« Ubu cocu », le troisième des Ubu publiés par Les Editions de Londres, est écrit en 1898. C’est la deuxième pièce ubuesque d’Alfred Jarry. Il n’est pas innocent qu’aux Editions de Londres, nous ayons choisi de lui rendre hommage en illustrant sa couverture d’une chandelle, laquelle en passant est bien verte, contrairement à ce que certains lecteurs un peu daltoniens nous ont signalé.
C’est une pièce, qui comme Ubu enchaîné ou Ubu sur la butte, ne reçut pas les primeurs des critiques. C’est donc une de ces pièces un peu oubliées, mal-aimées, peu gâtées par le sort, qu’aux Editions de Londres, chirurgiens littéraires de la dernière chance, nous nous sommes faits une spécialité de ressusciter.
Bon, le début est splendide, et pour ceux qui par conformisme ou par peur irrationnelle résisteraient à l’envie de la télécharger et de la dévorer, nous ne résisterons pas à l’envie de vous en livrer le premier extrait :
« Achras- O mais c’est que, voyez-vous bien, je n’ai point sujet d’être mécontent de mes polyèdres, ils font des petits toutes les six semaines, c’est pire que des lapins. Et il est bien vrai de dire que les polyèdres réguliers sont les plus fidèles et les plus attachés à leur maître ; sauf que l’Isocaèdre s’est révolté ce matin et que j’ai été forcé, voyez-vous bien, de lui flanquer une gifle sur chacune de ses faces. Et comme ça c’était compris. Et mon traité, voyez-vous bien, sur les mœurs des polyèdres qui s’avance : n’y a plus que vingt-cinq volumes à faire. »
Le ton est donné. L’absurde, le réel tellement poussé à ses extrémités qu’on le déforme, tout cela fait irruption dans le monde faussement paisible comme un génie sorti de sa bouteille. L’histoire est assez simple. Docteur en pataphysique, ancien roi de Pologne, Ubu emménage avec Mère Ubu dans un appartement dont il doit évincer le locataire précédent, Achras, qu’il finit par empaler, puisque le récalcitrant refuse de quitter les lieux en dépit des demandes empressées de notre gros homme à la gidouille sur démesurée. Cette action révolte la conscience d’Ubu, si bien qu’il finit par l’enfermer dans une valise pour qu’elle se taise. Mais le clou de l’histoire, ce sont les infidélités de Mère Ubu, dont on connaît déjà la réputation de tombeuse de mâles. Elle s’entiche de l’égyptien Memnon, avec lequel elle grimperait volontiers au sommet de la pyramide, mais, l’entrée de la salle funéraire étant trop étroite pour sa gidouille, c’est compter sans l’empêcheur de cocufier en rond, le susnommé pataphysicien, gardien de la morale hyménale, le père Ubu.
Au bilan, une pièce succulente, plus musicale que les autres (les chansons des Palotins, qui font « un peu » office de chœur antique à la Aristophane), une pièce dont les points d’orgue sont nombreux. Ubu cocu, c’est déjà trop drôle ; ses démêlés avec sa conscience, c’est irrésistible, surtout les échos shakespeariens. Car l’influence des pièces de Shakespeare sur Jarry, on ne peut en douter. La construction d’Ubu roi rappelle Macbeth. Ubu roi, ce serait Macbeth réécrite par Ubu ?, et le dialogue entre Ubu et sa conscience dans « Ubu cocu », ce serait notre franchouillard To be or not be ? D’ailleurs, la référence à Shakespeare, Jarry ne s’en cache pas : référence à Elseneur (Hamlet, pas Macbeth !), et la dédicace à Marcel Schwob (outre son rôle d’inspirateur de Jarry, Vian…, il a traduit Shakespeare).
Des influences, pour une pièce peu connue, elles sont nombreuses, comme quoi les grandes œuvres peuvent influencer le grand public directement ou indirectement. Il y a l’archéoptéryx que reprendront Tardi puis Luc Besson dans Les aventures d’Adèle Blanc-sec avec Louise Bourgoin, laquelle ne ressemble pas, mais alors pas du tout à Mère Ubu.
Puis, le côté pacifié d’Ubu, si on peut dire, dans cette pièce peut-être un peu plus ludique, moins ambitieuse, le dialogue avec sa conscience, la douleur conjugale, rendent Ubu un peu plus humain, et du coup nous évoquent un autre héros à l’hénaurme gidouille, celui que nous livra Frédéric Dard : en effet, n’y aura-t-il pas un peu du truculent et du grotesque d’Ubu dans Bérurier ?
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