La plupart des Scènes que l’auteur a publiées jusqu’à ce jour ont eu pour point de départ un fait vrai, soit enfoui dans les mers orageuses de la vie privée, soit connu dans quelques cercles du monde parisien, où tout s’oublie si promptement ; mais quant à cette seconde Scène de la vie politique, il n’a pas songé que, quoique vieille de quarante ans, l’horrible aventure où il a pris son sujet pouvait encore agiter le cœur de plusieurs personnes vivantes. Néanmoins il ne pouvait s’attendre à l’attaque irréfléchie que voici :
« M. Balzac a donné naguères, dans le journal le Commerce, une série de feuilletons sous le titre de : Une ténébreuse affaire. Nous le disons dans notre conviction intime, son travail remarquable, sous le rapport dramatique et au point de vue du roman, est une méchante et mauvaise action au point de vue de l’histoire, car il y flétrit, dans sa vie privée, un citoyen qui fut constamment entouré de l’estime et de l’affection de tous les hommes honnêtes de la contrée, le bon et honorable Clément-de-Ris, qu’il représente comme l’un des spoliateurs et des égorgeurs de 1793. M. Balzac appartient cependant à ce parti qui s’arroge fort orgueilleusement le titre de conservateur. »
Il suffit de textuellement copier cette note pour que chacun la puisse qualifier. Cette singulière réclame se trouve dans la biographie d’un des juges dans l’affaire relative à l’enlèvement du sénateur Clément-de-Ris. À propos de ce procès, les rédacteurs de cette biographie trouvent le mot de l’affreuse énigme de l’arrêt criminel dans les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, et ils en citent tout le passage suivant, en l’opposant par leur note accusatrice à Une ténébreuse affaire :
« On connaît le fameux enlèvement de M. Clément-de-Ris. C’était un homme d’honneur, d’âme, et possédant de rares qualités dans des temps révolutionnaires. Fouché et un autre homme d’État, encore vivant aujourd’hui comme homme privé et comme homme public, ce qui m’empêche de le nommer, non que j’en aie peur (je ne suis pas craintive de ma nature), mais parce que la chose est inutile pour ceux qui ne le connaissent pas, et que ceux qui le connaissent n’ont que faire même d’une initiale ; ce personnage donc, qui avait coopéré comme beaucoup d’autres à la besogne du 18 Brumaire, besogne qui, selon leurs appétits gloutons, devait être grandement récompensée, ce personnage vit avec humeur que l’on mît d’autres que lui dans un fauteuil où il aurait voulu s’asseoir. « Quel fauteuil ? me dira-t-on. Celui de sénateur ? — Quelle idée ! Non vraiment. — Celui de président de la Chambre des députés ? — Eh non ! — Celui de l’archevêque de Paris ? — Ma foi ! Mais non. D’abord il n’y en avait pas encore de remis en place. — De fauteuil ? — Non, d’archevêque. » Enfin ce n’était pas celui-là non plus. Mais ce qui est certain, c’est que le personnage en voulait un qu’il n’eut pas, ce qui le fâcha. Fouché, qui avait eu bonne envie de s’asseoir dans le beau fauteuil de velours rouge, s’unit non pas de cœur, mais de colère avec le personnage dont je vous ai parlé ; il paraît (selon la chronique du temps) qu’ils commencèrent par plaindre la patrie (c’est l’usage).
— « Pauvre patrie ! Pauvre république ! Moi qui l’ai si bien servie, disait Fouché.
— Moi qui l’ai si bien desservie ! pensait l’autre.
— Je ne parle pas pour moi, disait Fouché, un vrai républicain s’oublie toujours. Mais vous !
— Je n’ai pas un moment pensé à moi, répondait l’autre, mais c’est une affreuse injustice que de vous avoir préféré Calotin. »
Et de politesse en politesse, ils en vinrent à trouver qu’il y avait deux fauteuils, et que leur fatigue politique pouvait souffler, en attendant mieux, dans les deux fauteuils tant désirés.
« Mais, dit Fouché, il y a même trois fauteuils. »
Vous allez voir quel fut le résultat de cette conversation, toujours d’après la chronique et elle n’a guère eu le temps de s’altérer, car elle est de l’an de grâce 1800. Cette histoire que je vous raconte, j’aurais pu vous la dire dans les volumes précédents, mais elle est mieux dans son jour maintenant. C’est par les contrastes qu’eux-mêmes apportent dans leur conduite qu’on peut juger et apprécier les hommes, et Dieu sait si l’un de ceux dont je parle en ce moment en a fourni matière ! Le premier exemple qu’il donna, exemple qui pourrait être mis en tête de son catéchisme (car il en a fait un), fut celui d’une entière soumission aux volontés de l’Empereur, après avoir voulu jouer au premier consul le tour que voici : c’est toujours, comme je l’ai dit, la chronique qui parle.
Tout en devisant ensemble sur le sort de la France, ils en vinrent tous deux à rappeler que Moreau, ce républicain si vanté, que Joubert, Bernadotte, et quelques autres, avaient ouvert l’oreille à des paroles de l’Espagne, portées par M. d’Azara à l’effet de culbuter le Directoire, lequel, certes, était bien digne de faire la culbute, même dans la rivière ; il y avait donc abus à rappeler le fait et à comparer les temps. Mais les passions ne raisonnent guère, ou plutôt ne raisonnent pas du tout. Les deux hommes d’État se dirent donc :
— « Pourquoi ne ferions-nous pas faire la culbute aux trois consuls ? » Car puisque vous voulez le savoir, je vous dirai donc enfin que c’était le fauteuil de consul adjoint que convoitaient ces messieurs ; mais, comme la faim vient en mangeant, tout en grondant de n’avoir ni le second ni le troisième, ils jetèrent leur dévolu sur le premier, ils se l’abandonnèrent sur le tapis avec une politesse toute charmante, se promettant bien, comme je n’ai plus besoin de vous le dire, de le prendre et de le garder le plus longtemps qu’ils pourraient, chacun pour soi. Mais là ou jamais, c’était le cas de dire qu’il ne faut y vendre la peau de l’ours, avant de l’avoir jeté par terre.
Clément-de-Ris était, comme je vous l’ai rapporté, un honnête homme, un consciencieux républicain, et l’un de ceux qui de bonne foi s’étaient attachés à Napoléon, parce qu’il voyait enfin que LUI SEUL pouvait faire aller la machine. Les gens qui ne pensaient pas de même probablement, puisqu’ils avaient le projet de tout changer, lui retournèrent si bien l’esprit en lui montrant en perspective le troisième fauteuil, qu’il en vint au point de connaître une partie de leur plan et même de l’approuver. C’est en ce moment qu’eut lieu le départ pour Marengo. L’occasion était belle, il ne fallait pas la manquer ; si le premier consul était battu, il ne devait pas rentrer en France, ou n’y rentrer que pour y vivre sous de bons verrous. De quoi s’avisait-il aussi d’aller faire la guerre à plus fort que lui ? (C’est toujours la chronique.)
Clément-de-Ris étant donc chez lui un matin, déjà coiffé de sa perruque de sénateur, quoiqu’il eût encore sa robe de chambre, reçut cette communication dont je viens de parler, et, comme il faut toujours penser à tout (observe la chronique), on lui demanda de se charger de proclamations déjà imprimées, de discours et autres choses nécessaires aux gens qui ne travaillent qu’à coups de paroles. Tout allait assez bien, ou plutôt assez mal, lorsque tout à coup arrive, comme vous savez, cette nouvelle qui ne fut accablante que pour quelques méchants, mais qui rendit la France entière ivre de joie et folle d’adoration pour son libérateur, pour celui qui lui donnait un vêtement de gloire immortelle. En la recevant, les deux postulants aux fauteuils changèrent de visage (c’est ce que l’un d’eux pouvait faire de mieux), et Clément-de-Ris aurait voulu ne s’être jamais mêlé de cette affaire. Il le dit peut-être trop haut, et l’un des candidats lui parla d’une manière qui ne lui convint pas. Il s’aperçut assez à temps qu’il devait prendre des mesures défensives, s’il voulait prévenir une offense dont le résultat n’eût été rien de moins que la perte de sa tête ; il mit à l’abri une grande portion des papiers qui devenaient terriblement accusateurs. Il le fit, et fit bien, dit la chronique, et je répète comme elle qu’il fit très bien.
Quand les joies, les triomphes, les illuminations, les fêtes, toute cette première manifestation d’une ivresse générale fut apaisée, mais en laissant pour preuves irréfragables que le premier consul était l’idole du peuple entier, alors ces hommes aux pâles visages, dont je vous ai parlé, ne laissèrent même pas errer sur leurs lèvres le sourire sardonique qui les desserrait quelquefois. La trahison frémissait devant le front radieux de Napoléon, et ces hommes, qui trouvaient tant d’échasses loin de lui, redevenaient pygmées en sa présence. Clément-de-Ris demeura comme il était, parce qu’il se repentit, et que d’ailleurs il n’en savait pas assez pour avoir le remords tout entier. Néanmoins il se tint en garde contre les hommes pâles, mais il avait affaire à plus forte partie que celle qu’il pouvait jouer.
Ce fut alors que la France apprit, avec une surprise que des paroles ne peuvent pas exprimer, qu’un sénateur, un des hommes considérables du gouvernement, avait été enlevé à trois heures de l’après-midi, dans son château de Beauvais, près de Tours, tandis qu’une partie de ses gens et de sa famille était à Tours pour voir célébrer une fête nationale (je crois le 1er Vendémiaire de l’an IX). Il y avait bien eu de ces enlèvements lorsque le Directoire nous tenait sous son agréable sceptre, mais depuis que le premier consul avait fait prendre, dans toutes les communes de l’Ouest qui vomissaient les chauffeurs, brûlante écume de la chouannerie, des mesures aussi sages que vigoureuses, cette sorte de danger s’était tellement éloignée, surtout des habitations comme celles du château de Beauvais, qu’on n’en parlait presque plus. Les bandes qui furent quelque temps inquiétantes, en 1800 et 1801, étaient sur les bords du Rhin et sur les frontières de la Suisse. Ce fut donc une stupéfaction générale. Le ministre de la Police d’alors, Fouché, dit de Nantes, comme l’appelle une autre chronique, se conduisit fort bien dans cette circonstance ; il n’avait pas à redouter la surveillance de Dubois, notre préfet de police, qui n’aurait pas laissé échapper vingt-cinq hommes enlevant en plein jour une poulette de la taille et de l’encolure de Clément-de-Ris, sans qu’il en restât des traces aptes lesquelles ses limiers, du moins, auraient couru. L’affaire s’était passée à soixante lieues de Paris ; Fouché avait donc beau jeu et pouvait tenir les cartes ou bien écarter à son aise : ce fut ce qu’il fit. Pendant dix-sept à dix-huit jours on eut quelques éclairs d’indices sur la marche des fugitifs qui entraînaient Clément-de-Ris, sous prétexte de lui faire donner une somme d’argent considérable. Tout à coup Fouché reçoit une lettre, qui lui était adressée par Clément-de-Ris lui-même, qui ne voyant que le ministre de la Police qui pût le sauver, lui demandait secours et assistance. Ceux qui ont connu l’âme pure et vertueuse de Clément-de-Ris ne seront pas étonnés de cette candeur et de cette confiance. Il avait bien pu avoir quelques craintes, mais je sais (du moins la chronique me l’a-t-elle dit) que c’était plutôt un sentiment vague de méfiance pour l’autre visage pâle que pour Fouché, qui lui avait fait prendre quelques précautions. Enfin cette lettre, mise avec grande emphase dans le Moniteur, fut apparemment un guide plus certain que tous les indices que la police avait pu recueillir jusque-là, chose cependant fort étonnante, car Clément-de-Ris n’y voyait pas clair, et ne savait pas où il était. Toujours est-il que peu de jours après l’avoir reçue, Fouché annonce que Clément-de-Ris est retrouvé. Mais où l’a-t-il été ?… Comment ?… Dans une forêt, les yeux bandés, marchant au milieu de quatre coquins qui se promenaient aussi tranquillement qu’à une partie de colin-maillard ou de quatre coins. On tire des coups de pistolet, on crie, et voilà la victime délivrée, absolument comme dans Ma tante Aurore, excepté cependant que l’honnête et bon Clément-de-Ris fut pendant trois semaines au pouvoir d’infâmes scélérats, qui le promenaient au clair de lune pendant qu’ils faisaient les clercs de Saint-Nicolas.
Dès la première effusion de sa reconnaissance, il appela Fouché son sauveur, et lui écrivit une lettre que l’autre fit aussitôt insérer dans le Moniteur avec un beau rapport. Mais cette lettre n’eût pas été écrite, peut-être quelque temps après, lorsque Clément-de-Ris, voulant revoir ses papiers, n’y trouva plus ceux qu’il avait déposés dans un lieu qu’il croyait sûr. Cette perte lui expliqua toute son aventure ; il était sage et prudent, il se tut, et fit encore bien ; car avec les gens qui sont méchants parce qu’ils le veulent, il faut bien se garder joyeusement de leur faire vouloir, et surtout par vengeance. Mais le cœur de l’homme de bien fut profondément ulcéré.
Quelques jours après son retour chez lui (je ne sais pas précisément l’époque), une personne que je connais fut voir Clément-de-Ris à Beauvais… Elle le trouva triste, et d’une tristesse tout autre que celle qu’eût produite l’accablement, suite naturelle d’une aussi dure et longue captivité. Ils se promenèrent ; en rentrant dans la maison, ils passèrent près d’une vaste place de gazon, dont les feuilles jaunes et noircies contrastaient avec la verdure chatoyante et veloutée des belles prairies de la Touraine à cette époque de l’année. La personne qui était venue le visiter en fit la remarque, et lui demanda pourquoi il permettait à ses domestiques de faire du feu sur une pelouse qui était en face de ses fenêtres et Clément-de-Ris regarda cette place, qui pouvait avoir quatre pieds de diamètre, mais sans surprise. Il était évident qu’il la connaissait déjà. Néanmoins son front devint plus soucieux ; une expression de peine profonde se peignit sur son visage toujours bienveillant. Il prit le bras de son ami, et, s’éloignant d’un pas rapide :
— « Je sais ce que c’est, dit-il… Ce sont ces misérables… Je sais ce que c’est… je ne le sais que trop. » Et il porta la main à son front avec un sourire amer.
Clément-de-Ris revint à Paris. Il n’avait pas assez de preuves pour attaquer celui qui avait voulu le sacrifier à sa sûreté… Mais un monument s’éleva dans son cœur, et quoique inaperçu alors, il n’en fut pas moins durable.
Maintenant, il faut dire que les rédacteurs de ces biographies, qui se piquent d’écrire l’histoire avec impartialité, vérité, justice, ont fait la biographie du maréchal Bourmont, et lui ont attribué la part la plus étrange dans cette affaire, d’après ce passage relatif à Clément-de-Ris, fourni par Fouché :
« Vers cette époque arriva l’étrange événement que nous allons raconter, et sur les véritables causes duquel le gouvernement n’a jamais voulu s’expliquer. Le 1er Vendémiaire an IX (23 septembre 1800), M. Clément se trouvant presque seul à sa maison de Beauvais, près de Tours, six brigands armés entrèrent chez lui, s’emparèrent de l’argent monnayé et de l’argenterie, le forcèrent à monter avec eux dans sa propre voiture, le conduisirent dans un lieu inconnu et le jetèrent dans un souterrain, où il resta dix-neuf jours sans qu’on pût avoir de ses nouvelles. Cet événement fit grand bruit. À peine la police en eut-elle été informée, que le ministre Fouché, qui dirigeait ce département, manda quelques chefs de chouans, qui se trouvaient à Paris ; on eut par eux la confirmation de ce qu’on croyait déjà savoir, c’est que M. de Bourmont n’était pas étranger à cette affaire (Voy. Bourmont). Appelé lui-même chez le ministre, on ne lui laissa pas ignorer qu’on ne se tiendrait satisfait d’aucune dénégation ; qu’il ne s’agissait pas d’éluder les questions, mais d’y répondre ; qu’on n’ignorait pas qu’il était instruit du lieu où avait été déposé M. Clément ; qu’il répondait de sa vie sur la sienne, et qu’on lui donnait trois jours pour le faire retrouver. M. de Bourmont, qui jugea bien qu’il n’avait pas le choix du parti qu’il avait à prendre, en demanda huit, et donna, dans cet espace de temps, toutes les indications nécessaires ; en effet, quelques personnes, beaucoup moins étrangères à la police qu’on ne serait porté à le croire d’après le parti politique auquel elles appartenaient, furent envoyées sur la trace des brigands. Ayant rencontré M. Clément-de-Ris lorsqu’on le transférait dans un autre lieu, elles mirent en fuite son escorte, et le ramenèrent au sein de sa famille. Ce guet-apens, exécuté en plein jour, passa alors pour être l’ouvrage des bandes de chouans dont M. de Bourmont, qui trahissait, au gré de ses intérêts personnels, le premier consul pour son parti et son parti pour le premier consul, n’avait pas cessé d’être secrètement le chef. Pour ennoblir un attentat qui, sans l’activité de la police, eût pu avoir un dénouement tragique, on a prétendu qu’il avait été dirigé par des royalistes qui voulaient avoir, dans la personne de Clément-de-Ris, un otage important pour garantir la vie menacée de quelques-uns de leurs chefs ; mais rien n’a indiqué que cette conjecture eût quelque vraisemblance. »
Personne ne doit être étonné d’apprendre que le conquérant d’Alger qui, pour prix des infamies qu’on lui prête, a donné un empire à la France, ait traité ceci de calomnie. Aussi les biographes sont-ils forcés d’annoter cette autre citation par cette note où ils font au Maréchal de singulières excuses :
« C’est, disent-ils, cette version que nous avons accueillie dans notre article consacré au général Bourmont ; nous croyons devoir le rappeler comme atténuation des accusations que nous avons portées contre ce personnage, qui, dans son intimité, a qualifié notre assertion de calomnie. N’eût-il pas mieux fait de nous adresser à nous-mêmes ses propres réclamations, ou rectifications, que nous avions offert d’insérer dans notre ouvrage, et que l’un de ses fils avait pris l’engagement de nous faire parvenir ? »
Admirez ce conseil anodin donné par les rédacteurs de biographies faites sans le consentement de ceux sur lesquels on écrit de leur vivant, d’aller trouver leurs biographes pour s’entendre avec eux. On vous maltraite et l’on exige les plus grands égards de la part du maltraité. Telles sont les mœurs de la presse actuelle, la voilà prise en flagrant délit, et l’auteur est assez satisfait de prouver qu’il n’y a rien de romanesque dans le plus léger détail d’un ouvrage intitulé : Un grand homme de province à Paris.
L’existence de ces trois ou quatre entreprises de biographies où, pour ce qui le concerne, l’auteur a déjà été l’objet des plus grossiers mensonges, est un de ces faits qui accusent l’impuissance des lois sur la presse. Dût-on croire que l’auteur s’arroge fort orgueilleusement le titre de conservateur, il trouve que, sous l’ancienne monarchie, l’honneur des citoyens était un peu plus fortement protégé quand, pour des chansons non publiées, qui portaient atteinte à la considération de quelques écrivains, J.-B. Rousseau, condamné aux galères, a été forcé de s’expatrier pour le reste de sa vie. Il y a, dans ce rapprochement entre les mœurs littéraires du temps présent et celles d’autrefois, la différence qui existe entre une société de cannibales et une société civilisée.
Maintenant, venons au fait. Vous avez pu comprendre que le prétendu romancier, quoiqu’il ait fait un travail remarquable sous le rapport dramatique, ne vaut pas Mme d’Abrantès sous le rapport historique. Sans cette note (et quelle note ?), l’auteur n’eût jamais révélé le petit fait que voici :
En 1823, dix ans avant que Mme la duchesse d’Abrantès n’eût la pensée d’écrire ses Mémoires, dans une soirée passée au coin du feu, à Versailles, l’auteur, causant avec Mme d’Abrantès du fait de l’enlèvement de Clément-de-Ris, lui raconta le secret de cette affaire que possédait une personne de sa famille à qui Clément-de-Ris montra l’endroit où les proclamations et tous les papiers nécessaires à la formation d’un gouvernement révolutionnaire avaient été brûlés.
Plus tard, quand Mme la duchesse d’Abrantès mit dans ses Mémoires le passage cité, l’auteur lui reprocha moins de l’avoir privé d’un sujet, que d’avoir tronqué l’histoire dans sa partie la plus essentielle. En effet, malgré sa surprenante mémoire, elle a commis une bien grande erreur. Feu Clément-de-Ris avait brûlé, lui-même, les imprimés qui furent la cause de son enlèvement, et là est l’odieux de la conception de Fouché qui, s’il avait fait espionner l’intérieur de Clément avant d’exécuter un pareil tour, se le serait épargné. Mais la grande animadversion de Mme la duchesse d’Abrantès envers le prince de Talleyrand, lui a fait aussi tronquer la scène que l’auteur lui raconta de nouveau et qui sert de conclusion à Une ténébreuse affaire.
Ainsi, la note des biographes devient une de ces choses plaisantes, que des écrivains qui tiennent à paraître sérieux devraient éviter.
Maintenant arrivons à cette terrible et formidable accusation d’avoir commis une méchante et mauvaise action en flétrissant la vie privée de feu M. le comte Clément-de-Ris, sénateur.
Il est presque ridicule d’avoir à se défendre de cette inculpation gratuite. D’abord, il n’y a entre le comte de Gondreville, censé encore vivant, et feu Clément-de-Ris, d’autre similitude que l’enlèvement et la qualité de sénateur. L’auteur a cru d’autant mieux pouvoir, après quarante ans, prendre le fait sans prendre le personnage, qu’il mettait en scène un type bien éloigné de ressembler à feu Clément-de-Ris. Qu’a voulu l’auteur ? Peindre la police politique aux prises avec la vie privée et son horrible action. Il a donc conservé toute la partie politique en ôtant à cette affaire tout ce qu’elle avait de vrai par rapport aux personnes. Depuis longtemps d’ailleurs, l’auteur essaie de créer, dans le comte de Gondreville, le type de ces républicains, hommes d’État secondaires, qui se sont rattachés à tous les gouvernements. Il aurait suffi de connaître les œuvres où il a déjà mis en scène ce comparse du grand drame de la Révolution, pour s’éviter une pareille balourdise ; mais l’auteur n’a pas plus la prétention d’imposer la lecture de ses œuvres aux biographes que la peine de connaître sa vie. Peut-être est-ce dans la peinture vraie du caractère de Gondreville que gît la méchante et mauvaise action aux yeux des radicaux. Certes, il n’y a rien de commun entre le personnage de la scène intitulée : la Paix du ménage, qui réparait dans celle intitulée : Une élection en Champagne, et le comte Clément-de-Ris : l’un est un type, l’autre est un des personnages de la Révolution et de l’Empire. Un type, dans le sens qu’on doit attacher à ce mot, est un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre. Aussi trouvera-t-on des points de contact entre ce type et beaucoup de personnages du temps présent ; mais qu’il soit un de ces personnages, ce serait alors la condamnation de l’auteur, car son acteur ne serait plus une invention. Voyez à quelles misères sont exposés aujourd’hui les écrivains, par ce temps où tout se traite si légèrement ! L’auteur s’applaudissait du bonheur avec lequel il avait transposé, dans un milieu vrai, le fait le plus invraisemblable.
Si quelque romancier s’avisait d’écrire comme il s’est passé le procès des gentilshommes mis à mort malgré leur innocence proclamée par trois départements, ce serait le livre le plus impossible du monde. Aucun lecteur ne voudrait croire qu’il se soit trouvé, dans un pays comme la France, des tribunaux pour accepter de pareilles fables. L’auteur a donc été forcé de créer des circonstances analogues qui ne fussent pas les mêmes, puisque le vrai n’était pas probable. De cette nécessité, procédait la création du comte de Gondreville que l’auteur devait faire sénateur comme feu Clément-de-Ris et faire enlever comme il l’a été. L’auteur a le droit de le dire : ces difficultés eussent été peut-être insurmontables, il fallait pour les vaincre un homme habitué, comme l’auteur est (hélas !) forcé de l’être, aux obstacles de ce genre. Aussi, peut-être ceux à qui l’histoire est connue et qui liront Une ténébreuse affaire, remarqueront-ils ce prodigieux travail. Il a changé les lieux, changé les intérêts, tout en conservant le point de départ politique ; il a enfin rendu, littérairement parlant, l’impossible, vrai. Mais il a dû atténuer l’horreur du dénouement. Il a pu rattacher l’origine du procès politique à un autre fait vrai, une participation inconnue à la conspiration de MM. de Polignac et de Rivière. Aussi en résulte-t-il un drame attachant, puisque les biographes le pensent, eux qui se connaissent en romans. L’obligation d’un peintre exact des mœurs se trouve alors accomplie : en copiant son temps, il doit ne choquer personne et ne jamais faire grâce aux choses ; les choses ici, c’est l’action de la police, c’est la scène dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères dont l’authenticité ne saurait être révoquée en doute ; car elle fut racontée, à propos de l’horrible procès d’Angers, par un des triumvirs oculaires et auriculaires. L’opinion de la personne à qui elle fut dite a toujours été que, parmi les papiers brûlés par feu Clément-de-Ris, il pouvait s’en trouver de relatifs aux princes de la maison de Bourbon. Ce soupçon, entièrement personnel à cette personne et que rien de certain ne justifie, a permis à l’auteur de compléter ce type appelé par lui le comte de Gondreville. De l’accusation portée par les biographes contre l’auteur d’avoir commis moins un livre qu’une mauvaise action, il ne reste donc plus que la propension mauvaise de porter aux gens des actions peu honorables, si elles étaient vraies, tendance qui, chez des biographes, ne prévient pas en faveur de l’impartialité, de la justice et de la vérité de leurs écrits.
L’auteur a d’ailleurs trouvé d’amples compensations dans le plaisir qu’a fait Une ténébreuse affaire à un personnage encore vivant, pour qui son livre a été la révélation d’un mystère qui avait plané sur toute sa vie : il s’agit du juge même de qui les biographes ont écrit la vie. Pour ce qui est des victimes de l’affaire, l’auteur croit leur avoir fait quelque bien, et consolé le malheur de certaines personnes qui, pour s’être trouvées sur le passage de la police, ont perdu leur fortune et le repos.
Un mois environ après sa publication dans le Commerce, l’auteur reçut une lettre signée d’un nom allemand, Frantz de Sarrelouis, avocat, par laquelle on lui demandait un rendez-vous au nom du colonel Viriot, à propos d’Une ténébreuse affaire. Au jour dit, vinrent deux personnes, M. Frantz et le colonel.
De 1819 à 1821, l’auteur, encore bien jeune, habitait le village de Villeparisis, et y entendait parler d’un certain colonel avec un enthousiasme d’autant plus communicatif, qu’en ce temps il y avait du péril à parler des héros napoléoniens. Ce colonel, aux proportions héroïques, avait fait la guerre aux alliés avec le général de Vaudoncourt, ils manœuvraient avec son armée en Lorraine, sur les derrières des alliés, et allaient, malheureusement à l’insu de l’Empereur, dégager la France et Paris au moment où Paris capitulait, et où l’Empereur éprouvait trahison sur trahison. Ce colonel n’avait pas seulement payé de sa personne, il avait employé sa fortune, une fortune considérable ; et, comme il était difficile d’admettre de pareilles réclamations en 1817, ce soldat plantait ses choux, selon l’expression de Biron.
En 1815, le colonel avait recommencé son dévouement de 1814, en Lorraine et toujours sur les derrières de l’armée ennemie avec le général de Vaudoncourt, et même après l’embarquement de Napoléon. À cause de ce sublime entêtement, le général de Vaudoncourt, qui avait failli prendre en flagrant délit les alliés, fut condamné à mort conjointement avec Frantz, et par le même arrêt rendu par la cour prévôtale de Metz.
Pour un jeune homme, ces détails révélaient ces audacieux partisans d’une poésie merveilleuse ; il se figurait ce colonel comme un demi-dieu, et s’indignait de ce que les Bourbons n’employaient point, après la chute de l’Empereur, des dévouements si français.
L’opinion personnelle de celui qui appartient moins au parti conservateur qu’au principe monarchique est que la défense du pays est un principe aussi sacré que celui de la défense de la royauté. À ses yeux, ceux qui ont émigré pour défendre le principe royal sont tout aussi nobles, tout aussi grands et courageux que ceux qui sont restés en France pour défendre la patrie. Selon lui, les obligations du trône, en 1816, étaient les mêmes envers les compagnons de l’exil et les défenseurs de la France, leurs services étaient également respectables. On devait autant au maréchal Soult qu’au maréchal Bourmont. En révolution, un homme peut hésiter, il peut flotter entre le pays et le roi ; mais quel que soit le parti qu’il prenne, il fait également bien : la France est au roi comme le roi est à la France. Il est si certain que le roi est tout dans un État que, le chef du gouvernement abattu, nous avons vu depuis cinquante ans autant de pays que de chefs. Une pareille opinion paraîtra bien conservatrice et ne plaira point aux radicaux, parce que c’est tout bonnement la raison.
L’auteur entendit l’avocat Frantz qui passa le premier lui annoncer le colonel Viriot, l’un de ses amis qui, dit-il, habitait Livry. Et le colonel parut, un grand et gros homme, qui avait dû avoir une superbe prestance, mais les cheveux blanchis, vêtu d’une redingote bleue ornée du ruban rouge, une figure débonnaire et où l’on ne découvrait la fermeté, la résolution, qu’après l’examen le plus sérieux.
Nous voilà tous trois assis, dans une petite mansarde, au cœur de Paris, devant un maigre feu.
— Nous avons fait la guerre à nos dépens, monsieur, me dit le bon petit avocat Frantz, qui ne marche qu’à l’aide de béquilles et paraissait avoir servi de modèle à Hoffmann pour une de ses figures fantastiques.
L’auteur regarde l’avocat qui, malgré sa tournure bizarre, était simple, naïf, digne comme le père de Jeanie Deans dans la Prison d’Edimbourg, et l’auteur trouvant si peu dans ce visage la guerre et ses épouvantables scènes, crut à quelques hallucinations. Les paysans et les fermiers de Livry, Villeparisis, Claye, Vaujours et autres lieux, auront fait de la poésie, pensa-t-il.
— Oui, me dit le colonel, Frantz est un vigoureux partisan, un chaud patriote, et en bon Sarrelouisien qu’il est, il fut un de nos meilleurs capitaines.
En ce moment, l’auteur éprouvait une joie profonde, la joie du romancier voyant des personnages fantastiques réels, en voyant se métamorphoser l’avocat Frantz en un capitaine de partisans ; mais tout à coup il réprima la jovialité naturelle du Parisien qui commence par se moquer de tout, en songeant que l’avocat devait peut-être ses béquilles à des blessures reçues en défendant la France. Et sur une demande à ce sujet, commencèrent des récits sur les opérations faites en 1814 et en 1815, dans la Lorraine et l’Alsace, que l’auteur se gardera bien de reproduire ici, car ces messieurs lui ont promis de lui donner tous les renseignements nécessaires, pour les mettre dans les Scènes de la vie militaire, mais qui sont à désespérer en pensant que tant d’héroïsme et de patriotisme fut inutile, et que la France ignore de si grandes choses.
Le petit avocat avait deux cent mille francs de fortune pour tout bien : en voyant la France attaquée au cœur, il les réalise et les réunit aux restes de la fortune de Viriot pour lever un corps franc avec lequel il se joint au corps levé par le colonel Viriot, ils prennent Vaudoncourt pour général, et les voilà faisant lever le siège de Longwy, assiégé par quinze mille hommes et bombardé par le prince de Hesse-Hambourg, un fait d’armes surprenant d’audace ; enfin battant les alliés et défendant le pays ! Les Bourbons revenus, ces hommes sublimes passent chenapans ou gibier de conseil de guerre, et sont obligés de fuir le pays qu’ils ont voulu défendre. Revenus, à grand-peine, l’un en 1818, le capitaine Frantz seulement en 1832, il a fallu vivre dans l’obscurité, par le seul sentiment des devoirs accomplis. Le colonel avait dépensé en deux fois une fortune de quatre à cinq cent mille francs, et l’avocat plus de deux cent mille, eux qui avaient gagné sur l’ennemi des valeurs estimées plus de deux cent mille francs, et qu’ils avaient remises à l’État en espérant la victoire. Où trouverions-nous aujourd’hui, par les mœurs que nous a faites l’individualisme de l’industrie, entre deux hommes, prés d’un million pour défendre la France ?
L’auteur n’est pas d’un naturel pleureur ; mais, une demi-heure après l’entrée de ces deux vieux héroïques partisans, il se sentit les yeux humides.
— Eh bien, leur dit-il, si les Bourbons de la branche aînée n’ont pas su récompenser ce dévouement qu’on leur a caché, qu’a fait 1830 ?
Frantz de Sarrelouis, un peu mis en défiance par la qualification d’auteur, avait eu soin de dire que ces campagnes et ces sacrifices étaient appuyés de pièces probantes, que la Lorraine et l’Alsace avaient retenti de leurs faits et gestes. L’auteur s’étant contenté de penser qu’on ne promène pas clandestinement plusieurs milliers d’hommes en infanterie, cavalerie et artillerie, qu’on ne fait pas lever le siège à un prince de Hesse-Hambourg, au moment où il attend la reddition d’une place comme Longwy, sans quelques dégâts.
Ces deux Décius presque inconnus étaient en réclamation !
1830 qui a payé la honteuse dette des États-Unis, espèce de vol à l’américaine, a opposé la déchéance à des condamnés à mort ! 1830 qui a soldé le patriotisme de tant de faux patriotes, qui a inventé des honneurs pour les héros de Juillet, qui a dépensé des sommes folles à ériger un tuyau de poêle sur la place de la Bastille, 1830 en est à examiner les réclamations de ces deux braves, et à jeter des secours temporaires à Frantz à qui l’on n’a même pas donné la croix de la Légion d’honneur, que Napoléon aurait détachée de sa poitrine pour la mettre sur celle d’un si audacieux partisan.
Faisons un roman au profit de ces deux braves !
Paris a tenu trois jours ; Napoléon est apparu sur les derrières des alliés, les a pris, les a fouillés de sa mitraille, les Empereurs et les Rois se sauvent en déroute, ils se sauvent tous à la frontière : la peur va plus vite que la victoire, ils échappent !… L’Empereur, qui a peu de cavalerie, est au désespoir de ne pas leur barrer le chemin, mais à quarante lieues de Paris, un intrépide émissaire le rencontre.
« Sire, dit-il, trois partisans, le général Vaudoncourt, le colonel Viriot, le capitaine Frantz ont réuni quarante mille Lorrains et Alsaciens, les alliés sont entre deux feux, vous pouvez marcher, les partisans leur barreront le passage. Maintenez l’intégrité de votre empire ! »
Qu’aurait fait Napoléon ?
Vaudoncourt, le proscrit de 1815, eût été maréchal, duc, sénateur. Viriot serait devenu général de division, grand officier de la Légion d’honneur, comte et son aide de camp ! Et il l’eût doté richement ! Frantz aurait été préfet ou procureur général à Colmar ! Enfin deux millions seraient sortis des caves des Tuileries pour les indemniser, car l’Empereur savait d’autant mieux récompenser que l’argent ne lui coûtait rien. Hélas ! ceci est bien un roman ! Le pauvre colonel plante ses choux à Livry, Frantz raconte les campagnes de 1814 et 1815, va se chauffer sur la place Royale, au café des Ganaches, enfin, le livre de Vaudoncourt est sur les quais ! Les députés qui parlent d’abandonner Alger sont comblés des faveurs ministérielles ! Richard Lenoir est mort dans un état voisin de l’indigence, en voyant avorter la souscription faite pour lui, pour lui qui, en 1814, imitait dans le monde commercial l’héroïsme des partisans de la Lorraine. La France ressemble parfois à une courtisane distraite : elle donne un million à la mémoire d’un parleur éloquent appelé Foy, dont le nom sera, peut-être, un problème dans deux cents ans ; elle fête le 17ème léger comme s’il avait conquis Alger, et par de telles inconséquences, le pays le plus spirituel du monde écrit en lettres infâmes cette infâme sentence : Il faut se dévouer à temps ! la maxime des hommes du lendemain. Salut au gouvernement de la majorité !
L’auteur et les deux partisans se trouvaient bien loin d’Une ténébreuse affaire, et néanmoins bien près, car ils furent au cœur du sujet par cette simple interrogation que l’auteur fit au colonel : — Comment n’êtes-vous que colonel et sans aucune retraite ?
— Je suis colonel depuis 1800, et je dois ma longue disgrâce à l’affaire qui fait le fond de votre ouvrage. La lecture du journal le Commerce m’a seule appris le secret du mystère qui, pendant quinze ans, a pesé sur mon existence.
Le colonel Viriot commandait à Tours, quand s’est passée aux environs de cette ville l’affaire Clément-de-Ris, et après la cassation du premier arrêt, car les accusés ont été soumis à deux juridictions, le colonel fut nommé membre de la cour militaire spéciale instituée pour rejuger l’affaire. Or, le colonel, comme commandant la place de Tours, avait visé le passeport de l’agent de la police, l’acteur de ce drame, et, quand il devint juge, il protesta contre l’arrêt, se rendit auprès du premier consul afin de l’éclairer ; mais il apprit à ses dépens combien il est difficile d’éclairer le chef d’un État : c’est tout aussi difficile que de vouloir éclairer l’opinion publique ; il n’est pas de rôle plus ingrat que celui de don Quichotte. L’on ne s’aperçoit de la grandeur de Cervantes qu’en exécutant une scène de don-quichottisme. Le premier consul vit, dans la conduite du colonel Viriot, une affaire de discipline militaire ! La main sur la conscience, vous tous qui lirez cela, demandez-vous si Tibére et Omar exigeaient davantage. Laubardemont, Jeffries et Fouquier-Tinville ont une pensée identique avec celle qu’a eue alors et qu’a professée celui qui fut Napoléon. Toute domination a soif de cet axiome : Il ne doit pas y avoir de conscience en fait de justice politique. La Royauté commet alors le même crime que le Peuple : elle ne juge plus, elle assassine.
Le colonel Viriot, qui ne savait pas Fouché en tête, resta colonel sans emploi pendant quatorze ans de guerre, et, pour un homme qui devait faire la guerre aux alliés, comme le prince de Radziwill la fit à Catherine II, à son compte, chacun concevra combien dure était la disgrâce !
Le dénouement, entièrement historique de Une ténébreuse affaire, l'avait éclairé.
Depuis le jour où l’auteur a eu l’honneur de recevoir cet homme, aussi grand par sa fermeté de conscience, comme juge, qu’il l’a été, comme volontaire en 1814 et 1815, sa biographie, où sont consignés ses différents titres de gloire, a été publiée, et il faut croire que la note concernant Une ténébreuse affaire y fut insérée à son insu ; car les témoignages d’admiration de l’auteur pour un si noble caractère n’étaient pas équivoques : il comptait toujours rendre compte de la visite de ces deux braves partisans, dont l’un est le témoignage vivant des ténèbres, aujourd’hui dissipées, du plus infâme procès politique fait à d’innocents gentilshommes, et dont l’autre, après avoir sacrifié tout ce qu’il possédait, corps et biens, à la France, a, malgré tant d’ingratitude, écrit, en tête d’un remarquable document sur l’organisation militaire de la Prusse, ces paroles :
La vertu, c’est le dévouement à la patrie !
Pour ce qui concerne l’auteur, il pardonne bien l’accusation facétieuse dont il est l’objet en lisant les biographies du capitaine Frantz et du colonel Viriot où sont inscrits les témoignages de dévouement à la France donnés par des hommes dignes de Plutarque. Y a-t-il un roman qui vaille la vie du capitaine Frantz, condamné à mort en France, recondamné à mort en Prusse, et toujours pour des actions sublimes ?