voudras. Je n’en serai blessé en rien. Mais si tu ne le fais pas, tu causeras des malheurs à tous les Argiens. Car, si l’arc et les flèches de Philoctète ne sont pris, tu ne pourras jamais renverser la ville de Dardanos. Apprends pourquoi tu peux parler à cet homme avec confiance et en sûreté, et pourquoi cela ne m’est point permis. Tu as navigué, en effet, n’étant lié par aucun serment, ni par force, et tu n’étais pas de la première expédition. Quant à moi, je ne puis nier aucune de ces choses. C’est pourquoi, s’il tient son arc et s’il me reconnaît, je suis mort, et je te perdrai avec moi. Il te faut donc ruser avec lui, afin de lui enlever à la dérobée ses armes invincibles. Je sais, enfant, qu’il n’est pas dans ta nature de mal parler et de mal agir ; mais remporter la victoire est chose douce. Maintenant, pour une petite partie de ce jour, abandonne-toi à moi sans réserve, et sois appelé ensuite, pour tout le temps à venir, le plus pieux des hommes.

NÉOPTOLÈME.

Pour moi, Fils de Laerte, je hais de faire ce que je suis indigné d’entendre. Je ne suis point né pour user de ruses, ni moi, ni, dit-on, celui qui m’a engendré. Je suis prêt à emmener cet homme de force, non par ruse. N’ayant qu’un pied, il ne l’emportera pas sur nous qui sommes si nombreux. Envoyé ici pour t’aider, je crains d’être appelé traître. J’aime mieux, ô Roi, être déçu en agissant honnêtement, que triompher par un acte honteux.

ULYSSE.

Fils d’un noble père, moi aussi, quand j’étais jeune, autrefois, j’avais la langue paresseuse et la main prompte ; mais, maintenant, toute chose considérée et tentée, je vois que la parole, et non l’action, mène tout parmi les mortels.

NÉOPTOLÈME.

Que m’ordonnes-tu donc, si ce n’est de mentir ?

ULYSSE.

Je dis que tu dois te saisir de Philoctète par ruse.

NÉOPTOLÈME.

Pourquoi le tromper plutôt que le persuader ?

ULYSSE.

On ne le persuadera pas, et tu ne pourras te saisir de lui par la force.

NÉOPTOLÈME.

Est-il si orgueilleusement sûr de ses forces ?

ULYSSE.

Ses flèches donnent inévitablement la mort.

NÉOPTOLÈME.

Il n’est donc pas d’un homme brave de l’approcher ?

ULYSSE.

Tu ne le prendras jamais que par ruse, comme je le dis.

NÉOPTOLÈME.

Mais tu ne penses donc pas qu’il est honteux de dire des choses fausses ?

ULYSSE.

Non, si le mensonge apporte le salut.

NÉOPTOLÈME.

De quel front ose-t-on parler ainsi ?

ULYSSE.

Quand on agit pour un profit, il ne convient pas d’hésiter.

NÉOPTOLÈME.

Quel profit ai-je à ce qu’il vienne à Troie ?

ULYSSE.

Ses flèches seules prendront Troie.

NÉOPTOLÈME.

N’est-ce donc pas moi, moi, comme il est dit, qui la prendrai ?

ULYSSE.

Ni toi sans elles, ni elles sans toi.

NÉOPTOLÈME.

Si la chose est ainsi, il faut nous en saisir.

ULYSSE.

Si tu fais cela, tu y auras un double avantage.

NÉOPTOLÈME.

Lequel ? Dis, et je ne refuserai point d’agir.

ULYSSE.

Tu seras tenu à la fois pour habile et brave.

NÉOPTOLÈME.

Allons ! j’agirai et mettrai toute honte de côté.

ULYSSE.

As-tu bien dans l’esprit tout ce que je t’ai enseigné ?

NÉOPTOLÈME.

N’en doute pas, puisque j’ai consenti.

ULYSSE.

Reste donc ici et attends-le. Moi je m’en vais, afin de n’être pas vu ici, et je renverrai l’espion à la nef. Si vous me semblez perdre du temps, je renverrai ce même homme ici sous un vêtement de marin, afin qu’il soit pris pour un inconnu. S’il parle avec artifice, toi, enfant, prends de ses paroles ce qui pourra te servir. Moi, je vais à la nef. Que Hermès, qui ourdit des ruses et qui nous a conduits ici, nous guide, et la victorieuse Pallas Athéna qui me protége toujours !

LE CHŒUR.

Strophe I.

Maître, étranger sur cette terre étrangère, que dirai-je à cet homme défiant ? Enseigne-le-moi. En effet, la science de qui tient le sceptre divin de Zeus l’emporte sur la science de tous les autres, et le commandement suprême, ô fils, t’a été légué depuis les anciens âges. C’est pourquoi dis-moi comment je puis te servir.

NÉOPTOLÈME.

Si tu désires voir le fond du lieu où il couche, regarde maintenant en toute confiance ; mais, dès que l’homme effrayant viendra, sors de l’antre, et, toujours à portée de ma main, viens à mon aide au moment opportun.

LE CHŒUR.

Antistrophe I.

Tu m’ordonnes, ô Roi, ce dont je m’inquiète depuis longtemps, et j’ai surtout l’œil ouvert sur ce qui t’intéresse. Dis-moi maintenant quelle retraite il habite, où il est. Il convient, en effet, que je sois instruit de ceci, pour qu’il ne survienne pas subitement. Quel est le lieu, quelle est la demeure ? Quel chemin suit-il ? Est-il dedans ou dehors ?

NÉOPTOLÈME.

Tu vois sa demeure, ce rocher à deux ouvertures.

LE CHŒUR.

Où le malheureux est-il allé ?

NÉOPTOLÈME.

Sans doute il est allé chercher de la nourriture, et il suit ce sentier qui est proche d’ici. On dit, en effet, que telle est sa vie accoutumée, perçant misérablement, le malheureux, les bêtes sauvages de ses flèches ailées, et ne pouvant trouver de remède à ses maux.

LE CHŒUR.

Strophe II.

À la vérité j’ai pitié de lui, car personne ne s’en inquiète, et le malheureux n’est consolé par l’aspect d’aucun mortel ; mais, toujours seul, il souffre d’un mal affreux, et il va errant, en proie au désir toujours déçu de toute chose nécessaire. Comment le malheureux résiste-t-il ? Ô industrie vainement habile des mortels ! Ô misérables générations des hommes pour qui la vie mauvaise passe toute mesure !

Antistrophe II.

Celui-ci qui, peut-être, n’est au-dessous d’aucune des familles anciennes, privé des choses de la vie, manque de tout, éloigné des autres hommes, jeté au milieu des bêtes sauvages tachetées ou velues, dévoré d’une faim terrible et de douleurs, et en proie à d’intolérables inquiétudes ; et l’écho résonne au loin de ses cris affreux et répétés.

NÉOPTOLÈME.

FIN DE L’EXTRAIT

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