1.
JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE.

A.

Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole.

B.

Qu’en savez-vous ?

A.

Le brouillard est si épais qu’il nous dérobe la vue des arbres voisins.

B.

Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie inférieure de l’atmosphère que parce qu’elle est suffisamment chargée d’humidité, retombe sur la terre ?

A.

Mais si au contraire il traverse l’éponge, s’élève et gagne la région supérieure où l’air est moins dense, et peut, comme disent les chimistes, n’être pas saturé ?

B.

Il faut attendre.

A.

En attendant, que faites-vous ?

B.

Je lis.

A.

Toujours ce voyage de Bougainville ?

B.

Toujours.

A.

Je n’entends rien à cet homme-là. L’étude des mathématiques, qui suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; et voilà qu’il passe subitement d’une condition méditative et retirée au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur.

B.

Nullement. Si le vaisseau n’est qu’une maison flottante, et si vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l’univers sur votre parquet.

A.

Une autre bizarrerie apparente, c’est la contradiction du caractère de l’homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats ; il se prête au tourbillon du monde d’aussi bonne grâce qu’aux inconstances de l’élément sur lequel il a été ballotté. Il est aimable et gai : c’est un véritable Français lesté, d’un bord, d’un traité de calcul différentiel et intégral, et de l’autre, d’un voyage autour du globe.

B.

Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s’être appliqué, et s’applique après s’être dissipé.

A.

Que pensez-vous de son Voyage ?

B.

Autant que j’en puis juger sur une lecture assez superficielle, j’en rapporterais l’avantage à trois points principaux : une meilleure connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de sûreté sur des mers qu’il a parcourues la sonde à la main, et plus de correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec les lumières nécessaires et les qualités propres à ces vues : de la philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d’œil prompt qui saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s’éclairer et de s’instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, de l’astronomie ; et une teinture suffisante d’histoire naturelle.

A.

Et son style ?

B.

Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, surtout quand on possède la langue des marins.

A.

Sa course a été longue ?

B.

Je l’ai tracée sur ce globe. Voyez-vous cette ligne de points rouges ?

A.

Qui part de Nantes ?

B.

Et court jusqu’au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, serpente entre ces îles formant l’archipel immense qui s’étend des Philippines à la Nouvelle-Hollande, rase Madagascar, le cap de Bonne-Espérance, se prolonge dans l’Atlantique, suit les côtes d’Afrique, et rejoint l’une de ses extrémités à celle d’où le navigateur s’est embarqué.

A.

Il a beaucoup souffert ?

B.

Tout navigateur s’expose, et consent de s’exposer aux périls de l’air, du feu, de la terre et de l’eau : mais qu’après avoir erré des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d’eau et de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds d’un monstre d’airain qui lui refuse ou lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c’est une dureté !…

A.

Un crime digne de châtiment.

B.

Une de ces calamités sur laquelle le voyageur n’a pas compté.

A.

Et n’a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes n’envoyaient, pour commandants dans leurs possessions d’outre-mer, que des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis d’humanité, et capables de compatir…

B.

C’est bien là ce qui les soucie !

A.

Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville.

B.

Beaucoup.

A.

N’assure-t-il pas que les animaux sauvages s’approchent de l’homme, et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu’ils ignorent le danger de cette familiarité ?

B.

D’autres l’avaient dit avant lui.

A.

Comment explique-t-il le séjour de certains animaux dans des îles séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui est-ce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le serpent ?

B.

Il n’explique rien ; il atteste le fait.

A.

Et vous, comment l’expliquez-vous ?

B.

Qui sait l’histoire primitive de notre globe ? Combien d’espaces de terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c’est la direction de la masse des eaux qui les a séparés.

A.

Comment cela ?

B.

Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous amuserons de cette recherche, si cela vous convient. Pour ce moment, voyez-vous cette île qu’on appelle des Lanciers ? À l’inspection du lieu qu’elle occupe sur le globe, il n’est personne qui ne se demande qui est-ce qui a placé là des hommes ? Quelle communication les liait autrefois avec le reste de leur espèce ? Que deviennent-ils en se multipliant sur un espace qui n’a pas plus d’une lieue de diamètre ?

A.

Ils s’exterminent et se mangent ; et de là peut-être une première époque très ancienne et très naturelle de l’anthropophagie, insulaire d’origine.

B.

Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; l’enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds d’une prêtresse.

A.

Ou l’homme égorgé expire sous le couteau d’un prêtre ; ou l’on a recours à la castration des mâles…

B.

À l’infibulation des femelles ; et de là tant d’usages d’une cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s’est perdue dans la nuit des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez constante, c’est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et s’éternisent, en se transformant, à la longue, en lois civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins.

A.

C’est une des palingénésies les plus funestes.

B.

Un brin de plus qu’on ajoute au lien dont on nous serre.

A.

N’était-il pas au Paraguay au moment même de l’expulsion des jésuites ?

B.

Oui.

A.

Qu’en dit-il ?

B.

Moins qu’il n’en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves Indiens, comme les Lacédémoniens avec les Ilotes ; les avaient condamnés à un travail assidu ; s’abreuvaient de leur sueur, ne leur avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous l’abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération profonde ; marchaient au milieu d’eux, un fouet à la main, et en frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d’une longue guerre entre ces moines et le souverain, dont ils avaient peu à peu secoué l’autorité.

A.

Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l’académicien La Condamine ont fait tant de bruit ?

B.

Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n’excédant guère la hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n’ayant d’énorme que leur corpulence, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres.

Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de lui, comment l’homme laisserait-il une juste proportion aux objets, lorsqu’il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu’il a fait, et la peine qu’il s’est donnée pour les aller voir au loin ?

A.

Et du sauvage, qu’en pense-t-il ?

B.

C’est, à ce qu’il paraît, de la défense journalière contre les bêtes, qu’il tient le caractère cruel qu’on lui remarque quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité. Toute guerre naît d’une prétention commune à la même propriété. L’homme civilisé a une prétention commune, avec l’homme civilisé, à la possession d’un champ dont ils occupent les deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux.

A.

Et le tigre a une prétention commune, avec l’homme sauvage, à la possession d’une forêt ; et c’est la première des prétentions, et la cause de la plus ancienne des guerres…

Avez-vous vu le Taïtien que Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce pays-ci ?

B.

Je l’ai vu ; il s’appelait Aotourou. À la première terre qu’il aperçut, il la prit pour la patrie des voyageurs ; soit qu’on lui en eût imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par le peu de distance apparente des bords de la mer qu’il habitait, à l’endroit où le ciel semble confiner à l’horizon, il ignorât la véritable étendue de la terre. L’usage commun des femmes était si bien établi dans son esprit, qu’il se jeta sur la première Européenne qui vint à sa rencontre, et qu’il se disposait très sérieusement à lui faire la politesse de Taïti. Il s’ennuyait parmi nous. L’alphabet taïtien n’ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses organes inflexibles trop d’articulations étrangères et de sons nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n’en suis pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m’ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu’à cette lecture, j’avais pensé qu’on n’était nulle part aussi bien que chez soi ; résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ; effet naturel de l’attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités dont on jouit, et qu’on n’a pas la même certitude de retrouver ailleurs.

A.

Quoi ! Vous ne trouvez pas l’habitant de Paris aussi convaincu qu’il croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la Beauce ?

B.

Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu aux frais et à la sûreté de son retour.

A.

Ô Aotourou ! Que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes frères, tes sœurs, tes maîtresses, tes compatriotes, que leur diras-tu de nous ?

B.

Peu de choses, et qu’ils ne croiront pas.

A.

Pourquoi peu de choses ?

B.

Parce qu’il en a peu conçues, et qu’il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.

A.

Et pourquoi ne le croiront-ils pas ?

B.

Parce qu’en comparant leurs mœurs aux nôtres, ils aimeront mieux prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.

A.

En vérité ?

B.

Je n’en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées ! Le Taïtien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à sa vieillesse. L’intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l’enfant qui naît à l’homme décrépit. Il n’entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n’y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses ; entraves qui ne peuvent qu’exciter l’indignation et le mépris d’un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.

A.

Est-ce que vous donneriez dans la fable de Taïti ?

B.

Ce n’est point une fable ; et vous n’auriez aucun doute sur la sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son voyage.

A.

Et où trouve-t-on ce supplément ?

B.

Là, sur cette table.

A.

Est-ce que vous ne me le confierez pas ?

B.

Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.

A.

Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l’azur du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d’avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue !

B.

Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez droit aux adieux que lit un des chefs de l’île à nos voyageurs. Cela vous donnera quelque notion de l’éloquence de ces gens-là.

A.

Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux prononcés dans une langue qu’il ignorait ?

B.

Vous le saurez. C’est un vieillard qui parle.