Préface des Éditions de Londres

« Rome, Naples et Florence » est un récit de voyage de Stendhal écrit en 1817. Stendhal profite d’un congé de quatre mois pour voyager de Berlin (2 septembre 1816) jusqu’à Castel-Gandolfo (10 Octobre 1817).

Le voyage

Si les premières étapes le conduisent à Berlin, puis Ulm et Munich, c’est avant tout un voyage en Italie qui l’emmène d’abord à Milan, et de fil en aiguille, à Bologne, Florence, Naples et Rome, en passant par de nombreuses villes, petites ou grandes, de Lombardie, Emilie-Romagne, Toscane, Campanie etc. Ce congé de quatre mois durera plus d’un an.

L’édition

La première édition date de 1817, dès le retour de Stendhal. En 1818 paraît une deuxième édition, puis une troisième en 1826, entière refonte de la première version. Apparemment, beaucoup des personnages, des lieux et des dates ont été inventés.

Milan

Comme avec le tome trois de Vie de Henry Brulard, l’Italie, c’est d’abord Milan, et Milan, c’est d’abord La Scala « Je sors de la Scala. Ma foi, mon admiration ne tombe point. J’appelle la Scala le premier théâtre du monde, parce que c’est celui qui fait avoir le plus de plaisir par la musique. Il n’y a pas une lampe dans la salle ; elle n’est éclairée que par la lumière réfléchie par les décorations…. » ; il rappelle le rôle central qu’elle tient dans la capitale lombarde : « Le théâtre de la Scala est le salon de la ville. Il n’y a de société que là… ». Il découvre Solliva, dont il note l’admiration pour Mozart, qui commence à parler en Italie, et il compare Solliva à Cimarosa. Il se lance dans des considérations sur la musique, « le seul art qui vive encore en Italie » : « Excepté un homme unique, vous trouverez ici des peintres et des sculpteurs comme il y en a à Paris et à Londres ; des gens qui pensent à l’argent. La musique, au contraire, a encore un peu de ce feu créateur qui anima successivement en ce pays, le Dante, Raphaël, la poésie, la peinture, et enfin les Pergolèse et les Cimarosa. » ; « En musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir, le style de Haydn et le style de Cimarosa : la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse. ». Stendhal décrit peu ce qu’il voit ; il s’intéresse aux arts, et aux gens et leurs mœurs : « rien de plus doux, de plus aimable, de plus digne d’être aimé que les mœurs milanaises….Chaque femme est en général avec son amant… ». Il s’intéresse beaucoup aux langues, chemin nécessaire pour appréhender l’endroit où il se trouve : « c’est pour moi la plus douce récompense des deux ans que j’ai passés autrefois à apprendre, non seulement l’italien de Toscane, mais encore le milanais, le piémontais, le napolitain, le vénitien, etc. On ignore, hors de l’Italie, jusqu'au nom de ces dialectes, que l’on parle uniquement dans les pays dont ils portent le nom. Si l’on n’entend pas les finesses du milanais, les sentiments comme les idées des hommes au milieu desquels on voyage restent parfaitement invisibles. ». On sent Stendhal et chez lui ; nulle part comme dans la partie milanaise n’égrène t-il ses réflexions au fil de ses promenades : « Les habitudes morales de Milan sont tout à fait républicaines, et l’Italie d’aujourd’hui n’est qu’une continuation du moyen âge. », ou « Les paroles extrêmement énergiques, quoique offensant un peu la délicatesse, ne sont pas repoussées par l’éloquence italienne. On sent à chaque pas que ce pays n’a pas eu, pendant cent cinqunte ans, la cour dédaigneuse de Louis XIV et de Louis XV. La passion ici ne songe jamais à être élégante. Or, qu’est-ce qu’une passion qui a le loisir de songer à quelque chose d’étranger ? », mais parfois à la Scala, il parle aussi de Venise : « Venise fut probablement, de 1740 à 1796, la ville la plus heureuse du monde et la plus exempte des bêtises féodales ou superstitieuses qui attristent encore aujourd’hui le reste de l’Europe et l’Amérique du Nord. » ; « L’Italie doit tout à son moyen âge, mais, en formant son caractère, le moyen âge l’a empoisonné par la haine, et ce beau pays est autant la patrie de la haine que de l’amour. », entrecoupées par des réflexions esthétiques toujours surprenantes : « Ce qui me plaît le plus à Milan, ce sont les cours dans l’intérieur des bâtiments. J’y trouve une foule de colonnes, et pour moi les colonnes sont en architecture ce que le chant est à la musique. ». Il s’attarde sur le dôme de Milan : « Ces pyramides de marbre blanc, si gothiques et si minces, s’élançant dans les airs et se détachant sur le bleu sombre d’un ciel du Midi, garni de ses étoiles scintillantes, forment un spectacle unique au monde. ». Les critiques de la société française, parisienne ou provinciale, ne sont jamais loin : « Les gens forts de ce pays dédaignent les lieux communs, ils ont le courage de hasarder les idées qui leur sont personnelles ; ils s’ennuieraient à répéter les autres. » ; il trouve même en Beccaria une âme sœur quand il dit : «Ce que j’admirais le plus au monde alors, c’étaient les Lettres Persanes ; pour me distraire de mon chagrin, je me mis à écrire le traité des Délits et des peines. » Mais il ajoute plus tard : « La littérature, en Italie, ne deviendra jamais un vilain métier qu’un M. de V*** récompense avec des places d’Académie ou de ce censeur. ». Mais Milan reste « la capitale intellectuelle de l’Italie » : « Malgré la police autrichienne, aujourd’hui, en 1816, on imprime dix fois à Milan qu’à Florence… », et surtout, en partant : « Je n’ai jamais rencontré de peuple qui convienne si bien à mon âme. »

Bologne

A Bologne, il pense toujours à Milan. Mais il « tremble pour le sort futur de l’Italie » ; et poursuit : « Ce pays aura des philosophes comme Beccaria, des poètes comme Alfieri, des soldats comme Santa Rosa mais ces hommes illustres sont à une trop grande distance de la masse du peuple. Entre l’état actuel et le gouvernement de l’opinion, il faut un Napoléon, et où le prendre ? ». Puis il remarque qu’en France, « tout le monde convient qu’il faut écrire comme Voltaire ou Pascal. En Italie, on n’est pas même d’accord sur la langue ». Avec sa situation politique du début du Dix Neuvième siècle, pré-pré-garibaldienne, l’Italie est un pays fort différent : « Nous n’avons pas en littérature de provinciaux à tromper ; nos Etats sont si petits que nous les connaissons tous. A l’exception de quelques renégats, tous nos gens de lettres travaillent en conscience ; mais tout ce qui a quelque génie se garde d’imprimer par crainte de l’exil ou de la prison, ou par dégoût pour la censure. » Stendhal, peut être parce qu’il est moins serein à Bologne qu’à Milan, y fait le plus de réflexions sur l’Italie, la France et sur son siècle : « Semblables à leurs pères du moyen âge, les Italiens de 1830 aimeront passionnément la liberté, mais sans savoir comment s’y prendre pour l’établir. ». Il écrit ensuite : « Après quinze ou vingt essais de constitution, les habitants de Bologne ne pouvant trouver une forme de gouvernement favorable à tous les intérêts, étaient las de ce régime précaire que, faute d’un nom particulier, nous désignons par le nom de république. Cet état variable a formé le caractère italien tel que nous le voyons. Les trois cents ans de despotisme espagnol qui l’ont abaissé ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu’aucun peuple n’a autant de sang républicain dans les veines. ».

Puis au bout de quelques semaines, il en a assez : « Il faut quitter Bologne, cette ville de gens d’esprit. »

Florence

Une des constantes de ce voyage en Italie, c’est la présence du moyen âge en Italie : « rien ne trouble la belle harmonie de ces rues, où respire le beau idéal du moye âge. En vingt endroits de Florence, par exemple en descendant du pont della Trinita et passant devant le palais Strozzi, le voyageur peut se croire en l’an 1500. ». Ce qu’il réaffirme : « j’ai de l’amour pour le moyen âge de l’Italie. »

Stendhal n’est pas un voyageur comme les autres, un voyageur comme ceux qui polluent notre siècle, et il a ses opinions, et surtout, il n’isole pas les monuments du paysage, les paysages des mœurs locales. Il dit : « Tout est pauvre au théâtre de Florence, habits, décorations, chanteurs ; c’est comme une ville de France du troisième ordre. On n’y a de ballets que dans le carnaval. En général, Florence, située dans une vallée étroite, au milieu de montagnes pelées, a une réputation bien usurpée. » Puis il ajoute : « J’aime cent fois mieux Bologne, même pour les tableaux d’ailleurs, Bologne a du caractère et de l’esprit. » Mais est-ce Florence qu’il n’aime pas, ou alors serait-ce le Florentin ? Et ce qu’il n’aime pas dans le Florentin, ne serait-ce pas le Français du Dix Neuvième siècle bourgeois qu’il devine : « Dans la rue, il a l’air d’un commis à dix-huit cent francs d’appointements qui, après avoir bien brossé son habit et ciré lui-même ses bottes, court à son bureau pour s’y trouver à l’heure précise. » Il part de Florence. A Sienne, il rencontre l’un de ses amis de Milan qui « court à Naples pour voir l’ouverture du théâtre de Saint-Charles, reconstruit par Barbaja après l’incendie d’il y a deux ans. »

À Terracine, dans une auberge magnifique, il rencontre Rossini ; il l’a remarqué, lui parle d’opéra sans connaître son identité ; quand il se présente, il se félicite de ne pas avoir parlé de « la paresse de ce beau génie ni de ses nombreux plagiats » ; puis « Il me dit que Naples veut une autre musique que Rome ; et Rome une autre musique que Milan. »

Naples

À peine arrivé à Naples, il se précipite au Teatro San Carlo, pour la réouverture, et : «Cette salle, reconstruite en trois cents jours, est un coup d’Etat ; elle attache le peuple au roi plus que cette constitution donnée à la Sicile, et que l’on voudrait avoir à Naples, qui vaut bien la Sicile. Tout Naples est ivre de bonheur. Je suis si content de la salle, que j’ai été charmé de la musique et des ballets. La salle est en or et argent, et les loges bleu de ciel foncé. Les ornements de la cloison, qui sert de parapet aux loges, sont en saillie ; de là, la magnificence. Ce sont des torches d’or groupées et entremêlées de grosses fleurs de lis. » Mais il ajoute, toujours surprenant : « Je ne puis me lasser de Saint-Charles : les jouissances d’architecture sont si rares. Pour les plaisirs de la musique, il ne faut pas les chercher ici : l’n n’entend pas. »

La structure politique de l’Italie fait que la hiérarchie des villes italiennes que nous connaissons, principalement par le tourisme, et la renommée économique, ne s’applique pas ici, époque où l’Italie reste fragmentée : « C’est peut-être parce que Naples est une grande capitale comme Paris que je trouve si peu à écrire. ». En revanche, il assiste à une éruption volcanique : « le Vésuve est en feu ; on voit couler la lave. Cette masse rouge se dessine sur un horizon du plus beau sombre. Je demeure trois quarts d’heure à contempler ce spectacle imposant et si nouveau… ». Et il continue à passer son temps au Teatro San Carlo : « Les grands théâtres, comme San Carlo et la Scala, sont l’abus de la civilisation et non sa perfection. Il faut forcer toutes les nuances : dès lors, il n’y a plus de nuances. ». Mais il ne revient pas son jugement initial : « San Carlo, comme machine à musique, est tout à fait inférieur à la Scala. ».

Après Naples

Parti de Naples, il va à Pompéi : « on se sent transporté dans l’antiquité. ». Plus les semaines passent, plus il se détache de ce qu’il voit et se répand en réflexions sur son époque : « Les choses qu’il faut aux arts pour prospérer sont souvent contraires à celles qu’il faut aux nations pour être heureuses. », et comme souvent il continue avec des observations qui nous semblent prescientes : « Toutes les âmes généreuses désirent avec ardeur la résurrection de la Grèce ; mais on obtiendrait quelque chose de semblable aux Etats-Unis d’Amérique, et non le siècle de Périclès. On arrive au gouvernement de l’opinion ; donc l’opinion n’aura pas le temps de se passionner pour les arts. »

Il s’intéresse à la philosophie des gens de Calabre : « Ce qui est l’antipode ce pays, c’est le ton dégoûté de la vie, dont, parmi nous, le René de M. de Chateaubriand a été à la fois la copie et le modèle. Ces gens-ci tiennent pour certain qu’à moins de circonstances proclamées extraordinaires, par le cri public de tout un pays, le degré de bonheur est à peu près le même dans toutes les situations de la vie. Il y a au fond de cette modération une grande défiance du destin, provenant peut-être de la méchanceté des gouvernements. ». Quelques pages plus tard, il décrit les méfaits de la troupe de l’Indépendance en Calabre et aux Pouilles ; on a l’impression d’assister à la naissance de la Mafia, ou plutôt de la Ndrangheta ou la Sacra Corona Unita. 

Et il s’interroge : « Nous ne sommes plus assez heureux pour demander le beau ; nous ne désirons, pour le moment, que l’utile. La société va passer je ne sais combien de siècles à la chasse de l’utile. »

Rome

Il découvre Saint-Pierre, ce qui lui plaît beaucoup. Il compare toujours les Italiens aux Français : « il y a des fortunes différentes, mais il n’y a pas de mœurs différentes. Tous les Italiens parlent des mêmes choses, chacun suivant son esprit… ». Comme toujours, Stendhal saisit tout de suite l’esprit de l’endroit, et sans fioritures ennuyeuses : « Tout est décadence ici, tout est souvenir, tout est mort. ». Et il ajoute : « La vie active est à Londres et à Paris. » ; « ce séjour tend affaiblir l’âme, à la plonger dans la stupeur ; jamais d’effort, jamais d’énergie, rien ne va vite. », et de façon surprenante : « Ma foi, j’aime mieux la vie active du Nord, et le mauvais goût de nos baraques. ». Et ceci lui inspire les mêmes réflexions : « Je désespère des arts depuis que nous marchons vers le gouvernement de l’opinion, parce que, dans toutes les circonstances possibles, ce sera toujours une absurdité que de bâtir Saint-Pierre. ». Stendhal a un sursaut amusant quand quelqu’un se lamente de ce que François Ier n’ait pas fait la France protestante : « nous fussions devenus tristes et raisonnables comme des Genevois. Plus de Lettres Persanes, plus de Voltaire, surtout plus de Beaumarchais ! »

Rome, Naples et Florence ? Le titre

Alors, que penser de ce « Rome, Naples et Florence » ? Que c’est un long voyage en Italie avant tout, où il est plus question des rêveries et des promenades d’un voyageur pas du tout solitaire, où fusent les considérations sur les peuples, la musique, la peinture, bien sûr, les femmes, évidemment, la société, la haute plutôt, pour cet homme prompt à pourfendre le bourgeois, l’hypocrisie, mais qui aspire tant à faire partie de ceux qu’il n’aime pas, mais qui à la fois reste souvent conscient de ses contradictions. On y parle de considérations historiques, moyen âge, Républiques, constitutions, écrivains, philosophes, mais évidemment des mœurs, de l’esprit et des endroits où Stendhal se sent bien. Alors, ce voyage en Italie n’a pas grand-chose à voir avec Rome, Naples et Florence, dont le titre plaît bien au Parisien moderne puisque ce sont les grandes villes italiennes qu’il faut aimer. Milan ? Industriel. Bologne ? Connotation de nourriture. Venise ? Trop touristique. Palerme ? Trop dangereux et sale. Non, rien ne vaut Rome, Naples et Florence. D’ailleurs, le titre de Stendhal est là pour nous le confirmer. Erreur. En fait, c’est l’éditeur de Stendhal qui a choisi le titre : « Le titre fut inventé par le libraire. », écrit-il dans la Lettre à Mareste en 1817. En effet, si on s’intéresse aux villes, le vrai titre serait plutôt : «  Milan, Bologne et Naples ». Il adore Milan, aime l’esprit de Bologne, et aime l’architecture du teatro San Carlo de Naples, il n’aime pas les florentins, et trouve dans Rome une ambiance de mort. Mais « Milan, Bologne et Naples », vraiment ?

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