L’un des écrivains majeurs du XIXème siècle américain, Ralph Waldo EMERSON, a intitulé « Nature » une de ses œuvres essentielles. L’ode à la nature traverse les temps d’Amérique et vibre encore dans les dernières œuvres de Rick Bass, de Richard Ford ou de Jim Harrison. L’Amérique – malgré ses mégapoles géantes – reste un pays profondément rural. De territoire, d’esprit, de langue. C’est un pays où la conquête a scandé l’Histoire et ce rêve d’espaces nourrit encore l’imaginaire américain.
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Montana, The Big Sky Country (Chronique)
par Léon-Marc Levy
C'est ainsi qu'on l'appelle, l'état du Montana, aux USA. Le Pays du vaste Ciel. Un superbe Blues slidé du regretté Chris Whitley a chanté ce « label ».
C'est sûrement Robert Redford qui a le plus contribué à faire connaître, dans le monde entier, cet état du Nord-Ouest des USA. D'abord en s'installant dans le pays. Et puis en mettant en scène, « Et au milieu coule une Rivière », en 1992. Film admirable, adaptation d'un roman plus beau encore de Norman McLean : « La Rivière du sixième jour » (1976, désormais intitulé comme le film).
Et pourtant, le Montana a une autre immense raison d'être un des plus illustres des états américains : c'est la « niche » de la plus grande densité d'écrivains par habitant de la planète !! A un point tel que le "New York Times" il y a peu, l'a comparé au Montparnasse des années 1920. On parle de ces écrivains sous une appellation désormais célèbre : "Ecole du Montana".
Il est difficile de dater le début de cette saga littéraire. "La Rivière du Sixième Jour", déjà cité, de Norman McLean (alors qu'il avait soixante-quatorze ans !), peut être considéré comme une des références initiales du courant. On y trouve tous les traits propres au roman du Montana. Il a certainement beaucoup contribué à jeter les jalons d'une lignée d'immenses écrivains qui, aujourd'hui encore, comptent parmi les plus prolixes et les plus originaux de la littérature mondiale. Redford dans son film, a « happé » tous les paradigmes du « style montanien » : ode à la nature, ode aux hommes (à leur force, à leur fragilité), vertige de la mémoire et du temps qui passe, représentation et sentiment panthéistes du monde.
S'il y a « école », il y a lien, style, manière, thématique communs. De quoi est faite la pâte (la patte ?) de « l'école du Montana » ? Rick Bass, l'un des plus célèbres d'entre eux, écrit : « Plutôt que d'école, parlons plutôt de mouvance, de tendance, de communion d'esprit. Aucun écrivain n'aime être catalogué. C'est une invention de journaliste. » Et pourtant, il n'y a aucun doute pour le lecteur : il y a bien un style montanien, immédiatement reconnaissable. « Such stuff as dreams are made on » dirait le grand John Huston (à la suite de l’immense Will Shakespeare !). « La matière dont les rêves sont pétris ».
Commençons par le début : le Montana lui-même ! Tous, Rick Bass, Thomas Mc Guane, Richard Ford, Jim Harrison, Richard Hugo, Larry Watson, Richard Brautigan, James Lee Burke, sont « sertis » dans l'écrin du Big Sky Country : ses paysages grandioses, sa nature intacte et presque légendaire (des ours pêchent à quelques dizaines de mètres de pêcheurs parfois sur la « Blackfoot River » !!), sa ruralité frustre et comme « originelle ». On découvre peu à peu, à la lecture des œuvres, une sorte de religiosité de la nature, comme une résurgence du « panthéisme » romantique à la Shelley. Le monde communie avec les personnages, en un opéra à la fois magique et évident. Rick Bass dit à ce sujet : "Nous ne posons pas la nature autour des personnages ou les personnages autour de la nature. Personnages et nature ne font qu'un."
Et le port d'attache de la troupe, c'est Missoula et son université littéraire de longue mémoire. Presque tous habitent autour de la ville et son campus. 50 000 habitants, 10 000 étudiants. Et les légendaires « ateliers d’écriture » dont la créativité a franchi les frontières du monde entier !
Autre lien incontournable. On l'a dit parfois, façon « Tontons flingueurs » : est-ce une « littérature d'hommes », trempée dans un machisme brut ? Chez Mc Guane, James Lee Burke, Harrison on a envie de dire oui. Des personnages de femmes y sont souvent pâles, superficiels, souvent ridicules. En tout cas « au service » des héros masculins. Mais, comme il se doit de toute affirmation, bien des figures de femmes viennent s'inscrire en faux : inoubliable Lily du « Mahatma Joe » de Rick Bass ! Plutôt que de machisme, parlons de « virilité » : les écrivains du Montana et leurs personnages sont des trappeurs, des chasseurs, des pêcheurs, des cow-boys, des cavaliers émérites (Jim Harrison !). Leurs passions ne font pas dans le « salon », d'où cette impression de littérature mâle. Ne pas s'y laisser prendre, les figures de femmes sont aussi des figures fortes, parfois plus fortes encore que les héros masculins, mais d'une autre façon, plus dans la volonté et le courage moral.
L'héritage indien est incontestable pour tous. On l'a deviné déjà avec ce qui précède : la communion homme/nature, le panthéisme, l'amour des grands espaces. James Welch, membre de la bande, est indien et de nombreux écrivains indiens se réclament de sa paternité littéraire.
Enfin, et c'est l'essentiel, la « chanson » du Montana. Tous ces romanciers, si différents en fait, ont en commun un murmure de la langue, une musicalité qui les fait reconnaître entre tous. Comment décrire la chose ? Je ne trouve pas mieux que des métaphores : dans « La Rivière du Sixième jour », Norman Mc Lean écrit : « Je suis hanté par les eaux ». On peut le dire de la langue de la littérature du Montana : elle chante comme une eau pure qui coule, comme les rocailles qui sont en-dessous, comme le « Big Sky » qui couvre le Grand Tout. C'est une langue populaire et brillante. Bien sûr, heureux ceux qui peuvent la lire en V.O. ! Mais, même traduite, on perçoit parfaitement l'enchantement de cette écriture, la poésie vitale de cette prose !
Et puis qu'importe « l'école » ! Je veux vous dire, au creux de notre hiver « tempéré » (même si ces jours-ci…), qu'il y a quelque part aux USA un essaim sans cesse renouvelé de grands écrivains, brûlants de passion et de talent, qui nous donnent des œuvres qui prennent place parmi les plus grandes de notre époque. Ils sont les dignes fils de Jack London, de James Oliver Curwood, de Fenimore Cooper, de Mark Twain, Henry David Thoreau, Jack Kerouac. Ils nous rendent à notre âme d'enfants en nous emportant dans un univers de montagnes et de fleuves, d'ours et de chiens, de courage et souffrance !
Patrick Raynal est allé voir, en 1989, pour un reportage pour Télérama, à quoi ressemblait Missoula. Il écrit : « Il existait bien au nord-ouest des États-Unis dans un État immense, peuplé de cow-boys, d'élans et de truites gigantesques, une ville bourrée d'écrivains, une sorte de Ploucville improbable où écrire des bouquins était aussi commun que de jouer du jazz à New-York. Avec cinquante écrivains en activité sur une population de quarante mille, Missoula est une ville (...) où l'on a plus de chance d'écraser les pieds d'un auteur que d'un représentant d'une quelconque catégorie socio-professionnelle. »
Je ne peux pas finir sans vous donner mon « best of ». C'est une mine d'or ! Allez, pas plus de cinq, mais on pourrait faire cinquante ! « Et au milieu coule une rivière » Norman McLean, immense, fondateur. « Légendes d'Automne » Jim Harrison. « Platte River » Rick Bass. « La pêche à la truite en Amérique » Richard Brautigan. « Montana 1948 » Larry Watson.
Je regrette déjà de n'avoir cité que ceux-là !
Léon-Marc Levy
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« La nature omniprésente et grandiose »
Le pouvoir du chien, Thomas Savage
(The Power of the Dog), traduit de l’américain par Pierre Furlan, Belfond/10-18, 2004
Le Montana est un État de l’ouest des États-Unis bordé à l’est par les Grandes Plaines et à l’ouest par les Montagnes Rocheuses. Le climat est extrêmement rude particulièrement en hiver, l’isolement quasi total et les paysages si démesurés que c’est au Montana que survit encore à l’heure actuelle le mythe de l’Ouest américain. La nature omniprésente et grandiose, l’histoire de cet État aussi grand que la France où la découverte de gisements d’or dans les années 1850 déclencha la fameuse ruée de prospecteurs, le souvenir de la victoire des Sioux face au général Custer à la bataille de Little Big Horn, l’arrivée massive de colons, agriculteurs ou éleveurs de bétail en réponse au Homestead Act (loi de propriété fermière) de 1916, et le développement d’immenses ranchs sont autant d’éléments qui excitèrent l’imagination de nombreux écrivains aujourd’hui regroupés, à tort ou à raison selon les spécialistes, sous l’appellation de « l’école du Montana ». Une mouvance où l’on trouvera, à titre d’exemple, des auteurs comme Rick Bass (Le Ciel, les étoiles, le monde sauvage, aux éditions Christian Bourgois), Norman Maclean (La rivière du sixième jour, aux éditions Rivages poche), Jim Harrison (Légendes d’automne aux éditions 10-18) et bien entendu Thomas Savage dont le roman Le pouvoir du chien publié en 1967 est devenu avec les années une référence littéraire.
Du Montana, Thomas Savage sait décrire non seulement la beauté de la nature, la vie et le quotidien des éleveurs de bétail, mais surtout scruter le cœur des hommes qui y vivent. Cette dimension psychologique omniprésente dans son ouvrage, le rythme lent du récit, font du roman Le pouvoir du chien un objet littéraire distinct du genre « western ».
L’action du roman se déroule en 1924, à une époque où les traditions subissent de plein fouet le choc de la modernité. L’électricité, la voiture, le besoin de consommer de nouveaux produits, la presse, l’industrie cinématographique, viennent bousculer et déstabiliser un mode de vie qui semblait jusqu’alors voué dans cette contrée sauvage à ne jamais disparaître. La nature et ses habitants changent. Leurs habitudes aussi. Les grands espaces se trouvent découpés par des barrières rudimentaires dites « barrière des mormons », faites de fils de fer barbelés, que les fermiers dressent un peu partout pour protéger leurs cultures du passage dévastateur des chevaux et des troupeaux de vaches. Les Indiens, quant à eux, sont maintenant parqués dans des réserves.
Les frères Burbank, âgés d’une quarantaine d’années, héritiers du plus gros et prospère ranch du sud-ouest du Montana ne sont pas des éleveurs rustres et incultes. Tous les deux ont fait des études, brillantes pour l’aîné Phil, beaucoup plus modestes pour le cadet George. Célibataires endurcis, ils se partagent curieusement les rôles dans la gestion du domaine, Phil, le lettré, s’occupant principalement de l’élevage du troupeau, de la fécondation en passant par la castration jusqu’à la vente des bêtes, dirigeant avec compétence et fermeté les cow-boys, les aides et la main-d’œuvre saisonnière, George, le laborieux, assurant la comptabilité et l’ensemble des tâches administratives et financières.
Opposés intellectuellement et physiquement, l’aîné semblant avoir reçu à la naissance un maximum de dons, tandis que le cadet apparaît comme effacé et routinier, l’équilibre dans leur relation est maintenu tant que chacun reste dans son savoir-faire et n’empiète pas sur les prérogatives de l’autre. Frères et associés, indissociables en apparence. Pourtant, on comprend très vite que celui qui détient un réel pouvoir sur l’avenir du ranch est Phil qui veille à ce que les choses restent en l’état et maintient son frère sous sa coupe. Une volonté de puissance qui s’étend à tous ceux qu’il croise sur sa route. Une volonté soutenue par un profond mépris de l’humanité dans son ensemble, une haine de la différence, un refus hautain et catégorique de se soumettre au changement, hors certaines infimes concessions. Intelligent, caustique, mais aussi raciste et homophobe, il jauge chacun en un éclair, repère immédiatement la faille chez l’autre qu’il pourra exploiter pour sa satisfaction personnelle en le rabaissant.
Absence de scrupules et de compassion, égoïsme, orgueil et combativité, sadisme, le portrait de Phil prend forme au fur et à mesure de l’avancée du roman jusqu’à devenir une mise en perspective concrète d’une personnalité perverse. Viril et brutal, au comportement complexe et à multiples facettes, il entretient une apparence négligée, celle qui correspond le mieux dans son esprit à l’image d’un vrai cow-boy. Et lorsque son frère tombe amoureux de Rose, la veuve du docteur Gordon que Phil a ridiculisé et poussé au suicide en le traitant d’ivrogne, on assiste médusé à l’extrême habileté du stratagème grâce auquel il tente de détruire le couple en déstabilisant cette femme fragile, pour ensuite s’attaquer à son fils Peter, né de son premier mariage, un jeune garçon solitaire, secret et légèrement efféminé. Phil le baptisera Mademoiselle Mignonnette.
« Oui, le garçon parlait à la tablée de six, et oui, il zozotait un peu comme les chochottes que Phil avait entendues, et il avait une façon à lui de goûter ses propres paroles. Bon, il y a des gens qui peuvent s’entendre avec eux, de même qu’il y a des gens qui peuvent s’entendre avec des Juifs ou avec des négros, mais ça les regarde. Phil lui, ne pouvait pas les supporter » (p.83).
Seuls rescapés de cette haine du genre humain, les jeunes vachers pour lesquels Phil garde une vraie tendresse. La raison de cette exception, de ce traitement de faveur, est à chercher dans le souvenir précieux qu’il garde d’un cow-boy « d’autrefois », un dénommé Bronco Henry qu’il a connu dans sa jeunesse. Personnage-clé du récit dont Thomas Savage ne distillera qu’avec parcimonie quelques informations, mais dont on saisit l’influence déterminante qu’il aura très tôt sur le destin et le comportement de Phil.
Ainsi, trente ans avant la publication de la célèbre nouvelle Brokeback Moutain d’Annie Proulx qui postface cette réédition par les éditions Belfond du Pouvoir du chien, Thomas Savage ose s’attaquer au mythe de l’Ouest en suggérant l’homosexualité refoulée de son personnage principal.
« Mais Phil savait, Dieu en est témoin, il savait parfaitement ce que c’est d’être un paria, et il avait détesté le monde par crainte que le monde ne le déteste en premier » (p.340).
Le jeu pervers de séduction qui s’installe entre Phil et le jeune Peter, écrit tout en finesse et en nuances, est un véritable morceau d’anthologie. Quant au dénouement final, que mille petits détails parsemés dans les chapitres précédents viennent éclairer, il vous laissera le souffle coupé.
Un roman époustouflant qui monte en tension de manière inexorable, et un récit inoubliable parce que Phil est le genre de héros que l’on est incapable d’oublier.
Catherine Dutigny/Elsa
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Folies floridiennes (Chronique)
par Yan Lespoux
« Une région qui n’a pas de valeurs, dépourvue de toute orientation culturelle, ne serait-ce que la plus basique. Une région où rien ne compte à part les centres commerciaux et l’immobilier, où on dénombre plus de golfs que d’écoles, où les bâtiments préfabriqués se développent comme des cancers, où vit une population vieillissante et dangereuse au volant, sans parler du Ku Klux Klan, des barons de la drogue, des cyclones et de l’été perpétuel ».
David Liss le rappelle dans son dernier roman publié en France, L’assassin éthique, la Floride est bel et bien une terre de folie, un terreau fertile pour un roman noir décomplexé et déjanté.
L’assassin éthique nous téléporte en 1985 du côté de Jacksonville dans une banlieue de parcs de mobil-homes écumé par des vendeurs d’encyclopédies au porte-à-porte. Une Floride où le dernier chic est de s’habiller comme Don Johnson et/ou de porter une coupe de cheveux longues derrière et courte dessus, le fameux « mullet » de sinistre mémoire popularisé en Europe par les footballeurs allemands. Une Floride où un élevage de porcs en batterie peut abriter un laboratoire de fabrication de speed, où un assassin à cheval sur les principes peut entraîner à sa suite un jeune étudiant timide pour le faire réfléchir sur la condition animale et le problème carcéral aux États-Unis.
Avec ce roman savoureux et décapant, David Liss marche sur les traces – sans pour autant les imiter ou même tirer autant vers la dérision – d’autres romanciers pour lesquels la Floride est devenue un personnage de roman noir délirant à part entière : Tim Dorsey et Carl Hiaasen.
D’autres avant eux ont bien sûr exploité le potentiel hautement délirant de ce Sunshine State où se mêlent rednecks bas du front, retraités venus du nord du pays, gangsters latinos, marielitos, contre-révolutionnaires cubains et fondamentalistes religieux dans des paysages oscillant entre la carte postale paradisiaque, moiteur marécageuse, condominium, terrains de golf et décharges à ciel ouvert : Ned Crabb, avec le truculent La bouffe est chouette à Fatchakulla, Charles Willeford qui y situe une grande partie de ses romans et notamment sa tétralogie consacrée à l’inspecteur à dentier Hoke Moseley (Miami Blues, Une seconde chance pour les morts, Dérapages et Ainsi va la mort) ou encore le dérangeant et drolatique La messe noire du frère Springer, Harry Crews…
Floridiens amoureux de leur État, Hiaasen et Dorsey vont toutefois plus loin encore dans l’intrigue débridée et la folie en dépeignant cruellement et joyeusement la Floride.
Avec une veine résolument écologiste pour Hiaasen qui met notamment en scène un héros récurrent, Skink, ancien gouverneur vivant reclus dans les Everglades, qui se nourrit d’animaux écrasés et prend un malin plaisir à torturer touristes, assureurs véreux et promoteurs immobiliers sans foi ni loi. Les situations rocambolesques (un ours alcoolique prenant les commandes d’un avion, un biologiste vendu au lobby de l’agroalimentaire poursuivi par l’épouse qu’il a tenté d’assassiner en la jetant par-dessus bord d’un bateau de croisière et dont il ignore qu’elle est en vie, une femme pourchassant contre vents et marées un démarcheur téléphonique malpoli…) se succèdent à un rythme trépidant et le roman noir prend alors la forme d’un exutoire jouissif aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur.
Dorsey, de son côté, pousse encore la folie en mettant en scène Serge A. Storms, « obsessionnel compulsif, maniaco-dépressif, rétenteur anal, paranoïaque et schizophrène » amoureux de la Floride et de son histoire mais aussi assez peu enclin à prendre ses médicaments, ce qui le rend particulièrement dangereux pour quiconque se mettrait en travers de son chemin ou prendrait un peu trop à la légère ses conférences improvisées. Tout cela dans une Floride bigger than life où des poursuites trépidantes sont menées au milieu d’une course de sosies d’Hemingway, où des promoteurs séquestrent des retraités dans des parcs de mobil-homes, ou un chien peut devenir présentateur télé et où tout politicien qui se respecte se doit d’être à la fois incompétent et corrompu.
C’est de cet héritage que peut aujourd’hui se revendiquer David Liss avec L’assassin éthique, tout en gardant toutefois sa singularité. Et c’est cette Floride là que l’on ne peut que vous inciter à découvrir.
Quelques conseils de lecture pour découvrir une Floride en folie :
David Liss, L’assassin éthique, trad. de l’anglais (américain) par Nicolas Thiberville, janvier 2012. 438 p., 22€. Éditions JC Lattès.
On peut découvrir les aventures de Serge A. Storms, par Tim Dorsey, aux éditions Rivages. On peut commencer par le dernier volume paru en France, Cadillac Beach, trad. de l’anglais (américain) par Jean Pêcheux, août 2011. 432 p. 10.50€, ou par le premier de la série, Florida Roadkill, trad. de l’anglais (américain) par Laetitia Devaux, mai 2003, 384 p., 9€.
Le dernier roman de Carl Hiaasen paru en France est Croco Deal, trad. De l’anglais (américain) par Yves Sarda, juin 2010. 444 p. 8.40€. Édité en poche, comme une grande partie des romans de Hiaasen, aux éditions 10/18.
Dans les marécages de Floride, on trouve de drôles de bestioles comme nous le montre Ned Crabb dansLa bouffe est chouette à Fatchakulla, trad. de l’anglais (américain) par Sophie Mayoux, Folio Policier, juin 2008 (édition originale, 1978), 266 p., 6.20€.
Plus ancien et plus sombre, mais d’une ironie mordante, on ne passera pas à côté de La messe noire du frère Springer, de Charles Willeford, trad. de l’anglais (américain) par Danièle et Pierre Bondil, Rivages/Noir, avril 2001 (édition originale, 1958), 320 p., 9€.
Yan Lespoux
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John Steinbeck : De America (Chronique)
par Avi Barack
L'opinion la plus courante concernant John Steinbeck et son œuvre, et ce n’est innocent ni d’une conception inepte de la littérature ni d'un parti pris idéologique, est que le cadre du travail de Steinbeck, de son discours, serait en gros un regard « sur » l’Amérique. Et on en a tiré, à longueur d’études et de thèses à n’en plus finir, une vision parfaitement desséchée de ce trésor littéraire. Regard « sur » l’Amérique entend regard « sur » l’histoire de l’Amérique d’où coupure Histoire/sujet regardant : du coup, de papa Steinbeck, on attend une critique – tant qu’à faire "marxiste-léniniste" ne lésinons pas – de l’Histoire Yankee passée et présente ! Ben voyons. Il y a Steinbeck et il y a les USA donc tout est possible. Tout est possible oui, même l’aveuglement, même de passer les bornes. De se permettre un glissement de préposition s’érige en symptôme. Du « sur » au « de » c’est la frontière, rien que ça, entre idéalisme et matérialisme. Il n’y a pas de « ça-parle » de Steinbeck « sur » l’Amérique parce que l’enracinement symbolique est ce qui du réel intervient dans l’imaginaire. Du réel ou, il y en a qui disent de la « réalité ». On peut dire cela plus simplement (j’entends bien la rumeur de l’hystérie) : Le discours de John Steinbeck n’est pas « sur » l’Amérique mais « de » l’Amérique. L’Amérique n’est pas son propos mais son lieu, le socle émetteur de son écriture, sa source.
Les mots de Steinbeck pullulent, se bousculent, explosent et ces mots ne parlent pas seulement comme véhicule d’un sens (sinon fin de la littérature), laissons cela à la poussière des pré-linguistes (du temps de la préhistoire, c’est-à-dire aujourd’hui encore). Les mots ça parle aussi comme tels, dimensions verticales, existant en soi et trimbalant ambiguïtés, sous-entendus, symboles, métaphores, désir, castration, névrose. Le « ça-parle » de Steinbeck c’est le flux récitatif d’un sujet. L’étiologie de la névrose qu’il porte à vue est en prise directe avec l’Histoire individuelle et collective de l’Ouest américain, des USA tout entiers. L’écrit, les cris, de Steinbeck portent en eux toute la schizophrénie américaine.
Parce qu’il y a vraiment schize. Pas procès/sujet mais dans le procès des sujets et dans les sujets du procès. L’Amérique c’est le cadre de floraison des rêves les plus prodigieux de l’humanité : Paix, Démocratie, Liberté, Richesse. Rêves structurés en mythes dans l’histoire de l’Ouest (« On va y’aller au pays des oranges ?! » « Et on aura des lapins et on sera comme des rois ?! »)[Note_1]. « Nouvelle Frontière » disait-on. Frontière du désir à coup sûr, de celui qui se garde une chance d’avoir une autre satisfaction que fantasmatique mais qui, presque sans coup férir, connaît le tragique glissement du principe de réalité au principe de plaisir, débouche tout à trac sur le symptôme obsessionnel.
Car L’Amérique, on ne le sait que trop, c’est aussi le décor qui fait cadre aux pires perversions psychotiques de l’humanité : les immigrants lui demandaient et lui demandent encore (de moins en moins) la lune ? Eh bien c’est sa face cachée qu’elle leur a offerte : violence, exploitation forcenée des hommes, racisme, refoulement. Le Pays de Lincoln ET de l’esclavagisme, de la liberté de la presse ET de l’anti-communisme paranoïaque, des croisades contre les injustices ET des assassinats de Sacco, Vanzetti, Etel et Julius Rosenberg.
Deux, duel, deux. C’est la clé de l’analyse qui ouvre l’œuvre de Steinbeck : tendresse folle pour les misérables, violence sadique, paternalisme, discours radical. Ces histoires qui grouillent dans l’œuvre du grand John, de « Tortilla Flat » à « Grapes of Wrath » c’est, grouillante aussi, l’histoire schizo de l’Amérique et c’est là, entre les lignes, qu’il faut dénicher le réel. Il n’y a pas de « bonne » et de « mauvaise » Amérique. Rien n’est plus insupportable que cette holophrase : « Ca c’est l’Amérique qu’on aime » (par exemple quand elle élit un noir à la Maison Blanche). Il y a l’Amérique, double et paradoxale. On peut ne pas l’aimer. On peut l’aimer. Mais on ne peut pas la découper en tranches.
C’est la même chose avec Steinbeck. L’œuvre et l’homme. Le « Bon » Steinbeck celui qui se révolte contre le capitalisme et l’oppression (Les Raisins de la Colère), le « mauvais » Steinbeck, celui qui dans son œuvre bâtit un monde machiste (Tortilla Flat), où la figure des pères est écrasante (A l’Est d’Eden), où celles des femmes est nuisible ou faible (Des souris et des hommes). Même combat pour l’homme, celui qui est des marches pour l’égalité et celui qui soutient l’intervention US au Vietnam. On fait le même procès à tous les grands américains, de Hemingway à Jim Harrison. On y a même passé Bob Dylan (confondu probablement avec Woody Guthrie dont il a chanté les chansons à ses débuts) qui, à partir de 1969, s’en est lavé les mains, pilatique, du Vietnam et des guerres de « libération » !
Prodigieux Steinbeck, porteur comme il se doit de tout vrai écrivain, des désirs, mythes et symptômes de son immense, fascinant, repoussant pays. Si fascinant et si repoussant que nous éprouvons tous, en Europe en particulier mais pas seulement, depuis des générations ce couple de forces contradictoires. Il n’y a pas du deux chez Steinbeck : il n’y a que l’un indivisible et paradoxal de l’Amérique. Et c’est essentiel de le comprendre et c’est bien de refuser de voir du Brecht en lisant Steinbeck parce que ça ne cause pas du même lieu, tant s’en faut.
Avi Barack
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« Le romantisme chez Thoreau ? Non pourtant. »
Les forêts du Maine, Henry David Thoreau
Traduit de l'anglais (USA) et présenté par Thierry Gillyboeuf. Rivages poche 2012, petite bibliothèque
Si écologistes, panthéistes et autres adorateurs de la nature se réclament depuis toujours de Henry David Thoreau, il en est qui pourraient le faire de toute évidence mais qui n’en ont pas eu l’occasion, ce sont les romantiques européens. Remarquez l’inverse est tout aussi vrai. Thoreau partage assurément des sources d’inspiration littéraire avec le vaste courant romantique, de Rousseau à Goethe, à Hugo – avec un arrêt important du côté de chez Chateaubriand. Des pages entières du Génie du christianisme – toutes celles qui concernent les forêts du Nouveau-Monde – évoquent Thoreau à s’y méprendre. Qu’on en juge :
« La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait toute brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une vaste prairie, de l'autre côté de cette rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement, sur les gazons. Des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là dans la savane, formaient des îles d'ombres flottantes, sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte ; »
« Nous sommes bientôt arrivés sur les eaux calmes du lac Quakish et nous nous sommes relayés à la rame et à la pagaie pour le traverser. C’est un petit lac irrégulier, mais charmant, enclos de toutes parts par la forêt et ne laissant voir aucune trace humaine à l’exception d’une petite digue dans une anse à l’écart, pour le printemps. L’épicéa et le cèdre sur le rivage, couverts de lichen gris, ressemblaient, vus de loin, à des arbres fantômes. Des canards voguaient çà et là sur la surface et un huard solitaire, telle une vague vivante – point final à la surface du lac – riait, folâtrait et montrait ses pattes roides, pour notre plus grand amusement. »
N’essayez pas de distinguer – à moins d’être d’éminents spécialistes de l’un ou de l’autre ! Le premier extrait est de Chateaubriand (Le génie du christianisme. Dans les forêts du Nouveau-Monde), le second vient de « les forêts du Maine » de Thoreau (Les forêts du Maine. l’homme des bois.)
Le romantisme chez Thoreau ? Non pourtant. Nous sommes plus proche d’une sorte de religiosité, de transcendantalisme de la nature. Chez lui le rapport à la nature n’a rien de purement contemplatif ou d’anthropocentrique. Au contraire. Autant la nature n’a de sens pour les romantiques que comme écrin aux passions humaines, autant chez Thoreau on a affaire à une nature sans l’homme – on peut être tenté de dire contre l’homme. Elle ne rassure pas, ne protège pas, n’accompagne pas. Elle défie. La nature sauvage, inviolée, somme les humains de faire l’expérience de leur vraie force, de leurs vraies limites. Elle met l’homme dans la position où il n’a plus d’autre ressource que lui-même, où il doit pour survivre ne compter que sur sa force, son intelligence, son adaptabilité.
« Vivre, pour ainsi dire, à l’ère primitive du monde, tel un homme primitif » (In « le voyage du retour »).
Ce n’est pas tant aux sources de Thoreau que l’on pense en lisant « les forêts du Maine » qu’à sa descendance littéraire ! Elle est immense dans les lettres américaines. D’emblée, c’est Jack London qui vient à l’esprit et à la mémoire. Le chantre des espaces sauvages, « the call of the Wild », le peintre des hommes seuls face à la nature impitoyable qu’il faut dompter pour survivre. « Construire un feu » comme l’homme primitif auquel fait allusion Thoreau. C’est aussi Herman Melville dans l’immensité des océans.
Et plus proches de nous, ce sont les « écrivains du Montana » (fussent-ils du Michigan ou de l’Oregon), Norman McLean, Jim Harrison, Rick Bass, Thomas McGuane, Raymond Carver et une kyrielle d’autres.
Écoutez encore Thoreau :
« … Nous avons lancé nos lignes à l’embouchure de l’Aboljacknagesic, une rivière aux eaux peu profondes, vives et limpides, dont la source était située sur le Ktaadn. Instantanément, un banc de meuniers (Leuciscus pulchellus), de gardons argentés, de poissons de la famille des truites ou pas, grands et petits, rôdant dans les parages, se sont jetés sur nos appâts et, l’un après l’autre, ont atterri dans les buissons. »
La « religion de la truite » est déjà là chez Thoreau, celle que l’on retrouvera chez tous les « montaniens ». Et, au-delà de la passion des eaux, c’est le choix de la solitude, le choix écologiste, la croyance panthéiste que nos écrivains modernes des grands espaces ont puisé dans la littérature de Thoreau.
Le regard de Thoreau sur la nature est celui d’un adepte de l’objet sacré, d’un défenseur passionné de sa préservation à l’état sauvage. Son regard sur l’homme est bien plus pessimiste :
« Manifestement, les hommes préfèrent les ténèbres à la lumière ». (In « la succession des arbres en forêt »)
La présentation et la traduction de Thierry Gillyboeuf contribuent magistralement à faire de ce petit livre à la fois un joyau littéraire et une remarquable invitation au voyage dans l’œuvre du grand Thoreau.
Léon-Marc Levy
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« Un huis-clos en pleine nature. »
Sukkwan Island, David Vann
Traduit par Laura Derajinski, Gallmeister 2012
Un père décide d’emmener son fils de 13 ans vivre dans la nature pendant un an. Il a acheté une cabane isolée dans une île sauvage au sud de l’Alaska, dans un paysage de mer et de montagnes. L’endroit est seulement accessible par bateau ou par hydravion. Le plus proche voisin se trouve à trente kilomètres.
Un père et son fils au milieu de la nature. Le pitch de Sukkwan Island, le premier roman de David Vann, présente quelques familiarités avec La Route de Cormac Mc Carthy.
(Une parenthèse sur La Route, le plus grand succès populaire et critique – il a obtenu le Prix Pulitzer – de son auteur. Certains ont parlé d’épure, mais comparé à ce que Cormac McCarthy a pu écrire par le passé –Suttree, Méridien de sang ou La Trilogie des confins – il conviendrait plutôt de pointer une certaine paresse. Cormac McCarthy a désossé son style, comme s’il n’avait livré qu’un scénario ou le squelette du roman qu’il voulait publier. Comme s’il était trop vieux et n’avait plus la force de se faire violence. Est-ce pour cette raison qu’il a décidé de vendre la machine à écrire sur laquelle il a signé tant de chef d’œuvres ?).
Sukkwan Island, donc, reprend le thème général de La Route, mais aussi le style du maître. David Vann singe Cormac McCarthy : tempo saccadé du phrasé, absence d’incise pour les dialogues, poids du paysage dans les descriptions. Mais peu importe cette similitude. Ce qui compte, c’est le résultat et Sukkwan Island s’avère un excellent livre. Un petit conseil : prévoyez du temps avant d’entamer la lecture, non pas que vous aurez envie de tourner une page après l’autre pour savoir ce qui se passe à la suivante, mais parce qu’il vous faudra un moment pour vous remettre de ce que vous allez prendre dans la tête.
Pour le père, vivre dans la nature est à la fois la réalisation d’un fantasme, mais aussi l’occasion de se reconstruire après deux mariages ratés et des démêles avec le fisc. Il pourra aussi (re)nouer une relation avec un fils qui a accepté le pari de cette vie à la Robinson un peu à contrecœur. Dans les premières pages du roman, les deux essayent de s’apprivoiser, mais aussi d’apprivoiser leur nouvel environnement et la vie qu’elle implique. Chasser, pêcher, ramasser du bois, s’approvisionner en vue du très rude hiver alaskien…
Alors que La Route suivait le père et le fils en chemin, Sukkwan Island se tient dans un même lieu, dans un environnement aussi beau qu’inquiétant. L’espace est immense, mais c’est pour mieux se concentrer sur les personnages. Il s’agit d’un huis-clos en pleine nature.
Dans La Route, la menace était extérieure, alors que dans Sukkwan Islan, elle s’installe progressivement à l’intérieur du « couple » père-fils. Le père se montre défaillant. Il a décidé de répondre à l’appel, mais sans s’y préparer suffisamment. Trop d’improvisations, trop d’oublis, trop de bévues et d’à peu près compliquent rapidement leur séjour. Petit à petit, le père apparaît déséquilibré. La nuit, il pleure, parle à son fils ou plutôt se confesse et lui raconte les fautes qu’il a pu commettre. Sa mère qu’il a trompée, les prostituées qu’il aime fréquenter. Il renverse le rapport père-fils, ce dernier se voyant obligé d’endosser un rôle et des responsabilités qui ne lui incombent pas.
Touche par touche, David Vann instille le malaise jusqu’à ce moment terrible qu’on ne peut pas révéler ici à la page 113.
Cette page 113 est un magnifique choc comme il est bon d’en recevoir de temps en temps en littérature. Mais le roman ne s’arrête pas là. On croit à un paroxysme alors que le cauchemar ne fait que débuter. Comme le dit l’un des personnages, chaque élément rend le suivant inévitable.
Cormac McCarthy n’a pas à regretter d’avoir vendu sa machine à écrire. Avec David Vann, la filiation est assurée.
Yann Suty
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« Une littérature de la route »
Le Grand Partout, William T. Volmann
(Riding Toward everywhere)
trad. de l’américain par Clément Baude, Actes Sud 2011
Le Grand Partout est le récit d’un périple mené à travers les États-Unis par William T. Vollmann, selon la méthode hobo. Suivant les traces d’illustres prédécesseurs comme Henry David Thoreau, Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou Jack Kerouac, Vollmann a pendant de longs mois sillonné le pays en grimpant dans des trains de marchandises, en toute illégalité.
Pendant des heures, il se retrouve à guetter un train dans lequel il pourra sauter, un train dont il ne connaît pas toujours la destination.
« Comme je n’avais aucune raison d’y aller, je me suis embarqué pour Cheyenne ».
Il doit aussi veiller à éviter les « bourrins » les forces de sécurité ferroviaire dont certains membres ont la violence plus que facile envers les hobos qui resquillent.
Le but de Vollmann, comme celui de nombreux hobos qu’il croisera, et avec lequel il fera un bout de route, est d’atteindre « le Grand Partout », où se trouve la légendaire Montagne Froide, lieu mythique décrit par des sages chinois … mais qui ne pourrait s’avérer qu’un leurre.
Mais peu importe finalement. Comme dans tous les récits de voyage, ce qui compte plus que la destination, c’est le voyage en lui-même. Les rencontres, les aventures, les paysages, mais aussi la manière dont le voyage va faire réfléchir sur la condition de celui qui le mène, sur ses rapports aux autres et à sa famille.
Vollmann aime donner de sa personne. Comme dans l’un de ses précédents ouvrages, Les Fusils, où il était parti vivre dans le froid de l’Alaska, en plein hiver, pour tester la vie dans le grand froid – et sa résistance –, il a vécu de longues semaines dans les trains, à ne pas se laver pendant des jours et des jours, à se nourrir difficilement, à attendre dans le froid et l’inconfort. Il ne s’épargne pas, comme ses compagnons de route ne s’épargnent pas. Mais ils n’ont pas d’autre choix que de partir sur les routes. Tous ont eu un jour ou l’autre la même envie, ont répondu au même appel : « Il faut que je me tire d’ici ». Ils ne pouvaient pas vivre chez eux, ils ne pouvaient pas vivre comme les autres, dans le système.
Et même si parfois l’aventure tourne mal, ça n’a, au fond, pas d’importance.
« Un ami à lui s’était fait caillasser et avait dû sauter du train qui roulait à quarante à l’heure, pour échapper à la police. Ce qui ne l’empêchait pas de garder un bon souvenir de ses années de resquille, parce que le train l’endormait merveilleusement et que bien sûr j’ai vu des choses que je n’aurais jamais vues autrement. Autrement dit, il atteignait le Grand Partout ».
Le Grand Partout est un livre très américain. Américain par son thème qui s’inscrit dans une littérature de la route et américain aussi par son traitement. On est dans une sorte de journalisme, mais du journalisme haut de gamme, avec une plume qui fait son effet.
« Après une nuit froide et agréable qui perdura toute une année, l’aurore finit par poindre. Le bleu laiteux du Pacifique semblait s’étaler juste à la droite du train, cependant qu’une lumière jaunâtre, aussi fixe que la lune, restait plantée toute seule dans l’eau. Je crus qu’il s’agissait d’un très lointain fanal des gardes-côtes. La crête des vagues, diagonale blanche et immobile, barrait l’océan. Puis l’atmosphère se dégagea et toutes les autres vagues apparurent, avec leurs mouvements cadencés. L’air de la mer restait humide et frais ; mes mains étaient froides, mais pas engourdies ; c’étaient mes pieds, dans leurs chaussettes mouillées, qui souffraient le plus ».
C’est aussi l’envers d’une société que Vollman explore, ses laissés pour compte, qui vivent à la marge et qui n’acceptent pas la marche des choses. Vollmann plonge dans ce monde, au grand désarroi de son père qui ne comprend pas comment son fils peut mettre sa vie en danger, comme il a pu le faire en allant en Alaska ou en Bosnie au moment de la guerre. Mais Vollmann a besoin de vivre sa vie à fond et c’est à partir d’elle qu’il en tire une partie de son œuvre. On sera bien curieux de lire un jour son autobiographie.
Yann Suty
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Jim Harrison, la Terre des hommes (Chronique)
Par Léon-Marc Levy
Quelle alchimie opaque fabrique le lien secret et indélébile qui se tisse entre un lecteur et l’œuvre d’un écrivain ? Faut-il la chercher dans les espaces de la ressemblance, dans les échos plus ou moins muets qui s’établissent entre les deux êtres qui sont à chaque bout de l’écriture ? Y a-t-il vraiment un statut du « ah imbécile qui crois que je ne suis pas toi ! » de Victor Hugo dans la rencontre parfois vitale d’un lecteur et d’un livre ? Il y a peu je posais la question ici de « qui écrit ? » à propos de Guy De Maupassant. La question consubstantielle en est « Qui lit ? »
Il ne faut pas tenter de répondre à cette interrogation troublante. Il n’y en a sûrement pas, ou trop. Peut-être qu’adolescent, j’ai entendu les terreurs et les dégoûts de Baudelaire parce que j’en éprouvais une part. Peut-être que j’ai avalé London parce qu’il portait une part de mes idéaux. Sûrement ai-je mythifié Fante parce qu’il parle, à chaque ligne, de mes douleurs et de mes joies.
Et pourtant, c’est bien le contraire qui mène et attache à Jim Harrison. C’est sa capacité à m’extraire totalement de mon univers, de mes sentiments, de mes passions, de mes convictions même. Je suis « embarqué » par une sorte de forçage culturel, esthétique, comme une découverte obligée d’un univers qui m’est parfaitement étranger. Le Michigan, le Montana, l’amour des chevaux, la passion de la nature, le goût immodéré du whisky, les grandes amitiés (ou inimitiés) viriles, le sentiment panthéiste d’une nature donatrice : rien a priori dans les livres d’Harrison, ne ressemble à ce qui fonde les sources de ma vie et mes élans. Si ce n’est les livres d’Harrison. Etrange cul-de-sac, fréquent en littérature, que ce « je t’aime, moi non plus » qui s’établit entre l’écrivain et son lecteur. C’est un peu comme la passion des westerns. Je suis bouleversé par un grand John Ford, jusqu’aux larmes souvent, jusqu’à l’enthousiasme toujours ; Or quels élans m’animent alors ? Ceux de John Ford : relations viriles, patriotisme, apologie de la famille traditionnelle américaine, imagerie simpliste et manichéenne de l’enfance. A mille lieues de mes racines et de mes valeurs. Enfin, en apparence. Juste un « miracle ». Pour Ford comme pour Jim Harrison, comme pour Jack London, Melville, Bass, Vargas-Llosa et une myriade d’autres. Un miracle que Franz Kafka a épinglé en une formule magnifique : « la hache qui brise la mer gelée en nous ». Le choc qui fait exploser notre indifférence, fait naître une émotion qu’on ne soupçonnait pas. Harrison me fait découvrir qu’en moi il y a plus que moi. Ou d’autres moi que je ne connaissais pas. Autant Fante me tend un miroir, autant Harrison me tend un tableau où je vois quelqu’un qui ne me ressemble pas et qui n’en est pas moins moi.
Et le lien qui se noue n’est pas moins fort.
Alors je veux comprendre. Essayer.
Jim Harrison est dans la lignée des figures fortes de la littérature (et d’autres formes d’art) américaine : géant hédoniste à la Hemingway, à la Huston, à la Bukowski. Amoureux de gastronomie, de grands vins (français en particulier) et de toutes formes de boissons alcoolisées, de femmes. Le « Gargantua » du Michigan est célèbre pour ses excès en tous genres. « Elle a un cul à déclencher une troisième guerre mondiale ! ». Son écriture est excessive comme lui : cascades de phrases peu ponctuées, discours directs insérés à un rythme dense et inattendu, vocabulaire dru, volontiers violent, toujours collé aux propos du peuple des tavernes : « Lorsque j'ai humé l'odeur de cette carte postale dans le bureau de poste, un vieux chnoque m'a vu faire et il a éclaté de rire. Soi dit en passant, la carte postale ne sentait rien. [...] Mon cœur s'est emballé, ma queue a frémi dans mon pantalon. Ma volonté a connu un passage a vide et je suis allé boire un verre dans la taverne surpeuplée. Il y avait là au moins une douzaine de femmes baisables qui buvaient de la bière et disaient des choses aussi inimitables que : « Faut que j'aille pisser. » (De Marquette à Vera Cruz. True North). Son monde littéraire, son monde tout court, traverse comme une basse continue l’histoire même de la littérature américaine. L’histoire des ces écritures tricotées à un réel profondément ancré dans des lieux, avec des gens, des paysages, des modes de discours. On y retrouve le Steinbeck de « Tortilla Flat », le Fante de « Bandini », disons une lignée jusqu’à Selby ou Bret Easton Ellis.
« École du Montana » a-t-on dit, avec l’approximation qu’implique une « école » qui n’en est pas une. Harrison est plutôt du Michigan qui constitue l’épicentre de son œuvre. Le Michigan, avec sa rudesse, ses forêts infinies, sa démesure autour des grands lacs. C’est cette insertion de l’écriture dans un écrin de géographie qui donne à Harrison son irrésistible puissance. Les américains ont une expression pour parler des gens et des genres comme lui : « larger than life », plus grand que la vie, ce qui lui vaut tous les surnoms qu’on lui connaît : le « Grizzly des lettres », « l’Ogre du Montana ».
Et pourtant. Derrière la bourrasque Harrison et ses déluges d’outrances, se tissent une écriture et un univers d’une immense humanité, où chaque personnage est irremplaçable, où les femmes sont d’une force et d’un courage exemplaires devant la vie. Lorsque Harrison parle des femmes c'est toujours pour les dépouiller de leur image factice de « statue de porcelaine ». Elles sont les vraies héroïnes de « Dalva », de « Légendes d’Automne », celles que les blessures de la vie ne brisent pas, contrairement aux héros masculins si friables derrière leurs vociférations. Ne vous y laissez pas prendre aux rodomontades d’Harrison : « Les Françaises ? Elles ont les plus belles fesses du monde ». Il faut y entendre une tradition de gueulante machiste qui rappelle Faulkner et ses pathétiques aphorismes misogynes (« Les femmes ne sont que des organes génitaux articulés et doués de la faculté de dépenser tout l’argent qu’on possède »). Allez à la découverte d’une de ses dernières héroïnes, Sarah Anitra Holcomb, la « Fille du Fermier. The farmer’s daughter », qui constitue la première nouvelle de son dernier recueil « Les Jeux de la Nuit ». Un être de force et de lumière qui se débat dans la soif de vengeance qui l’anime depuis le viol qu’elle a subi à l’âge de quinze ans.
Allez à la rencontre de Dalva, éblouissante de richesses intérieures, elle aussi à jamais blessée par un événement de l’adolescence, l’abandon de son propre enfant. Ou à la rencontre de Claire (« La Femme aux lucioles » « The Woman lit by fire flies ») qui fait de la douleur la matière même de sa bonté.
FIN DE L’EXTRAIT
Published by Les Éditions de Londres
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ISBN : 978-1-910628-38-6