Le rien donne naissance à un ressenti du vide qui engendre la prise de conscience d'une forme de la Vacuité. Un sans objet occupe l'espace du poète. Il est dans ce qui précède une attente à venir. Il se situe avant la formation de la spirale, dans les frémissements implosifs, les étincelles gazeuses, les impulsions plastiques, les postures originelles de la matière. Dans l'informe il est en puissance, nébuleux, protégé. Des enveloppes le laissent en sa brume intermédiaire, indéfinissable. De ténébreuses luminescences, où les noirs d'une flottille d'obsidiennes veillent sur des splendeurs, se profilent dans leur non encore advenu, au large des côtes d'air et d'ombre d'une mer de la félicité. Ici, séjournent les coffres clos des apparitions ultérieures.
Le poète arrive au monde vide. Plutôt que de s'anéantir, vacant dans l'absence, il en fera quelque chose. Cette résolution, de ne pas se maintenir dans l'inutilité, le modèle imperceptiblement jusqu'à une attitude d'accueil. La kinesthésie le lui indique spontanément. Cette position antalgique contre un mal d'être, au lieu d'aboutir à un recroquevillement sur soi, s'achève par un déroulement corporel.
De cette sensation opiniâtre du néant, d'une stérilité invincible, l'accablant du poids de l'inertie, il fera une porte qui s'ouvre à tous les courants pour que les énergies s'y engouffrent et comblent ce vide. Ce qui longtemps fut un obstacle expédie une bombe. Elle fracture les verrous de sa vie, éclate les gonds des coffrages qui l'enserrent. Le voilà dans l'explosion, déchiqueté, pâle doublure d'Orphée. Il lutte maintenant pour retenir les lambeaux de son vieux corps, qu'il voit partir en morceaux, alors qu'un nouveau-né a déjà investi son sein sans crier gare. Il se gonfle de neuf qui prend sa place. Pour l'agréer, il se retire.
Ce néo spleen, cette plaie de la vacance, l'exile dans des terres glaciales aux tonalités froides que cernent maintes régions forestières, où des futaies d'indifférence s'étalent à perte de vue, n'offrant pour tout bruissement qu'un silence d'une profondeur tellurique, angoissant par son éloignement des frontières supportables de la perception humaine. Il entend jusqu'à la surdité. Le silence lui crève les tympans. Il apprend à reconnaître ce réel sans altruisme, d'une matérialité incontournable, qui dresse devant son envergure de fourmi les murailles d'un monde colossal souterrain, citadelle fortifiée d'un envers. Ce retour de vagues, prêt à l'immerger durant sa rêverie, reflue subitement pour venir se mettre au niveau du rivage, aussitôt une douceur l'immobilise en un bien-être, et les souffles reviennent à lui en sens inverse.
Il les retourne en une attirance du plein pour le vide.
Le poète comprend dans un éclair que ce mal de la vacance est une grâce, le fil conducteur. Il est le sens. Inutile d'en chercher un autre. Le flux part de là et dégage par là. Il aimerait aller plus loin, trouver d'autres raisons, mais tout est ici. Il tient entre ses bras un tout. Aussi extraordinaire que ceci paraisse, il met le doigt sur un trésor spirituel. Les secrets sont multiples, un seul se loge dans ses paumes. Ses paumes accolées sont sa finitude, une coupe qu'il lève en partage vers le monde, modelée en creux par la chair qui connaît mieux que les songes la limite naturelle de ses confins. Elle contient les souffles réunis en leur aérienne consistance que rien ne dénature, n'entame. Elle redistribue une sagesse instinctive d'où émanent les senteurs exotiques de son exil. Cette illumination étant, il va la forger de ses poings en un quelque chose à palper. Ce n'est pas le "ne pas toucher" des vitrines mais " allez-y, touchez", cela ne risque pas de s'envoler, cela est. Un voile de la séparation, propagateur du doute dans un esprit aiguisé, serait-il même transparent, est ôté de devant la nudité radieuse.
Sous le chapiteau d'un cirque, le suspense d'un roulement de tambour oriente l'attention vers le centre illuminé de la piste circulaire, où le rien invisible circonscrit un rond, point d'appel éblouissant. La seule façon d'en rendre compte est de dire l'attrait primordial qu'il exerce sur le poète : des lames en éventail s'activent en lui, elles ne sont plus qu'un enchaînement de volets articulés qui se resserrent autour de son être, ainsi qu'une pupille se contracte quand elle reçoit une lumière extérieure trop forte. Mais, ici, la lumière viendrait de l'intérieur de l'être, piégée là par son mystère. Cette lumière à bas bruit prépare l'homme à un essor aérien, le baigne dans la nuit d'un cosmos enflant les eaux de sa macération, où il se nourrit des composants indispensables à sa jeune constitution.
Le poète découvre sans le savoir la Vacuité – il ne peut l'appréhender en effet car elle réside dans une niche, un moule, qui a pour qualité de n'être pas, qualité plus propre à la femme portant l'empreinte d'un petit humain, prête à l'embrasser, symbole vivant en sa matrice d'un dehors, qu'elle vit avant de le concevoir tant charnellement que psychiquement. Par cette fonction elle serait mieux disposée à dire la Vacuité et de la sorte dire le silence –, une Vacuité qui se traduira d'abord par une horreur panique du rien. Le poète passe par cette épreuve de l'anéantissement de tout ce sur quoi il tablait pour être. Est-ce la prescience d'un soi, est-ce le début de la dissolution d'un moi ? Il n'a pas de connaissance pour mettre des mots qui seraient des parapets contre le vide, des frontières rassurantes quadrillant l'illimité, des barrières protectrices d'une inspiration libre de toute limite.
Il va disparaître, soufflé par une force qui fera de lui ce qu'elle veut, provoquera et achèvera en lui une table rase, lui faisant mordre la poussière pour qu'elle dessèche sa langue. Le poète, nettoyé de part en part, pâte à papier blanchie, en état de réception totale, se couche dos à terre, la face tournée vers un ciel terriblement bleu, vers ce qu'il a de plus cruellement beau, sa couleur, qui l'arrache à sa cécité native. Il fait face à un gouffre de glace, ébloui, se fige d'effroi.
Les racines du langage ne lui seront pas transmises. Il sortira de son aveuglement sans de quoi s'ancrer nulle part. Les mots n'auront pas d'étymologie. Ils seront juchés sur des orbites creuses, des ossuaires, des tombes. Leur révolte fumante se gravera à même sa peau. Le poète naîtra des animismes physiologiques, où s'apprêtent à germer, sous le couvert de géants arbres-fougères, les lianes légères d'un balbutiement de la spiritualité plongeant au cœur du cannibalisme. Il servira de miroir aux ancêtres qui repèrent en lui un spectre humain apte à recevoir leur rayonnement, un après l'autre. Des totems encerclent le poète remuant qui danse.
Il subit l'excision, la mutilation initiale sur ce même pour quoi il vient au monde, qu'il ignore, car elle lui est confisquée à sa sortie du corps de la mère. Désormais en lui sont sculptés les absents, ceux qui eussent pu lui transmettre les fontaines de joie du verbe auxquelles la vie le désigne. Le voilà pris dans l'histoire avant même d'avoir pu prononcer une parole. L'histoire lui enlève son costume de clown qu'il revendique pour son vrai habit, lui enfile à la place la bure de cendre. Le poète dépris de quoi que ce soit, se considère, dépouillé par l'esprit.
Il consent à ce dépouillement empreint d'un merveilleux mortifiant qui le sidère. Le biologique trouve en lui, à disposition, le bon support sensible où s'inscrire.
De l'acceptation le poète passe par un état d'abandon. Révolté, il se soumet, ôte le cilice défensif qui l'enserre. Il cède au torrent d'un pan de mur qui lâche. Anéanti dans le rien, il s'effondre sur lui-même, passe par une phase intermédiaire entre le cadavre et l'épave. Tout apparemment le laisse inerte, dépourvu d'un espoir de reviviscence. Il porte en lui les signes mimétiques du parfait post mortem. Il s'estime occis, immatriculé comme ses semblables dans une des fosses ou sur le haut d'un des charniers du temps. Tel un insecte, ses pattes repliées, s'immobilise par instinct de sauvegarde, il attend pour repartir un retour du coma où il végète en bienheureux dispensé. Et, alors qu'aucun indice ne le laisse prévoir, de sa dépouille il rejaillit, casse neuve prête pour recevoir les caractères que le souffle décidera d'y mettre.