KRATOS
Nous sommes arrivés au dernier sentier de la terre, dans le pays Skythique, dans la solitude non foulée.
Hèphaistos ! Fais ce que le Père t’a ordonné d’accomplir. Par les immuables étreintes des chaînes d’acier, cloue ce Sauveur d’hommes à ces hautes roches escarpées. Il t’a volé la splendeur du Feu qui crée tout, ta Fleur, et il l’a donnée aux mortels. Châtie-le d’avoir outragé les Dieux. Qu’il apprenne à révérer la tyrannie de Zeus, et qu’il se garde d’être bienveillant aux hommes.
HEPHAISTOS
Kratos et Bia ! Pour ce qui vous concerne, l’ordre de Zeus est accompli. Rien de plus. À cet escarpement tempétueux je n’ose lier violemment un Dieu fraternel. Mais la nécessité me contraint d’oser. Il est terrible d’enfreindre l’ordre du Père.
Ô fils sublime de la sage Thémis ! Contre mon gré, malgré toi, par d’indissolubles chaînes, je te lierai à cette roche inaccessible aux hommes, là où tu n’entendras la voix, où tu ne verras la face d’aucun mortel, où, lentement consumé par l’ardente flamme de Hèlios, tu perdras la fleur de ta peau ! Tu seras heureux quand la Nuit, de sa robe enrichie d’étoiles, cachera l’éclat du jour, et quand Hèlios dissipera de nouveau les gelées matinales. Elle te hantera à jamais, l’horrible angoisse de ta misère présente, et voici qu’il n’est pas encore né, celui qui te délivrera ! C’est le fruit de ton amour pour les hommes. Étant un Dieu, tu n’as pas craint la colère des Dieux. Tu as fait aux Vivants des dons trop grands. Pour cela, sur cette roche lugubre, debout, sans fléchir le genou, sans dormir, tu te consumeras en lamentations infinies, en gémissements inutiles. L’esprit de Zeus est implacable. Il est dur celui qui possède une tyrannie récente.
KRATOS
Allons ! Que tardes-tu ? Vainement tu le prends en pitié. Ce Dieu, en horreur aux Dieux, qui a livré ton bien aux mortels, ne le hais-tu point ?
HEPHAISTOS
Sang et amitié ont une grande force.
KRATOS
Certes, mais peux-tu mépriser les ordres du Père ? Ne serait-ce pas plus effrayant ?
HEPHAISTOS
Tu es toujours dur et plein d’audace.
KRATOS
Le plaindre n’est point un remède. Qu’en sera-t-il ? Ne t’émeus point vainement.
HEPHAISTOS
Ô travail très détestable de mes mains !
KRATOS
Pourquoi ? En vérité, je te dirai ceci : la cause de ses maux n’est point dans ton art.
HEPHAISTOS
Cette tâche ! Que n’est-il donné à un autre de l’accomplir !
KRATOS
Toutes choses sont permises aux Dieux. Ceci leur est refusé. Nul n’est libre, si ce n’est Zeus.
HEPHAISTOS
Je le sais. Je n’ai rien à dire.
KRATOS
Hâte-toi donc. Étreins-le de chaînes, de peur que le Père ne sache que tu hésites.
HEPHAISTOS
Voici que les chaînes sont toutes prêtes.
KRATOS
Saisis-les. À l’aide de ton marteau, avec une grande force, rive-les autour de ses bras. Cloue-le à ces roches.
HEPHAISTOS
Cela va être fait, et activement.
KRATOS
Frappe plus fort ! Étreins ! Ne faiblis pas ! Il est habile au point de sortir de l’inextricable.
HEPHAISTOS
Ce bras est lié indissolublement.
KRATOS
Cloue solidement l’autre. Qu’il sache que son intelligence est moins prompte que celle de Zeus.
HEPHAISTOS
Certes, excepté lui, nul ne me blâmera.
KRATOS
Maintenant, à travers sa poitrine, enfonce rudement la dent solide de ce coin d’acier.
HEPHAISTOS
Hélas, hélas ! Promètheus ! Je me lamente sur tes maux.
KRATOS
Tu tardes encore ? Tu gémis sur les ennemis de Zeus ! Crains de gémir sur toi-même.
HEPHAISTOS
Tu vois de tes yeux un spectacle horrible.
KRATOS
Je vois qu’il subit l’équitable châtiment de son crime. Enchaîne-le autour des flancs et sous les aisselles.
HEPHAISTOS
Il le faut. Ne me commande donc plus.
KRATOS
Je veux te commander et te harceler encore. Descends plus bas ! Serre violemment les cuisses avec ces anneaux.
HEPHAISTOS
C’est fait, et promptement.
KRATOS
Entrave fortement les pieds. Celui qui surveille ton travail est terrible.
HEPHAISTOS
Ta parole est aussi dure que ta face.
KRATOS
Sois faible, mais ne me reproche ni la rudesse de ma nature, ni mon inflexibilité.
HEPHAISTOS
Partons. Tous ses membres sont enchaînés.
KRATOS
(à Promètheus )
Maintenant, parle insolemment ici ! Ravis ce qui est aux Dieux pour le donner aux Éphémères ! Que peuvent les hommes pour t’affranchir de ton supplice ? Les Daimones t’ont mal nommé, en te nommant Promètheus. C’est un Promètheus qu’il te faudrait pour t’arracher de ces liens.
PROMETHEUS
Ô Aithèr divin, Vents rapides, Sources des fleuves, Sourires infinis des flots marins ! Et toi, Gaia, mère de toutes choses ! Et toi qui, de tes yeux, embrasses l’orbe du monde, Hèlios ! Je vous atteste ! Regardez-moi ! Étant un Dieu, voyez ce que je souffre par les Dieux. Voyez, accablé de ces ignominies, combien je devrai gémir dans le cours des années innombrables ! Tel est le honteux enchaînement que le nouveau Prytane des Heureux a médité contre moi. Hélas, hélas ! Je me lamente sur mon mal présent et futur. Quand viendra-t-il le terme fatal de mes misères ? Qu’ai-je dit ? Je prévois sûrement les choses qui seront. Il n’est point pour moi de calamité inattendue. Il convient de subir aisément la destinée qui m’est faite, sachant que la puissance de la nécessité est invincible. Mais je ne puis ni parler, ni me taire en cet état. J’ai augmenté le bien des mortels, et me voici, malheureux, lié à ces tourments ! Dans une férule creuse j’ai emporté la source cachée du Feu, maître de tous les arts, le plus grand bien qui soit pour les Vivants. C’est pour ce crime que je souffre, attaché en plein air par ces chaînes !
Ah ! Ah ! Ah ! Quel est ce bruit ? Quelle est cette vague odeur qui se répand jusqu’à moi ? Est-ce un Dieu, un Vivant, un Être intermédiaire ? Vient-il sur cette hauteur contempler mes misères ? Que veut-il ? Regardez le Dieu enchaîné, outragé, l’ennemi de Zeus, en horreur à tous les autres Dieux qui hantent la royale demeure de Zeus, à cause de son trop grand amour pour les Vivants. Hélas, hélas ! J’entends de nouveau le bruit de ces oiseaux qui approchent. L’Aithèr vibre sous les battements légers des ailes. Tout ce qui vient à moi m’épouvante !
LE CHŒUR DES OKEANIDES
Strophe I.
Ne crains rien. Cette troupe d’ailes est ton amie qui vient en hâte vers cette roche, malgré la volonté paternelle. Des souffles rapides nous ont amenées. Le retentissement du son de l’acier a pénétré au fond de nos antres. Il a chassé la pudeur vénérable, et nous avons été emportées, pieds nus, sur ce char ailé.
PROMETHEUS
Hélas, hélas ! Race de Téthys aux nombreux enfants, filles du Père Okéanos qui roule son cours infatigable autour de la terre, regardez ! Voyez de quelles chaînes je suis étreint, sur le dernier faîte de cette roche escarpée, comme une misérable sentinelle !
LE CHŒUR DES OKEANIDES
Antistrophe I.
Je le vois, ô Promètheus ! Une effrayante nuée chargée de larmes emplit mes yeux, quand je contemple, dans ces étreintes d’acier, ton corps se consumant sur cette roche. Des timoniers nouveaux gouvernent l’Olympos. Tyranniquement Zeus commande par des lois récentes, et il abolit les antiques Choses augustes !
PROMETHEUS
Sous la terre, dans le Hadès que hantent les Morts, dans l’immense Tartaros, que ne m’a-t-il précipité, chargé d’indissolubles et rudes chaînes ! Nul Dieu, ni aucun autre, ne se réjouirait de mes maux ! Maintenant, jouet misérable des Vents, je subis des tortures agréables à mes ennemis.
LE CHŒUR DES OKEANIDES
Strophe II.
Qui donc, parmi les Dieux, est si dur de cœur, que tes tortures lui soient agréables ? Qui ne s’indigne de tes maux, si ce n’est Zeus ? Toujours furieux, dans son inflexible volonté, il dompte la Race Ouranienne. Jamais il ne cessera, à moins que son cœur ne se rassasie de vengeance, ou qu’un autre se saisisse de la puissance inaccessible.
PROMETHEUS
Certes, un jour pourtant, bien que je sois chargé ignominieusement de solides chaînes, ce Prytane des Heureux aura besoin de mon aide, afin que je lui révèle le dessein qui le dépouillera du sceptre et des honneurs. Mais ni incantations, ni paroles de miel, ni menaces rudes ne me fléchiront. Je ne lui enseignerai rien, avant qu’il m’ait délivré de ces liens cruels, qu’il ait expié mon ignominie.
LE CHŒUR DES OKEANIDES
Antistrophe II.
En vérité, tu es intrépide. Tu ne fléchis point dans ce rude supplice. Mais tu parles trop librement. L’épouvante pénètre mon cœur. Je redoute ta destinée. Quand me sera-t-il donné de voir le terme fatal de tes misères ? L’esprit du Fils de Kronos est impénétrable ; son cœur ne peut être touché.
PROMETHEUS
Je sais que Zeus est dur. Il a soumis toute justice à sa volonté. Mais, un jour, il sera humble d’esprit, quand il se sentira frappé. Cette inexorable colère sera oubliée. Il désirera que j’accepte la concorde et son amitié.
LE CHŒUR DES OKEANIDES
Révèle toute la chose. Raconte-nous pour quelle faute Zeus t’a châtié si cruellement et si ignominieusement. Instruis-nous, à moins que ce récit ne t’attriste.
PROMETHEUS
Certes, il m’est cruel de dire ces choses, mais il est aussi dur de me taire. Des deux côtés, douleur égale.
Autrefois, quand les Daimones s’irritèrent pour la première fois, quand la dissension se mit entre eux, les uns voulaient renverser Kronos, afin que Zeus régnât. Les autres s’y opposaient, ne voulant point que Zeus commandât jamais aux Dieux. Moi, donnant le meilleur conseil, je ne pus persuader les Titans, fils d’Ouranos et de Gaia. Méprisant mes raisons pacifiques, ils pensaient, dans la violence de leurs esprits, qu’ils l’emporteraient, non par l’habileté, mais par la force. Plusieurs fois, ma mère Thémis et Gaia, qui n’a qu’une forme sous mille noms, m’avaient prédit les choses futures : qu’ils ne l’emporteraient ni par la force, ni par la violence, mais par la ruse. Je leur parlai ainsi. Ils ne me jugèrent point digne d’être écouté. Et je crus pour le mieux, accompagné de ma mère, de me joindre à Zeus qui le désirait. Et, par mes conseils, le noir et profond abîme du Tartaros engloutit l’antique Kronos et ses compagnons. Ainsi, j’ai servi ce tyran des Dieux. Il m’en a récompensé par ce châtiment horrible. C’est un vice contagieux propre aux tyrans de n’avoir point foi en leurs amis. Si vous demandez pour quelle cause il me traite si outrageusement, je vous le dirai. Dès qu’il fut assis sur le trône paternel, aussitôt il partagea les honneurs aux Daimones et constitua sa tyrannie. Et il n’eut aucun souci des malheureux hommes, et il voulut en détruire la race, afin d’en créer une nouvelle. À ce dessein nul ne s’opposa, excepté moi. Seul, je l’osai. Je sauvai les Vivants. Ils ne descendirent point, foudroyés, dans les ténèbres du Hadès. C’est pourquoi je suis en proie à ces tourments horribles et misérables à voir. Je n’ai pas été jugé digne de la pitié que j’ai eue pour les Mortels. Me voici cruellement tourmenté. Spectacle honteux pour Zeus !
FIN DE L’EXTRAIT
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