« Un drame en Livonie » est un roman de Jules Verne publié en 1904. C’est probablement le premier roman policier de Verne. Inspiré d’un fait-divers, c’est l’histoire d’un meurtre crapuleux sur fond de rivalités entre Slaves et Allemands dans les provinces Baltes de la fin du Dix Neuvième siècle.
Bref résumé
Tout commence par une nuit bien froide en Livonie (actuelle Lettonie et Estonie). Un homme cherche à passer la frontière. Il échappe aux loups, aux gardes-frontières, trouve refuge auprès d’un meunier. Il s’agit de Wladimir Janof ; il appartient à une organisation secrète qui lutte contre l’autocratie du Tsar, et il revient des mines de Sibérie Orientale. Plus tard, un crime est commis à l’auberge de la Croix-Rompue, une auberge isolée sur la route de Revel (ou de Tallinn). La victime est Poch, le caissier de la maison Johausen, de riches banquiers allemands. L’enquête progresse ; tous les soupçons se portent sur Dimitri Nikolef, l’opposant politique des Johausen. L’étau se resserre, on comprend maintenant que Nikolef aurait assassiné le caissier Poch afin de lui dérober une somme d’argent importante, laquelle aurait servi à rembourser une dette contractée vis-à-vis de ses ennemis Johausen. Nikolef est le représentant des slaves et l’opposant des Johausen au cours des prochaines élections dans la ville de Riga. Pour corser le tout, on apprend ensuite que Nikolef s’était bien rendu à Pernau afin d’y rencontrer le proscrit en rupture de ban Wladimir Janof, qui est le fils de son ami Jean Janof, et aussi le fiancé de sa fille Ilka. Mais cette révélation ne sert qu’à donner un motif de plus à Nikolef. Les preuves s’accumulent, comme la découverte d’un billet tâché de sang dans l’âtre de la chambre du probable meurtrier. Mais c’est finalement le geste noble de Wladimir Janof qui perd son futur beau-père. En voulant payer la dette due par Nikolef à Johausen, il se rend chez ces derniers et restitue une somme d’argent, qui contient les fameux billets volés. Nikolef est perdu. Il se suicide d’un coup de poignard identique à celui qui avait tué le caissier Poch. Ce n’est que plus tard qu’un Pope reçoit la confession du meurtrier mourant. C’était bien l’aubergiste l’assassin. Le nom de Nikolef est lavé de tout soupçon. Wladimir et Ilka peuvent enfin connaître le bonheur.
Le roman d’une erreur judiciaire
« Un drame en Livonie » est avant tout la narration détaillée d’un crime et d’une erreur judiciaire. Lorsque l’on sait que le roman fut écrit quelques temps avant le début de l’affaire Dreyfus, vers 1893-1894, mais qu’il ne sortit que vers la fin de la fameuse affaire, c'est-à-dire en 1904, après avoir été remanié (et nous ne savons rien de la nature du remaniement), on ne peut s’empêcher de penser que le roman en question fut inspiré par l’Affaire. C’est improbable. Jules Verne était antidreyfusard. On voit mal pourquoi il aurait écrit un roman racontant les déboires d’un innocent injustement accusé, aux prises avec un contexte politique factieux, et une opinion publique divisée selon des lignes ethniques (entre Slaves et Allemands) à la façon d’un procès d’O.J. Simpson. Pourquoi aurait-il donc écrit un livre faisant écho à la célèbre affaire, prenant le parti de l’innocent injustement accusé, pour ensuite prendre position contre Dreyfus ? Cela n’a pas de sens. Non, la théorie la plus vraisemblable, c’est qu’il s’agisse là d’une coïncidence, et que Herzl, l’éditeur de Verne repousse au contraire la publication du roman jusqu’à la conclusion de l’affaire, afin que le parallèle ne soit pas établi…
Le roman des République Baltes
Si on voyage finalement assez peu dans « Un drame en Livonie », la description du contexte politique, les tensions existant entre population autochtone slave, paysans, petits ouvriers, et Allemands, urbains, classe aisée et dominante, est un document fort intéressant, et pas de ceux souvent traités dans la littérature occidentale. On en apprend sur la politique de russification commencée par Catherine II, sur la reprise de cette politique à l’époque de l’action, c’est-à-dire en 1876. On en apprend aussi beaucoup sur la population des provinces Baltes de l’époque, un peu en dessous de deux millions d’habitants, dont une minorité dominante d’Allemands, et une minorité de Juifs (on peut d’ailleurs remarquer que Verne semble ne pas être clair sur la définition géographique de la Livonie, puisqu’il l’assimile parfois à Estonie et Lettonie, et parfois à la seule Lettonie). Il nous décrit aussi Revel (ou Tallinn) et Riga, vieilles cités hanséatiques créées et toujours dominées par les Allemands. D’ailleurs, on ne peut que faire le parallèle avec les tensions qui opposent maintenant et depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Russes et Estoniens, Lettons ou Lithuaniens dans les dites Républiques Baltes. Ainsi, « Revel, l’une des plus vieilles cités hanséatiques, peuplée d’un tiers d’Allemands et de deux tiers d’Esthes, les vrais originaires de l’Esthonie… » ou encore « Riga, dont la formation remonte au treizième siècle, est, il convient de le répéter, une cité plus germaine que slave. On reconnaîtrait cette origine jusque dans ses maisons aux toits élevés, aux pignons sur rue construits en gradin, bien que certains édifices affectent les formes de l’architecture byzantine par leurs dispositions étranges et leurs coupoles aux couleurs d’or. » Quand on voit le chemin parcouru depuis un siècle par l’Estonie et la Lettonie, domination par les Allemands, puis russification, puis courte indépendance, invasion soviétique, domination, indépendance, intégration à l’Union Européenne…, on peut être sûr que certains Lettons et Estoniens se félicitent que Verne ait conté un bout de leur histoire.
Finalement, en parlant d’influences, on ne peut s’empêcher de noter que « Un drame en Livonie » commence comme un roman de James Oliver Curwood ou de Jack London ; si Verne ou Herzl ne pouvaient avoir lu Curwood, « L’appel de la forêt » de London venait de paraître aux Etats-Unis en 1903, et faisait suite à plusieurs romans du Grand Nord. Herzl aurait-il vu l’opportunité d’un roman du Grand Nord à la sauce lettonne ? Peu probable, mais la question mérite d’être soulevée.
Un roman policier
On sait que Jules Verne cherchait à se renouveler. « Un drame en Livonie » n’est pas un roman d’aventures, mais bien un roman policier. Plus de la moitié du livre est ainsi dédiée à l’enquête, aux interrogatoires, puis de nouveau à l’enquête. Si on ne dénote en rien l’influence d’Arthur Conan Doyle qui commençait à peine à être connu en France, on sent sans aucun doute l’influence de Gaboriau, notamment dans L’affaire Lerouge, ce qui nous rappelle qu’à ses débuts, le roman policier français était un roman autant policier (avec l’enquêteur) que judiciaire (c’est le juge d’instruction qui mène l’enquête).
Un roman aux procédés cinématographiques
Plus que beaucoup d’autres romans de Verne, « Un drame en Livonie » emprunte au cinéma avant même que celui-ci n’existe… Les récits entrecroisés, utilisation des flashbacks, scènes aux ambiances très visuelles avec zooms et travellings avant, se suivant comme autant de tableaux juxtaposés, l’auberge de la Croix-Rompue au centre, qui revient de façon récurrente, comme dans un montage d’un film adapté d’Agatha Christie, tout ceci évoque le cinéma. Puis, c’est la succession de coups de caméra qui nous plongent à chaque fois dans des scènes mystérieuses (scène initiale, trélègue, kabak…). Comme toujours Jules Verne apporte beaucoup à la construction narrative, et s’il ne fait pas nécessairement beaucoup avancer le roman policier encore naissant comme genre littéraire, son roman ressemble presque à un scénario « novélisé ». Encore une fois, Jules Verne, quel que soit le genre qu’il touche, se révèle un grand innovateur.
© 2012- Les Editions de Londres