« Mémoires, tome deux » de Eugène-François Vidocq est la suite des Mémoires, tome un. Les « Mémoires » de Vidocq est l’autobiographie romancée du célèbre chef de la Sûreté, c’est le portrait d’un homme qui traversa la Révolution, la guerre, la Terreur, l’Empire, la Restauration, et les règnes de Louis XVIII, Charles X, et Louis-Philippe. C’est le portrait d’une époque, c’est le portrait de Paris, c’est le retour à une époque révolue, c’est le film en couleurs d’une vie qui dépasse la réalité.
Le tome deux : la pègre, Paris, la police, la criminologie
Nous avons laissé Vidocq à la fin du Tome un au moment où il entre dans la police. Le tome deux, c’est moins l’occasion de découvrir la vie rocambolesque que de découvrir Vidocq en action. Et l’action des Mémoires de Vidocq s’articule autour de quelques grands thèmes : la pègre, Paris au début du Dix-Neuvième siècle, la police, et des réflexions sur la criminologie.
La pègre
La pègre, dans les « Mémoires », elle est partout. En nous entraînant dans les bas-fonds parisiens, Vidocq nous entraîne dans le tréfonds de l’âme humaine. Le tome deux, c’est avant tout une incroyable galerie de personnages des bas-fonds, parmi les plus réels qu’ait offert la littérature du Dix-Neuvième siècle : d’anciens bagnards, des femmes de mauvaise vie, des mouchards, des criminels, des pauvres attirés par le crime, des êtres prêts à trahir les leurs, des voleurs qui n’hésitent pas à tuer pour dissimuler leur vol, et quand on lui rappelle que, la plupart du temps, Vidocq les arrête en les trahissant, il répond qu’il n’a que faire de leur soi-disant code d’honneur.
Et Paris est une ville décidément bien dangereuse : « Avant moi, les étrangers et les provinciaux regardaient Paris comme un repère, où jour et nuit il fallait être constamment sur le qui-vive ; où tout arrivant, bien qu’il fût sur ses gardes, était certain de payer sa bienvenue. Depuis moi, il n’est pas de département où, année commune, il ne se soit commis plus de crimes, et des crimes plus horribles que dans le département de la Seine : il n’en est pas non plus où moins de coupables soient restés ignorés, où moins d’attentats aient été impunis…. », et remarque : « J’ai créé pour la police de sûreté actuelle une infinité de précédents… », et ajoute : « aussi longtemps que Paris restera privé de sa garde civique, on ne parviendra pas à réduire à l’inaction les malfaiteurs dont une génération nouvelle s’élève, du moment qu’on ne peut les surveiller à toutes les heures et sur tous les points à la fois. », il analyse les raisons sociales : « Car en dépit des assertions de quelques procureurs du roi, qui veulent à toute force ignorer ce qui se passe autour d’eux, la misère doit enfanter des crimes… », et conjoncturelles : « le licenciement forcé de nos troupes et la désertion des soldats étrangers déversaient dans nos cités, et plus particulièrement dans la métropole, une multitude de mauvais sujets, d’aventuriers, et de nécessiteux de toutes les nations… »
Paris au début du Dix-Neuvième siècle
Les « Mémoires » de Vidocq sont un document remarquable sur le Paris de l’ère napoléonienne. Ce qui frappe, c’est la très grande similitude avec le Paris décrit par de très nombreux auteurs, de toutes les époques, de tous les genres, qu’ils imaginent Paris (comme Hugo dans « Notre Dame de Paris ») ou que l’on découvre dans La farce de Maître Pathelin. En revanche, une fois la transition haussmannienne décrite par Zola dans La Curée achevée, c’est un tout autre Paris qui émerge à partir de la fin du Dix-Neuvième siècle. Le Paris créé par Haussmann et Napoléon III offre des caractéristiques nouvelles : il est impérial, il est esthétique, il est monumental, il est éclairé, il est avant tout le théâtre de la bourgeoisie, puis au Vingtième siècle il devient romantique, printanier, le lieu des poètes et des amoureux… Le Paris de Vidocq, comme celui de Voltaire, de Villon est sombre, dangereux, chaotique, grouillant, plein de vie et d’envie, c’est une caisse de dynamite toujours prête à exploser. Rien à voir avec le mythe de la ville éclairée, tranquille, où il fait beau aller se promener quand le soir tombe sur les bords de Seine. Les « Mémoires » nous rappellent que le Paris actuel, celui que nous avons devant les yeux, n’est pas Paris. Le vrai Paris, c’est celui de Vidocq : « Au petit jour, on entend dans la rue le cri d’un ramoneur (on sait que dans Paris, les Savoyards sont les coqs des quartiers déserts). »
Les débuts de la criminologie
Nos moralistes actuels, qu’ils soient de gauche (« Tout le monde, il est beau, tout le monde il est gentil ») ou de droite (« C’est dur pour tout le monde »), nous aimerions les comparer aux procureurs du roi « qui veulent ignorer à toute force ce qui se passe autour d’eux », ces moralistes, il leur paraîtra surprenant de lire ces lignes de 1827 : « aujourd’hui tout est changé, et si l’on observe, on ne tarde pas à se convaincre, non seulement qu’il n’y a pas de l’ouvrage pour tout le monde, mais encore que dans le salaire de certains labeurs, il n’y a pas de quoi satisfaire aux premiers besoins. ». Et oui, de nos jours, Vidocq se fâcherait avec tous les camps : ses idées en font un vrai progressiste, il comprend les causes du crime, il analyse la relation entre le crime et la misère, mais en même temps, il ne pardonne rien ; prenant exemple sur sa vie, il considère que l’humain peut à tout moment jouir de sa liberté et choisir de ne pas pratiquer le crime, et que s’il le pratique, alors il les arrêtera, ce qui n’empêche pas Vidocq de recommander des solutions de justice, des conditions de traitement plus humaines des détenus, et de souhaiter des solutions économiques à la misère de l’époque, et puis il s’élève plus tard contre la peine de mort (voir Considérations sommaires sur les prisons, les bagnes et la peine de mort,) ce qui en faisait à l’époque un dangereux libéral. En rupture avec nos temps laïques religieux, outremoraux, suridéologiques, Vidocq est un vrai pragmatique. Comprendre les causes du crime, et vouloir veiller à prévenir le crime, ne le pousse pas à excuser les manifestations du crime. C’est une idéologie liberticide de vouloir excuser le criminel sous prétexte que l’on comprend ses motivations et les conditions qui l’ont poussé à choisir le crime. L’application de la loi et la compassion sont deux choses différentes. La constatation d’un problème aux ramifications communautaires ou sociales n’a rien à voir avec l’excuse d’un geste isolé. Car le geste d’un criminel est toujours un geste isolé. La loi n’est pas la morale. La loi n’est pas là pour résoudre les problèmes de la société mais pour assurer la pérennité et l’évolution du contrat social. Trouver des circonstances atténuantes à un groupe d’individus plus qu’à l’individu lui-même, c’est le début du gouvernement par clientélisme, ce n’est pas que la fin de la liberté, c’est la fin de l’égalité des citoyens face à la loi. C’est confondre l’inné (naître humain, et libre, qu’elles que soient les circonstances) avec l’acquis (l’héritage culturel, les conditions du développement qui excusent ou n’excusent pas). C’est une hérésie vis-à-vis des principes fondamentaux de la justice : les circonstances atténuantes sont avant tout spécifiques à l’individu et à aux circonstances de son crime, non pas à son environnement social, géographique ou économique. C’est insultant vis-à-vis de tous ceux qui partageaient les mêmes conditions d’origine et qui n’ont pas choisi la voie du crime. C’est une sorte d’affirmative action non pas appliquée aux conditions d’accès à l’éducation, à l’emploi etc. mais une affirmative action du crime : la sentence est plus ou moins lourde selon le milieu social d’origine. C’est lisser les manifestations de la réalité plutôt que de s’attaquer aux causes de cette réalité déplaisante. Nul doute que Vidocq se serait lui aussi offusqué…
La police
Les descriptions du fonctionnement de la police sont fascinantes, et plutôt que de vous les décrire en détail, il conviendrait de lire le Tome deux. En attendant, voici un extrait qui devait donner le tournis à nos bureaucrates pour lesquels il existe une corrélation entre la dépense débridée et la solution à tout problème (d’ailleurs, voici une nouvelle définition de la bureaucratie : tout groupe d’individus croyant dur comme fer que tout problème qui résiste ne peut se résoudre que par l’augmentation des budgets, des ressources, des dépenses affectées à la résolution de ce problème) : « Jusqu’à l’heure de ma retraite, la police de sûreté, la seule nécessaire, celle qui devrait absorber la majeure partie des fonds accordés par le budget, parce que c’est à elle principalement qu’ils sont affectés, la police de sûreté, dis-je, n’a jamais employé plus de trente hommes, ni coûté plus de 50 000 francs par an, sur lesquels il m’en était alloué cinq… avec un si petit nombre d’auxiliaires, et les moyens les plus économiques, j’ai maintenant la sécurité au sein d’une capitale peuplée de près d’un million d’habitants… »
Vidocq le moraliste
Vidocq de nos jours n’appartiendrait à aucun camp : il croit au progrès humain, par l’amélioration de la justice, la réforme pénitentiaire etc. il s’insurge contre la « tyrannie » des détentions administratives « s’ils le signalaient comme voleur dangereux et incorrigible, et c’était toujours la formule, tout était dit, l’homme était écroué sans rémission… », mais il croit au rôle de l’autorité, ou plutôt il s’insurge contre toute tentation de laxisme : « Souffrir que des gouffres de corruption, où le peuple s’abîme corps et âme, soient incessamment ouverts, c’est un déni de morale, c’est un outrage à la nature, c’est un crime de lèse-humanité… ». Car n’en déplaise à certains, la civilisation issue des Lumières est fondée sur l’État de Droit. Et l’État de Droit, c’est la loi, loi, mûrie, pensée, décidée, votée par ceux qui représentent les citoyens, les simples citoyens, et pas cette avalanche de codicilles quotidiennement décidés par des bureaucrates intellectuellement corrompus et incompétents. Il est urgent de remettre la Loi au centre du débat public.
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