UNE ROUTE

Étrangers partout !

Oui, pas beaucoup moins à Paris que dans ce Londres où depuis trois mois, je végète la villégiature du proscrit.

Ici, par exemple, on ne s’acclimate pas, même superficiellement. On ne vaine pas l’absolue réserve des indigènes, on ne pénètre en rien dans le milieu ambiant. Matériellement on se sent tenu à l’écart. L’isolement pèse dans la tristesse compacte des brouillards.

En vain, fréquenterait-on les clubs internationaux, c’est décevant.

La solidarité de certains groupes révolutionnaires a l’ostentation de la charité ; elle demeure l’affligeant spectacle. Et de plus toutes les suspicions se glissent, hargneuses, douchant le primesaut des élans. Les accusations se croisent. La dispute et l’invective l’emportent sur la discussion.

La méfiance règne.

Il faut rentrer dans sa chambre et se retrouver seul. Mais, la chambrette sur la cour, au dernier étage d’une maison morne, est nostalgique.

On peut compter les exilés qui jouissent du home confortable.

Les autres traînent leur pas inconsciemment acheminés vers les quartiers de White-Chapel, là-bas, derrière la Tour de Londres ; ils déambulent par les ruelles de misère, se rejettent dans les grandes artères aux heures où la foule grouillante sort des usines, sort des docks, et monte profonde comme un reflux où il ferait bon se noyer.

Dans les grandes cités que l’on traverse, ce ne sont pas les riches boulevards ni les édifices communaux qui intéressent le plus. Les musées mêmes sont parcourus avec des haltes rares, parce que si rares sont les œuvres de technique et de conception d’autrefois qui encore nous émeuvent. Les monuments n’ont que la beauté de leur harmonie et, quand ce fier ensemble n’existe pas, ils s’érigent tels de vieilles pierres, qu’un souvenir historique ne suffit pas à magnifier.

Alors, il reste passionnant de rechercher les traits saillants d’une race en prenant contact avec l’âme du peuple ; et l’on va dans la ville basse, parmi les échoppes des petits métiers, dans les rues où grandissent les mioches courant pieds nus, dans ces rues où, dominant les masures lépreuses, çà et là de vastes bâtisses, casernes populaires, paraissent des ruches géantes pour des gueux.

Les cellules de ces ruches sont étroites, les cloisons des taudis sont proches et les taudis sans cheminées. La vie comprimée dans les bouges déborde sur la chaussée fangeuse qu’égaie parfois un rayon de soleil, et c’est encore comme le branle-bas d’une fourmilière.

En plein air, en pleine lumière, un travail sans cesse renaissant ; et des femmes pâles lavent du linge rude et, sur des réchauds qu’attise le vent, des pommes de terre cuisent pour le repas qu’on prendra tout à l’heure, assis devant les portes sur les chaises boiteuses. Et cette population se connaît, s’interpelle, se meut, existe d’une vie spéciale, avec de caractéristiques usages, des coutumes déterminées, un esprit originel et des mœurs dont le côté brutal même évoque la primitivité d’un type.

Or, à Londres, communément, j’ai senti l’hostilité jusque dans les regards qui se posent durement comme pour défendre d’approcher : Go on !

Chaque Anglais symbolise étrangement le pays.

Ces insulaires, figurant autant de petites îles inabordables, où ne s’éveille point la sève des plantes aux tons chauds.

Et c’est monotone, et c’est neutre, et c’est gris… et j’en ai assez !

Partir !

Oh ! Ce n’est pas que l’on s’illusionne à rêver d’accueil fraternel sous d’autres cieux. Le proscrit sait que tout asile est incertain ; il sait que, lui, sera tenu pour suspect à Genève comme à Bruxelles, en Espagne comme en Italie… Mais enfin, quand on est las de séjourner, il est bien vrai que pour se mettre en route point n’est besoin d’avoir un but.

Partir, et pour n’importe où…

Le voyage ! Aller, fuyant les spleens ; chaque endroit a d’abord un charme : tout est beau, une heure au moins.

La sagesse est de ne pas rester.

Passer, cueillant l’impression, goûtant les sensations neuves et la saveur des terroirs ; puis reprendre encore la route, toujours ! Et sans doute vers quelque inatteignable patrie. Vagabond, pèlerin, trimardeur, en exploration, en conquête ; inassouvi comme don Juan avec un amour plus haut : la robe qu’on veut déchirer, c’est un voile à l’horizon.

La Tamise verte et profonde entraîne au fil de ses eaux tant de désirs aventureux.

Après Westminster, après la Tour, après les docks, à Blackwall elle s’élargit. Les grands navires glissent vers la mer et leurs sifflets sont des appels qu’on n’entend pas sans tressaillir…

C’est à Blackwall qu’un matin je pris le bateau pour la Hollande, sans grande préméditation. Un peu plus de shellings en poche, je me serais tout aussi bien embarqué pour voir la Suède ou regarder Calcutta.

La traversée de Londres à Rotterdam dure un jour et une nuit ; le prix est peu élevé : une quinzaine de francs en troisième. Et la dernière classe pour un court voyage en mer n’est pas sensiblement moins bonne que la première : on aime rester sur le pont à contempler les côtes pittoresques qui fuient, puis à songer en contemplant encore la bataille des vagues et au large le ciel sombrant dans l’eau.

Pour ce spectacle à l’infini, toutes les places se valent, à l’arrière comme à l’avant.

Du reste, la troisième s’impose, quand on a pour tout bien quelques louis. C’est mon cas, et le bagage est léger et le velours du vêtement rustique.

En troisième on rencontre peu de monde voyageant pour le plaisir : ce ne sont que pauvres gens que l’on rapatrie, ouvriers espérant trouver du travail loin de leur ville.

Pas de touristes.

Ceux-là veulent avoir leurs aises et du confort, même les plus modestes. Ils préfèrent attendre et grossir des cagnottes à l’effet de prendre au moins la seconde classe ; ils s’embarquent la sacoche garnie, porteurs d’un billet circulaire et de coupons variés pour les hôtels prescrits. L’inappréciable avantage des troisièmes est de ne les point coudoyer.

Jamais plus qu’en la majesté du large l’insipide bavardage des Périchons n’est lamentable.

Cela ressemble à une poursuite…

Et mieux vaut le puéril entretien des passagers de l’entrepont, de ces sans-le-sou qui sont sans pose et laissent crier leur sensation naïve. Fini l’irritant débit, la récitation maniérée des lieux-communs triomphants ; on parle espoir et tracas. Et suivant le temps et suivant l’heure éclatent des mots imagés.

Puis il arrive qu’en troisième le hasard ménage parfois les meilleures camaraderies, c’est une chance : j’ai descendu la Tamise en la compagnie aimable de troubadours besogneux qui payaient leur transport en jouant de moment à autre quelque valse de leur pays.

Têtes brunies sur des corps souples de Bohémiens, et des violons endiablés. Ils revenaient d’une tournée dans la campagne écossaise.

FIN DE L’EXTRAIT

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