« Ubu colonial » est une pièce d’Alfred Jarry, parue dans l’almanach illustré du Père Ubu de 1901. C’est une satire du colonialisme qui fera grincer des dents à notre époque. Dans la foulée de la publication de L’Île du Diable, nous sommes ravis de proposer aux lecteurs un autre aspect du génie créatif de Jarry, l’ubuisation de la geste coloniale.
Le racisme et sa condamnation
Une lecture superficielle de cette pièce fera certainement grincer des dents. En effet, le politiquement correct et la condamnation du racisme sont deux choses différentes (désolés pour ceux qui ne veulent pas de leçons de morale, mais nous ne faisons pas toujours dans la nuance, surtout lorsqu’elle nous semble stérile…). Le politiquement correct est l’auto imposition d’un comportement normé parce que socialement voulu et désirable (exemple : ne pas insulter des Juifs dans les rues de Paris en 1938, mais accepter qu’ils portent l’étoile jaune en 1941). La condamnation du racisme, c’est le Roi du Danemark qui décide de porter l’étoile jaune, ou ces blancs du 18ème ou 19ème siècle qui rompent avec leur classe sociale, leurs relations, leurs amis, afin de s’élever contre l’esclavage, en France, aux Etats-Unis, ou ailleurs.
Par certains aspects, « Ubu colonial » frôle le racisme, diront certains. C’est mal connaître Ubu et Jarry. La satire ubuesque exacerbe une situation inacceptable en l’élevant à des niveaux si absurdes que tout le grotesque qui est au monde se révèle enfin aux yeux de ceux que la bêtise sociale n’a pas rendus complètement aveugles.
Ubu et la France de la Troisième République
Si Les Editions de Londres sont souvent promptes à s’emballer quand on leur parle de Second Empire, elles supportent très mal la Troisième République. La Troisième République, outre tous ses méfaits, c’est aussi la grande époque de l’expansion coloniale française. La France croit en sa supériorité morale, renforcée par ce syndrome de la perte de l’Alsace et de la Lorraine qui pèse sur sa conscience pendant quarante ans. Pour des raisons plus pragmatiques (la cupidité, l’expansion commerciale, la compétition entre puissances européennes à la recherche de débouchés manufacturiers et commerciaux), et aussi (pour employer des termes empruntant à la psychanalyse) afin de compenser le viol territorial (Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine), la France se lance dans une mission civilisatrice un peu partout dans le monde, et surtout en Afrique Noire (voire les expositions coloniales de 1889, 1906, 1907, 1922, 1931…).
Jarry et Jonathan Swift : l’absurde poussé à l’extrême
Comme nous le disions, que ceux qui attendent une gentille satire du colonialisme regardent ailleurs. Jarry pousse très loin le grotesque ; la pièce est par moments obscène, pleine d’allusions renvoyant à la sexualité soi-disant débridée des Africains comme le voulait l’imagination européenne de l’époque. On aurait donc tort de voir en « Ubu colonial » une simple condamnation du colonialisme. C’est d’abord une condamnation d’ensemble de la nature humaine. Jarry ne croyait pas en l’engagement politique. Il aurait haï ces petits blancs racistes comme il aurait méprisé les adeptes modernes du parler politiquement correct. Il aurait refusé de se soumettre à la police de la parole de nos jours, comme il le refusait de son temps.
Et puis, le langage est presque plus débridé dans des petites pièces comme « Ubu colonial » que dans les Ubu plus célèbres, ce qui nous donne des passages qui rappellent la Modeste proposition de Jonathan Swift : « Désireux de faire leur bonheur à tous et de les maintenir dans le bien, nous leur avons promis, s’ils étaient bien sages, de leur octroyer, incontinent après dix ans de travail à notre service, et sur un rapport favorable de notre garde-chiourme, le droit d’être électeurs et de faire eux-mêmes leurs enfants. » Ou encore : « Il [le pays] est plein de cours d’eau et de petits nègres, toutes choses qui permettraient d’acclimater et d’alimenter le crocodile à peu de frais… »
Une pièce méconnue, parfois choquante, donc à découvrir, pour apprécier toute l’étendue du génie comique de Jarry.
© 2012- Les Editions de Londres