ACHRAS.
O mais c’est que, voyez-vous bien, je n’ai point sujet d’être mécontent de mes polyèdres, ils font des petits toutes les six semaines, c’est pire que des lapins. Et il est bien vrai de dire que les polyèdres réguliers sont les plus fidèles et les plus attachés à leur maître ; sauf que l’Icosaèdre s’est révolté ce matin et que j’ai été forcé, voyez-vous bien, de lui flanquer une gifle sur chacune de ses faces. Et que comme ça c’était compris. Et mon traité, voyez-vous bien, sur les moeurs des polyèdres qui s’avance : n’y a plus que vingt-cinq volumes à faire.
ACHRAS, UN LARBIN
LE LARBIN.
Monsieur, y a z’un bonhomme qui veut parler à Monsieur. Il a arraché la sonnette à force de tirer dessus, il a cassé trois chaises en voulant s’asseoir.
II lui remet une carte.
ACHRAS.
Qu’est-ce qué c’est que ça ? Monsieur Ubu ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique. Ça n’est point compris du tout. Qu’est-ce qué c’est que ça, la pataphysique ? Enfin, c’est égal, ça doit être quelqu’un de distingué. Je veux faire acte de bienveillance envers cet étranger en lui montrant mes polyèdres. Faites entrer ce Monsieur.
ACHRAS, UBU
en costume de voyage, portant une valise.
PERE UBU.
Cornegidouille ! Monsieur, votre boutique est fort pitoyablement installée : on nous a laissé carillonner à la porte pendant plus d’une heure ; et lorsque messieurs vos larbins se sont décidés à nous ouvrir, nous n’avons aperçu devant nous qu’un orifice tellement minuscule, que nous ne comprenons point encore comment notre gidouille est venue à bout d’y passer.
ACHRAS.
O mais c’est qué, excusez : je ne m’attendais point à la visite d’un aussi gros personnage... sans ça, soyez sur qu’on aurait fait élargir la porte. Mais vous excuserez l’embarras d’un vieux collectionneur qui est en même temps, j’ose le dire, un grand savant.
PERE UBU.
Ceci vous plaît à dire, Monsieur, mais vous parlez à un grand pataphysicien.
ACHRAS.
Pardon, Monsieur, vous dites ?...
PERE UBU.
Pataphysicien. La pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir.
ACHRAS.
O mais c’est qué, si vous êtes un grand inventeur, nous nous entendrons, voyez-vous bien ; car entre grands hommes...
PERE UBU.
Soyez plus modeste, Monsieur ! Je ne vois d’ailleurs ici de grand homme que moi. Mais puisque vous y tenez, je condescends à vous faire un grand honneur. Vous saurez que votre maison nous convient, et que nous avons résolu de nous y installer.
ACHRAS.
O mais c’est qué, voyez-vous bien...
PERE UBU.
Je vous dispense des remerciements.
Ah ! à propos, j’oubliais : comme il n’est point juste que le père soit séparé de ses enfants, nous serons incessamment rejoint par notre famille : Madame Ubu, nos fils Ubu et nos filles Ubu. Ce sont des gens fort sobres et fort bien élevés.
ACHRAS.
O mais c’est qué, voyez-vous bien, je crains de...
PERE UBU.
Nous comprenons : vous craignez de nous gêner. Aussi bien ne tolérerons-nous plus votre présence ici qu’à titre gracieux. De plus, pendant que nous inspecterons vos cuisines et votre salle à manger, vous allez aller chercher nos trois caisses de bagages, que nous avons omises dans votre vestibule.
ACHRAS.
O mais c’est qué — y a point d’idée du tout de s’installer comme ça chez les gens. C’est une imposture manifeste.
PERE UBU.
Une posture magnifique ! Parfaitement, Monsieur, vous avez dit vrai une fois en votre vie.
Achras sort.
PERE UBU, puis sa CONSCIENCE
PERE UBU.
Avons-nous raison d’agir ainsi ? Cornegidouille, de par notre chandelle verte, nous allons prendre conseil de notre Conscience. Elle est là, dans cette valise, toute couverte de toiles d’araignée. On voit bien qu’elle ne nous sert pas souvent.
Il ouvre la valise. Sort la Conscience sous les espèces d’un grand bonhomme en chemise.
LA CONSCIENCE.
Monsieur, et ainsi de suite, veuillez prendre quelques notes.
PERE UBU.
Monsieur, pardon ! nous n’aimons point à écrire, quoique nous ne doutions pas que vous ne deviez nous dire des choses fort intéressantes. Et à ce propos je vous demanderai pourquoi vous avez le toupet de paraître devant nous en chemise ?
LA CONSCIENCE.
Monsieur, et ainsi de suite, Ia Conscience, comme Ia vérité, ne porte habituellement pas de chemise. Si j’en ai arboré une, c’est par respect pour l’auguste assistance.
PERE UBU.
Ah çà, monsieur ou madame ma Conscience, vous faites bien du tapage. Répondez plutôt à cette question : ferai-je bien de tuer Monsieur Achras, qui a osé venir m’insulter dans ma propre maison ?
LA CONSCIENCE.
Monsieur, et ainsi de suite, il est indigne d’un homme civilisé de rendre le mal pour le bien. Monsieur Achras vous a hébergé, Monsieur Achras vous a ouvert ses bras et sa collection de polyèdres, Monsieur Achras, et ainsi de suite, est un fort brave homme, bien inoffensif, ce serait une lâcheté, et ainsi de suite, de tuer un pauvre vieux incapable de se défendre.
PERE UBU.
Cornegidouille ! Monsieur ma Conscience, êtes-vous sûr qu’il ne puisse se défendre ?
LA CONSCIENCE.
Absolument, Monsieur. Aussi serait-il bien lâche de l’assassiner.
PERE UBU.
Merci, Monsieur, nous n’avons plus besoin de vous. Nous tuerons Monsieur Achras, puisqu’il n’y a pas de danger, et nous vous consulterons plus souvent, car vous savez donner de meilleurs conseils que nous ne l’aurions cru. Dans la valise !
II la renferme.
LA CONSCIENCE.
Dans ce cas, Monsieur, je crois que nous pouvons, et ainsi de suite, en rester là pour aujourd’hui.
Père UBU, ACHRAS, LE LARBIN
Achras entre à reculons, saluant d’effroi devant les trois caisses rouges poussées par le Larbin.
PERE UBU.
au Larbin.
Va-t’en, sagouin. — Et vous, Monsieur, j’ai à vous parler. Je vous souhaite mille prospérités et je viens quémander de votre bonne grace un service d’ami.
ACHRAS.
Tout ce qué, voyez-vous bien, on peut attendre d’un vieux savant qui a consacré, voyez-vous bien, à étudier les moeurs des polyèdres soixante ans de sa vie.
PERE UBU.
Monsieur, nous avons appris que Madame Ubu, notre vertueuse épouse, nous trompe indignement avec un Egyptien nommé Memnon, qui cumule les fonctions d’horloge à l’aurore, la nuit de vidangeur au tonneau, et le jour, de nous faire cocu. Nous avons projeté de tirer de lui, cornegidouille ! une terrifique vengeance.
ACHRAS.
Pour ce qui est de ça, voyez-vous bien, Monsieur, que vous êtes cocu, je vous approuve.
PERE UBU.
Nous avons donc résolu de sévir. Et nous ne voyons rien de plus convenable, pour châtier l’infâme, que le supplice du pal.
ACHRAS.
Pardon, je ne vois pas bien encore, voyez-vous bien, comment je peux vous être utile.
PERE UBU.
De par notre chandelle verte, Monsieur, désirant ne rater point notre oeuvre de justice, nous serions ravi qu’un homme respectable essayât préparatoirement le pal, afin de voir s’il fonctionne bien.
ACHRAS.
O mais c’est qué, voyez-vous bien, jamais de la vie. C’est trop fort. Je regrette, voyez-vous bien, de ne pouvoir vous rendre ce petit service ; mais y a point d’idée du tout. Vous m’avez volé ma maison, voyez-vous bien, vous m’avez foutu à la porte, et maintenant vous voulez me mettre à mort, ô bien alors, vous abusez.
PERE UBU.
Ne vous désolez pas, Monsieur notre ami. Ceci était simplement une plaisanterie. Nous reviendrons quand vous aurez entièrement cessé de manifester de la terreur.
II sort.
ACHRAS, puis les trois Palotins sortant des caisses
LES TROIS PALOTINS.
C’est nous les Palotins,
C’est nous les Palotins,
On a des gueul’s d’ lapins,
Mais ça n’empêche pas
Qu’on est sal’ment calé
Pour tuder les Rentiers.
C’est nous les Pa,
C’est nous les Tins,
C’est nous les Palotins.
MERDANPO.
Dans de grandes boit’s en fer-blanc
Empilés la semaine entière,
C’est le dimanche seulement
Qu’on peut respirer le libre air.
L’oreille au vent, sans s’épater,
On marche d’un pas assuré
Et les gens qui nous voient passer
Nous prennent pour des militaires.
LES TROIS.
C’est nous les Palotins, etc.
MOUSCHED-GOGH.
Chaqu’ matin nous nous réveillons
A forc’ de coups d’pied dans l’derrière ;
Puis il faut descendre à tâtons
Tout en bouclant nos gibecières.
Tout l’rest’ du jour, à coups d’marteau
On cass’ des gueul’s en mill’ morceaux
Et l’on rapporte au Père Ubé
L ‘argent des gens qu’on a tudés.
LES TROIS.
C’est nous les Palotins, etc.
Ils dansent. Achras horrifié tombe assis sur une chaise.
QUATREZONEILLES.
Dans un grotesque accoutrement
Nous parcourons la ville entière
Afin d’casser la gueule aux gens
Qui n‘ont pas l’bonheur de nous plaire.
Nous boulottons par une charnière,
Nous pissons par un robinet
Et nous respirons l’atmosphère
Au moyen d’un tub’ recourbé !
LES TROIS.
C’est nous les Palotins, etc.
Ronde autour d’Achras.
ACHRAS.
O mais c’est qué, voyez-vous bien, c’est absurde, y a point d’idée du tout.
Le pal surgit sous sa chaise.
O bien alors, ça n’est point compris. Si vous étiez mes polyèdres, voyez-vous bien... Ayez pitié d’un malheureux savant... Voyez... voyez-vous bien. Y a point d’idée !
Il est empalé et élevé en I’air malgré ses hurlements.
Il fait nuit noire.
LES PALOTINS.
fouillant les meubles et en retirant des sacs de phynance..
Donnez finance — au Père Ubu. Donnez toute Ia finance — au Père Ubu. Qu’il n’en reste rien — et que pas un sou — n’échappe — aux grigous — qui viennent la chercher. Donnez toute la finance — au Père Ubu !
Rentrant dans leurs caisses.
C’est nous les Palotins, etc.
Achras perd connaissance.
ACHRAS, empalé, PERE UBU, MERE UBU
PERE UBU.
De par ma chandelle verte, ma douce enfant, serons-nous heureux dans cette maison !
MERE UBU.
Une seule chose manque à mon bonheur, mon ami : voir l’hôte respectable qui nous a fait ces loisirs.
PERE UBU.
Qu’à cela ne tienne : prévoyant votre souhait, je l’ai fait installer à la place d’honneur.
II montre le pal. Cris et crise de nerfs de la Mère Ubu.
FIN DU PREMIER ACTE