On me ramène à Douai. — Recours en grâce. — Ma femme se marie. — Le plongeon dans la Scarpe. — Je voyage en officier. — La lecture des dépêches. — Séjour à Paris. — Un nouveau nom. — La femme qui me convient. — Je suis marchand forain. — Le commissaire de Melun. — Exécution d'Herbaux. — Je dénonce un voleur ; il me dénonce. — La chaîne à Auxerre. — Je m'établis dans la capitale. Deux échappés du bagne. — Encore ma femme. — Un recel.
A peine avais-je mis le pied dans le préau, que le procureur-général Ranson, que mes évasions réitérées avaient irrité contre moi, parut à la grille, en s'écriant : « Eh bien ! Vidocq est arrivé ? Lui a-t-on mis les fers ? — Eh ! Monsieur, lui dis-je, que vous ai-je donc fait pour me vouloir tant de mal ? Parce que je me suis évadé plusieurs fois ? Est-ce donc un si grand crime ? Ai-je abusé de cette liberté qui a tant de prix à mes yeux ? Lorsqu'on m'a repris, n'étais-je pas toujours occupé de me créer des moyens honnêtes d'existence ! Oh ! Je suis moins coupable que malheureux ! Ayez pitié de moi, ayez pitié de ma pauvre mère ; s'il faut que je retourne au bagne, elle en mourra ! »
Ces paroles et l'accent de vérité avec lequel je les prononçai, firent quelque impression sur M. Ranson : il revint le soir, me questionna longuement sur la manière dont j'avais vécu depuis ma sortie de Toulon, et comme à l'appui de ce que je disais, je lui offrais des preuves irrécusables, il commença à me témoigner quelque bienveillance. « Que ne formez-vous, me dit-il, une demande de grâce, ou tout au moins en commutation de peine ? Je vous recommanderai au grand-juge[Note_1]. » Je remerciai le magistrat de ce qu'il voulait bien faire pour moi ; et, le même jour, un avocat de Douai, M. Thomas, qui me portait un véritable intérêt, vint me faire signer une supplique qu'il avait eu la bonté de rédiger.
J'étais dans l'attente de la réponse, lorsqu'un matin on me fit appeler au greffe : je croyais que c'était la décision du ministre qu'on allait me transmettre. Impatient de la connaître, je suivis le porte-clefs avec la prestesse d'un homme qui court au-devant d'une bonne nouvelle. Je comptais voir le procureur-général, c'est ma femme qui s'offre à mes regards ; deux inconnus l'accompagnent. Je cherche à deviner quel peut-être l'objet de cette visite, lorsque, du ton le plus dégagé, madame Vidocq me dit : « Je viens vous faire signifier le jugement qui prononce notre divorce : comme je vais me remarier, il m'a fallu remplir cette formalité. Au surplus, voici l'huissier qui va vous donner lecture de l'acte. »
Sauf ma mise en liberté, on ne pouvait rien m'annoncer de plus agréable que la dissolution de ce mariage ; j'étais à jamais débarrassé d'un être que je détestais. Je ne sais plus si je fus le maître de contenir ma joie, mais à coup sûr ma physionomie dut l'exprimer, et si, comme j'ai de fortes raisons de le croire, mon successeur était présent, il put se retirer convaincu que je ne lui enviais nullement le trésor qu'il allait posséder.
Ma détention à Douai se prolongeait horriblement. J'étais à l'ombre depuis cinq grands mois, et rien n'arrivait de Paris. M. le procureur-général m'avait témoigné beaucoup d'intérêt, mais l'infortune rend défiant, et je commençai à craindre qu'il m'eût leurré d'un vain espoir, afin de me détourner de m'enfuir jusqu'au moment du départ de la chaîne : frappé de cette idée, je revins avec ardeur à mes projets d'évasion.
Le concierge, le nommé Wettu, me regardant d'avance comme amnistié, avait pour moi quelques égards ; nous dînions même fréquemment tête-à-tête dans une petite chambre, dont l'unique croisée donnait sur la Scarpe. Il me sembla qu'au moyen de cette ouverture, qu'on avait négligé de griller, sur la fin d'un repas, un jour ou l'autre, il me serait facile de lui brûler la politesse ; seulement il était essentiel de m'assurer d'un déguisement, à la faveur duquel, une fois sorti, je pourrais me dérober aux recherches. Je mis quelques amis dans ma confidence, et ils tinrent à ma disposition une petite tenue d'officier d'artillerie légère, dont je me promettais bien de faire usage à la première occasion. Un dimanche soir, j'étais à table avec le concierge et l'huissier Hurtrel ; le Beaune avait mis ces messieurs en gaîté ; j'en avais fait venir force bouteilles. « Savez-vous, mon gaillard, me dit Hurtrel, qu'il n'aurait pas fait bon vous mettre ici, il y a sept ans. Une fenêtre sans barreaux ! Peste ! Je ne m'y serais pas fié. — Allons donc, papa Hurtrel, il faudrait être de liège, lui répliquai-je, pour se risquer à faire le plongeon de si haut ; la Scarpe est bien profonde pour quelqu'un qui ne sait pas nager. — C'est vrai, observa le concierge » ; et la conversation en resta là ; mais mon parti était pris. Bientôt il survint du monde, le concierge se mit à jouer, et au moment où il était le plus occupé de sa partie je me précipitai dans la rivière.
Au bruit de ma chute, toute la société courut à la fenêtre, tandis que Wettu appelait à grands cris la garde et les porte-clefs pour se mettre à ma poursuite. Heureusement le crépuscule permettait à peine de distinguer les objets ; mon chapeau, que j'avais d'ailleurs jeté à dessein sur la rive, fit croire que j'étais immédiatement sorti de la rivière, pendant que je continuai à nager dans la direction de la porte d'eau, sous laquelle je passai avec d'autant plus de peine, que j'étais transi de froid, et que mes forces commençaient à s'épuiser. Une fois hors la ville, je gagnai la terre ; mes vêtements, trempés d'eau, pesaient plus de cent livres ; je n'en pris pas moins ma course, et ne m'arrêtai qu'au village de Blangy, situé à deux lieues d'Arras. Il était quatre heures du matin ; un boulanger qui chauffait son four, fit sécher mes habits, et me fournit quelques aliments. Dès que je fus restauré, je me remis en route, et me dirigeai vers Duisans, où restait la veuve d'un ancien capitaine de mes amis. C'était chez elle qu'un exprès devait m'apporter l'uniforme que l'on s'était procuré pour moi à Douai. Je ne l'eus pas plutôt reçu, que je me rendis à Hersin, où je ne me cachai que peu de jours chez un de mes cousins. Des avis, qui me parvinrent fort à propos, m’engagèrent à déguerpir : je sus que la police, convaincue que j'étais dans le pays, allait ordonner une battue ; elle était même sur la voie de ma retraite ; résolu à lui échapper, je ne l'attendis pas.
Il était clair que Paris seul pouvait m'offrir un refuge : mais pour aller à Paris, il était nécessaire de revenir sur Arras, et si je passais dans cette ville, j'étais infailliblement reconnu. J'avisai donc au moyen d'éluder la difficulté : la prudence me suggéra de monter dans la carriole d'osier de mon cousin, qui avait un excellent cheval, et était le premier homme du monde pour la connaissance des chemins de traverse. Il me répondit, sur sa réputation de parfait conducteur, de me faire tourner les remparts de ma cité natale, il ne m'en fallait pas davantage, mon travestissement devait faire le reste. Je n'étais plus Vidocq, à moins qu'on n'y regardât de trop près ; aussi en arrivant au pont du Gy, vis-je sans trop d'effroi, huit chevaux de gendarmes attachés à la porte d'une auberge. J'avoue que je me fusse bien passé de la rencontre, mais elle se présentait face à face, et ce n'était qu'en l'affrontant qu'elle pouvait cesser d'être périlleuse. Allons ! dis-je à mon cousin, « c'est ici qu'il faut payer de toupet ; pied à terre, et vite, vite, fais-toi servir quelque chose. » Aussitôt il descend et se présente dans l'auberge avec cette allure d'un luron dégourdi, qui ne redoute pas l'œil de la brigade. « Eh bien ! lui dirent les gendarmes, est-ce ton cousin Vidocq que tu conduis ? — Peut-être, répondit-il en riant, regardez-y. » Un gendarme s'approcha en effet de la carriole, mais plutôt par un simple mouvement de curiosité que poussé par un soupçon. A la vue de mon uniforme, il porta respectueusement la main au chapeau. « Salut, capitaine, me dit-il, et bientôt après il monta à cheval avec ses camarades. Bon voyage, leur cria mon cousin, en faisant claquer son fouet ; si vous l'empoignez, vous nous l'écrirez. — Va ton train, reprit le maréchal-des-logis qui commandait le peloton, nous savons le gîte, et le mot d'ordre est Hersin : demain, à cette heure, il sera coffré. »
Nous continuâmes notre route fort paisiblement ; cependant il me vint une crainte : des insignes militaires pouvaient m'exposer à quelques chicanes qui auraient pour moi un résultat désagréable. La guerre de Prusse était commencée, et l'on voyait peu d'officiers à l'intérieur, à moins qu'ils n'y fussent ramenés par quelque blessure. Je me décidai à porter le bras en écharpe : c'était à Iéna que j'avais été mis hors de combat, et si l'on m'interrogeait, j'étais prêt à donner sur cette journée non seulement tous les détails que j'avais vus dans les bulletins, mais encore tous ceux que j'avais pu recueillir, en entendant une foule de récits vrais ou mensongers faits par des témoins, oculaires ou non. Au total, j'étais ferré sur ma bataille d'Iéna, et je pouvais en parler à tout venant avec connaissance de cause : Je m'acquittai parfaitement de mon rôle à Beaumont, où la lassitude du cheval, qui avait fait trente-cinq lieues en un jour et demi, nous obligea de faire halte. J'avais déjà pris langue dans l'auberge, lorsque je vis un maréchal-des-logis de gendarmes aller droit à un officier de dragons, et l'inviter à exhiber ses papiers. Je m'approchai à mon tour du maréchal-des-logis, et je le questionnai sur le motif de cette précaution. « Je lui ai demandé sa feuille de route, me répondit-il, parce que quand tout le monde est à l'armée, ce n'est pas en France qu'est la place d'un officier valide. — Vous avez raison, mon camarade, lui dis-je, il faut que le service se fasse ; » et en même temps, pour qu'il ne lui prît pas la fantaisie de s'assurer si j'étais en règle, je l'invitai à dîner avec moi. Pendant le repas, je gagnai tellement sa confiance, qu'il me pria, quand je serais à Paris, de m'occuper de lui faire obtenir son changement de résidence. Je promis tout, et il était content ; car, afin de le servir, je devais user de mon crédit, qui était très grand, et de celui des autres, qui l'était encore davantage. En général, on n'est point chiche de ce qu'on n'a pas. Quoiqu'il en soit, les flacons se vidaient avec rapidité, et mon convive, dans l'enthousiasme d'une protection qui lui venait si à propos, commençait à me tenir de ces discours sans suite, précurseurs de l'ivresse, lorsqu'un gendarme lui remit un paquet de dépêches. Il rompit les bandes d'une main incertaine, et voulut essayer de lire, mais ses yeux obscurcis ayant rendu inutile toute tentative de ce genre, il me pria de le suppléer dans ses fonctions ; j'ouvre une lettre, et les premiers mots qui frappent mes regards sont ceux-ci : brigade d'Arras. Je parcours de la vue, c'était l'avis de mon passage à Beaumont ; on ajoutait que je devais avoir pris la diligence du Lion d'argent. Malgré mon trouble, je lus le signalement en le dénaturant : « bon ! bon ! dit le très sobre et très vigilant maréchal-des-logis, la voiture ne passe que demain matin, on s'en occupera », et il voulut recommencer à boire sur de nouveaux frais, mais ses forces trompèrent son courage ; on fut obligé de l'emporter dans son lit, au grand scandale de toute l'assistance, qui répétait avec indignation : « Un maréchal-des-logis ! Un homme gradé ! se mettre dans des états pareils ! »
On pense bien que je n'attendis pas le réveil de l'homme gradé ; à cinq heures, je pris place dans la diligence de Beaumont, qui le même jour me conduisit sans encombre à Paris, où ma mère, qui n'avait pas cessé d'habiter Versailles, vint me rejoindre. Nous demeurâmes ensemble quelques mois dans le faubourg Saint-Denis, où nous ne voyions personne, à l'exception d'un bijoutier, nommé Jacquelin, que je dus, jusqu'à un certain point, mettre dans ma confidence, parce qu'à Rouen il m'avait connu sous le nom de Blondel. Ce fut chez Jacquelin que je rencontrai une dame de B…, qui tient le premier rang dans les affections de ma vie. Madame de B…, ou Annette, car c'est ainsi que je l'appelais, était une assez jolie femme, que son mari avait abandonnée par suite de mauvaises affaires. Il s'était enfui en Hollande, et depuis longtemps il ne lui donnait plus de ses nouvelles. Annette était donc entièrement libre ; elle me plut ; j'aimais son esprit, son intelligence, son bon cœur ; j'osai le lui dire ; elle vit d'abord, sans trop de peine, mes assiduités, et bientôt nous ne pûmes plus exister l'un sans l'autre. Annette vint demeurer avec moi ; et, comme je reprenais l'état de marchand de nouveautés ambulant, il fut décidé qu'elle m'accompagnerait dans mes courses. La première tournée que nous fîmes ensemble fut des plus heureuses. Seulement, à l'instant où je quittais Melun, l'aubergiste chez lequel j'étais descendu m'avertit que le commissaire de police avait témoigné quelque regret de n'avoir pas examiné mes papiers, mais que ce qui était différé n'était pas perdu, et qu'à mon prochain passage, il se proposait de me faire une visite. L'avis me surprit ; il fallait que j'eusse déjà été désigné comme suspect. Aller plus loin,… c'était peut-être me compromettre : je rabattis aussitôt sur Paris, me promettant bien de ne plus faire d'excursion tant que je n'aurais pas réussi à rendre moins défavorables les chances qui se réunissaient contre moi.
Parti de très grand matin, j'arrivai de bonne heure au faubourg Saint-Marceau : à mon entrée, j'entends des colporteurs hurler cette finale : « qui condamne deux particuliers très connus à être fait mourir aujourd'hui en place de Grève ». J'écoute : il me semble que le nom d'Herbaux a résonné à mon oreille ; Herbaux, l'auteur du faux qui a causé tous mes malheurs ! J'écoute plus attentivement encore, mais avec un saisissement involontaire, et cette fois le crieur, dont je me suis approché, répète la sentence avec des variantes : « Voici l'arrêt du tribunal criminel du département de la Seine, qui condamne à la peine de mort les nommés Armand Saint-Léger, ancien marin, né à Bayonne, et César Herbaux, forçat libéré, né à Lille, atteints et convaincus d'assassinat, » etc.
Il n'y avait plus à en douter : le misérable qui m'avait perdu allait porter sa tête sur l'échafaud. L'avouerai-je ? Ce fut une impression de joie que je ressentis, et pourtant je frémissais. Tourmenté de nouveau dans mon existence, agité d'inquiétudes sans cesse renaissantes, j'eusse voulu anéantir cette population des prisons et des bagnes, qui, après m'avoir lancé dans l'abîme, pouvait m'y maintenir par ses cruelles révélations. On ne s'étonnera donc pas de l'empressement avec lequel je courus au Palais de Justice, afin de m'assurer par moi-même de la vérité : il n'était pas encore midi, et j'eus toutes les peines du monde à arriver jusqu'à la grille, auprès de laquelle je pris position, en attendant l'instant fatal.
Quatre heures sonnent enfin. Le guichet s'ouvre : un homme paraît le premier dans la charrette. ; c'est Herbaux. La figure couverte d'une pâleur mortelle, il affiche une fermeté que dément l'agitation convulsive de ses traits. Il affecte de parler à son compagnon, qui déjà est hors d'état de l'entendre. Au signal du départ, Herbaux, d'un front qu'il s'efforce de rendre audacieux, promène ses regards sur la foule ; ses yeux rencontrent les miens. Il fait un mouvement ; son teint s'anime. Le cortège a passé. Je restai aussi immobile que les faisceaux de bronze auxquels je m'étais attaché, et je me serais sans doute encore longtemps oublié dans cette attitude, si un inspecteur du Palais ne m'eût enjoint de me retirer. Vingt minutes après, une voiture chargée d'un panier rouge, et escortée par un gendarme, traversa au trot le Pont-au-Change, se dirigeant vers le cimetière des condamnés. Alors, le cœur serré, je m'éloignai, et regagnai le logis en faisant les plus tristes réflexions.
J'ai appris depuis que, pendant sa détention à Bicêtre, Herbaux avait exprimé des regrets de m'avoir fait condamner innocent. Le crime qui avait conduit ce scélérat à l'échafaud était un assassinat commis de complicité avec Saint-Léger sur une dame de la place Dauphine. Ces deux misérables s'étaient introduits chez leur victime, sous prétexte de lui donner des nouvelles de son fils, qu'ils avaient vu, disaient-ils, à l'armée.
Quoiqu'en définitive l'exécution d'Herbaux ne dût avoir aucune influence directe sur ma position, elle me consterna : j'étais épouvanté de m'être trouvé en contact avec des brigands, destinés au bourreau ; mes souvenirs me ravalaient à mes propres yeux ; je rougissais en quelque sorte en face de moi-même ; j'aurais souhaité de perdre la mémoire, et mener une démarcation impénétrable entre le passé et le présent, car, je ne le voyais que trop, l'avenir était dans la dépendance du passé, et j'étais d'autant plus malheureux, qu'une police à qui il n'est pas toujours donné d'agir avec discernement, ne me permettrait pas de m'oublier. Je me voyais de nouveau à la veille d'être traqué comme une bête fauve. La persuasion qu'il me serait interdit de devenir honnête homme me livrait presque au désespoir : j'étais silencieux, morose, découragé. Annette s'en aperçut ; elle demanda à me consoler ; elle proposait de se dévouer pour moi ; elle me pressait de questions ; mon secret m'échappa : je n'ai jamais eu lieu de m'eu repentir.
L'activité, le zèle et la présence d'esprit de cette femme me devinrent très utiles. J'avais besoin d'un passeport ; elle détermina Jacquelin à me prêter le sien ; et, pour me mettre à même d'en faire usage, celui-ci me donna, sur sa famille et sur ses relations, les renseignements les plus complets. Muni de ces instructions, je me remis en voyage, et parcourus toute la Basse-Bourgogne. Presque partout il me fallut montrer que j'étais en règle : si l'on eût comparé l'homme avec le signalement, il eût été facile de découvrir la fraude ; mais nulle part on ne me fit d'observation ; et, pendant plus d'un an, à quelques alertes près qui ne valent pas la peine d'être ici mentionnées, le nom de Jacquelin me porta bonheur.
Un jour que j'avais déballé à Auxerre, en me promenant tranquillement sur le port, je rencontrai le nommé Paquay, voleur de profession, que j'avais vu à Bicêtre, où il subissait une détention de six années. Il m'eût été fort agréable de l'éviter, mais il m'accosta presque à l'improviste ; et, dès les premières paroles qu'il m'adressa, je pus me convaincre qu'il ne serait pas prudent de le méconnaître. Il était très curieux de savoir ce que je faisais ; et comme j'entrevis dans sa conversation qu'il se proposait de m'associer à des vols, j'imaginai, pour me débarrasser de lui, de parler de la police d'Auxerre, que je lui représentai comme très vigilante, et par conséquent très redoutable. Je crus observer que l'avis faisait impression ; je chargeai le tableau, jusqu'à ce qu'enfin, après m'avoir écouté avec une très inquiète attention, il s'écria tout à coup : « Diable ! il paraît qu'il ne fait pas bon ici ; le coche part dans deux heures ; si tu veux, nous détalerons. — C'est cela, lui répondis-je ; s'il t'agit de filer, je suis ton homme. » Puis, sur ce, je le quittai, après avoir promis de le rejoindre aussitôt que j'aurais terminé quelques préparatifs qui me restaient à faire. C'est une si pitoyable condition que celle du forçat évadé, que, s'il ne veut pas être dénoncé, ou être impliqué dans quelque attentat, il est toujours réduit à prendre l'initiative, c'est-à-dire à se faire dénonciateur. Rendu à l'auberge, j'écrivis donc la lettre suivante au lieutenant de gendarmerie, que je savais être à la piste des auteurs du vol récemment commis dans les bureaux de la diligence.
« MONSIEUR,
Une personne qui ne veut pas être connue vous prévient que l'un des auteurs du vol commis dans les bureaux des messageries de votre ville, va partir, à six heures, par le coche, pour se rendre à Joigny, où l'attendent probablement ses complices. Afin de ne pas le manquer, et de l'arrêter en temps utile, il serait bon que deux gendarmes déguisés montassent avec lui dans le coche ; il est important que l'on s'y prenne avec prudence, et qu'on ne perde pas de vue l'individu, car c'est un homme fort adroit. »
Cette missive était accompagnée d'un signalement si minutieusement tracé, qu'il était impossible de s'y méprendre. L'instant du départ arrivé, je me rends sur les quais en prenant des chemins détournés, et de la fenêtre d'un cabaret, où je m'étais posté, j'aperçois Paquay qui entre dans le coche : bientôt après s'embarquent les deux gendarmes, que je reconnus à certaine encolure que l'on conçoit, mais qu'on ne saurait analyser. Par intervalles, ils se passent mutuellement un papier sur lequel ils jettent les yeux ; enfin leurs regards s'arrêtent sur mon homme, dont le costume, contre l'habitude des voleurs, était une mauvaise enseigne. Le coche démarre, et je le vois s'éloigner avec d'autant plus de plaisir, qu'il emporte tout à la fois Paquay, ses propositions et même ses révélations, si, comme je n'en doutais pas, il avait eu la fantaisie d'en faire.
Le surlendemain de cette aventure, tandis que j'étais en train de faire l'inventaire de mes marchandises, j'entends un bruit extraordinaire, je mets la tête à la fenêtre : c'est la chaîne, que conduisent Thiéry et ses argousins ! A cet aspect si terrible et si dangereux pour moi, je me retire brusquement, mais dans mon trouble je casse un carreau ; soudain tous les regards se portent de ce côté ; j'aurais voulu être aux entrailles de la terre. Ce n'est pas tout, pour mettre le comble à mon inquiétude, quelqu'un ouvre ma porte, c'est l'aubergiste du Faisan, madame Gelat. « Venez donc, M. Jacquelin, venez donc voir passer la chaîne, me crie-t-elle ! Oh ! Il y a longtemps qu'on n'en a pas vu une si belle !... ils sont au moins cent cinquante, et de fameux gaillards encore ?... Entendez-vous comme ils chantent ?» Je remerciai mon hôtesse de son attention, et, feignant d'être occupé, je lui dis que je descendrais dans un moment. « Oh ! ne vous pressez pas, me répondit-elle, vous avez le temps, ils couchent ici dans nos écuries. Et puis, si vous souhaitez causer avec leur chef, on va lui donner la chambre à côté de la vôtre. » A cette nouvelle, je ne sais pas ce qui se passa dans moi ; mais je pense que si madame Gelat m'eût observé, elle aurait vu mon visage pâlir et tous mes membres s'agiter comme par une espèce de tressaillement. Le lieutenant Thiéry, mon voisin ! Il pouvait me reconnaître, me signaler, un geste, un rien pouvait me trahir : aussi me donnais-je bien garde de me montrer. La nécessité d'achever mon inventaire légitimait mon manque de curiosité. Je passai une nuit affreuse. Enfin, à quatre heures du matin, le départ de l'infernal cortège me fut annoncé par le cliquetis des fers : je respirai.
Il n'a pas souffert celui qui n'a pas connu des transes pareilles à celles dans lesquelles me jeta la présence de cette troupe de bandits et de leurs gardiens. Reprendre des fers que j'avais brisés au prix de tant d'efforts, cette idée me poursuivait sans cesse : mon secret, je ne le possédais pas seul, il y avait des forçats par le monde, si je les fuyais, je les voyais prêts à me livrer : mon repos, mon existence étaient menacés partout, et toujours. Un coup d'œil, le nom d'un commissaire, l'apparition d'un gendarme, la lecture d'un arrêt, tout devait exciter et entretenir mes alarmes. Que de fois j'ai maudit les pervers qui, trompant ma jeunesse, avaient souri à l'élan désordonné de mes passions, et ce tribunal qui, par une condamnation injuste, m'avait précipité dans un gouffre dont je ne pouvais plus secouer la souillure, et ces institutions qui ferment la porte au repenti !... J'étais hors de la société, et pourtant je ne demandais qu'à lui donner des garanties ; je lui en avais donné, j'en atteste ma conduite invariable à la suite de chacune de mes évasions, mes habitudes d'ordre, et ma fidélité scrupuleuse à remplir tous mes engagements.
Maintenant il s'élevait dans mon esprit quelques craintes au sujet de ce Paquay, dont j'avais provoqué l'arrestation ; en y réfléchissant, il me sembla que dans cette circonstance j'avais agi bien légèrement ; j'avais le pressentiment de quelque malheur : ce pressentiment se réalisa. Paquay, conduit à Paris, puis ramené à Auxerre pour une confrontation, apprit que j'étais encore dans la ville ; il m'avait toujours soupçonné de l'avoir dénoncé, il prit sa revanche. Il raconta au geôlier tout ce qu'il savait sur mon compte. Celui-ci fit son rapport à l'autorité, mais ma réputation de probité était si bien établie dans Auxerre, où je faisais des séjours de trois mois, que, pour éviter un éclat fâcheux, un magistrat dont je tairai le nom me fit appeler et m'avertit de ce qui se passait. Je n'eus pas besoin de lui confesser la vérité, mon trouble la lui révéla tout entière ; je n'eus que la force de lui dire : « Ah ! Monsieur ! Je voulais être honnête homme ! » Sans me répondre, il sortit et me laissa seul ; je compris son généreux silence. En un quart d'heure j'eus perdu de vue Auxerre, et, de ma retraite, j'écrivis à Annette, pour l'instruire de cette nouvelle catastrophe. Afin de détourner les soupçons, je lui recommandai de rester encore une quinzaine de jours au Faisan, et de dire à tout le monde que j'étais allé à Rouen pour y faire des emplettes, ce terme expiré, Annette devait me rejoindre à Paris ; elle y arriva en effet le jour que je lui avais indiqué. Elle m'apprit que le lendemain de mon départ, des gendarmes déguisés s'étaient présentés à mon magasin pour m'arrêter, et que, ne m'ayant pas trouvé, ils avaient dit qu'on ne s'en tiendrait pas là, et qu'on finirait par me découvrir.
Ainsi on allait continuer les recherches : c'était là un contretemps qui dérangeait tous mes projets : signalé sous le nom de Jacquelin, je me vis réduit à le quitter et à renoncer encore une fois à l'industrie que je m'étais créée.
Il n'y avait plus de passeport, quelque bon qu'il fût, qui pût me mettre à l'abri dans les cantons que je parcourais d'ordinaire ; et dans ceux où l'on ne m'avait jamais vu, il était vraisemblable que mon apparition insolite éveillerait des soupçons. La conjoncture devenait terriblement critique. Quel parti prendre ? C'était là mon unique préoccupation, lorsque le hasard me procura la connaissance d'un marchand tailleur de la cour Saint-Martin : il désirait vendre ses fonds. J'en traitai avec lui, persuadé que je ne serais nulle part plus en sûreté qu'au cœur d'une capitale, où il est si aisé de se perdre dans la foule. En effet, il s'écoula près de huit mois sans que rien vînt troubler la tranquillité dont nous jouissions, ma mère, Annette et moi. Mon établissement prospérait : chaque jour il prenait de l'accroissement. Je ne me bornais plus, comme mon prédécesseur, à la confection des habits ; je faisais aussi le commerce des draps, et j'étais peut-être sur le chemin de la fortune, quand tout à coup un matin mes tribulations recommencèrent.
J'étais dans mon magasin ; un commissionnaire se présente et me dit que l'on m'attend chez un traiteur de la rue Aumaire ; je présume qu'il s'agit de quelque marché à conclure, je me rends aussitôt dans l'endroit indiqué. On m'introduit dans un cabinet, et j'y trouve deux échappés du bagne de Brest : l'un d'eux était ce Blondy, qu'on a vu diriger la malheureuse évasion de Pont-à-Luzen : « Nous sommes ici depuis dix jours, me dit-il, et nous n'avons pas le sou. Hier, nous t'avons aperçu dans un magasin ; nous avons appris qu'il était à toi, et ça m'a fait plaisir, je l'ai dit à l'ami. Maintenant nous ne sommes plus si inquiets, car on te connaît, tu n'es pas homme à laisser des camarades dans l'embarras. »
L'idée de me voir à la merci des deux bandits que je savais capables de tout, même de me vendre à la police, ne fût-ce que pour me faire pièce, quitte à se perdre eux-mêmes, était accablante. Je ne laissai pas d'exprimer combien j'étais satisfait de me trouver avec eux ; j'ajoutai que n'étant pas riche, je regrettais de ne pouvoir disposer en leur faveur que de cinquante francs : ils parurent se contenter de cette somme, et, en me quittant, ils m'annoncèrent qu'ils étaient dans l'intention de se rendre à Châlons-sur-Marne, où ils avaient, disaient-ils, des affaires. J’eusse été trop heureux qu'ils se fussent pour toujours éloignés de Paris, mais, en me faisant leurs adieux, ils me promettaient de revenir bientôt, et je restais effrayé de leur prochain retour. N'allaient-ils pas me considérer comme leur vache à lait, et mettre un prix à leur discrétion ? Ne seraient-ils pas insatiables. ? Qui me répondait que leurs exigences se borneraient à la possibilité ? Je me voyais déjà le banquier de ces messieurs et de beaucoup d'autres, car il était à présumer que, suivant la coutume usitée parmi les voleurs, si je me lassais de les satisfaire, ils me repasseraient à leurs connaissances pour me rançonner sur de nouveaux frais ; je ne pouvais être bien avec eux que jusqu'au premier refus ; parvenu à ce terme, il était hors de doute qu'ils me joueraient quelque méchant tour. Avec de tels garnements à mes trousses, on comprendra que je n'étais pas à mon aise ! Il s'en fallait que ma situation fût plaisante, elle fut encore empirée par une bien funeste rencontre.
On se souvient, ou on ne se souvient pas, que ma femme, après son divorce, avait convolé à de secondes noces : je la croyais dans le département du Pas-de-Calais, tout occupée de faire son bonheur et celui de son nouveau mari, lorsque dans la rue du Petit-Carreau, je me trouvai nez à nez avec elle ; impossible de l'éviter, elle m'avait reconnu. Je lui parlai donc, et, sans lui rappeler ses torts à mon égard, comme le délabrement de sa toilette me montrait de reste qu'elle n'était pas des plus heureuses, je lui donnai quelque argent. Peut-être imagina-t-elle alors que c'était-là une générosité intéressée, cependant il n'en était rien. Il me m'était pas même venu à la pensée, que l'ex-dame Vidocq pût me dénoncer. A la vérité, en me remémorant plus tard nos anciens démêlés, je jugeai que mon cœur m'avait tout à fait conseillé dans le sens de la prudence ; je m'applaudis alors de ce que j'avais fait, et il me parut très convenable que cette femme, dans sa détresse, pût compter sur moi pour quelques secours ; détenu ou éloigné de Paris, je n'étais plus à même de soulager sa misère. Ce devait être pour elle une considération qui devait la déterminer à garder le silence, je le crus du moins ; on verra plus tard si je m'étais trompé.
L'entretien de mon ex-femme était une charge à laquelle je m'étais résigné, mais cette charge, je n'en connaissais pas tout le poids. Une quinzaine s'était écoulée depuis notre entrevue ; un matin, on me fait prier de passer rue de l'Échiquier : je m'y rends, et au fond d'une cour, dans un rez-de-chaussée assez propre quoique médiocrement meublé, je revois non seulement ma femme, mais encore ses nièces et leur père, le terroriste Chevalier, qui venait de subir une détention de six mois, pour vol d'argenterie : un coup d'œil suffit pour me convaincre que c'était une famille qui me tombait sur les bras. Tous ces gens-là étaient dans le plus absolu dénuement ; je les détestais, je les maudissais, et pourtant je n'avais rien de mieux à faire que de leur tendre la main. Je me saignai pour eux. Les réduire au désespoir, c'eût été me perdre, et plutôt que de revenir en la puissance des argousins, j'étais résolu à faire le sacrifice de mon dernier sou.
A cette époque, il semblait que le monde entier se fût ligué contre moi ; à chaque instant il me fallait dénouer les cordons de ma bourse, et pour qui ? Pour des êtres qui, regardant ma libéralité comme obligatoire, étaient prêts à me trahir aussitôt que je ne leur paraîtrais plus une ressource assurée. Quand je rentrai de chez ma femme, j'eus encore une preuve du malheur attaché à la condition du forçat évadé, Annette et ma mère étaient en pleurs. En mon absence, deux hommes ivres m'avaient demandé, et sur la réponse que je n'y étais pas, ils s'étaient répandus en invectives et en menaces, qui ne me laissaient aucun doute sur la perfidie de leurs intentions. Au portrait que me fit Annette de ces deux individus, il me fut aisé de reconnaître Blondy et son camarade Duluc.
Je n'eus pas la peine de deviner leurs noms ; d'ailleurs ils avaient donné une adresse avec injonction formelle d'y porter quarante francs, c'était plus qu'il ne fallait pour me mettre sur la voie ; car, à Paris, il n'y avait qu'eux de capables de m'intimer un pareil ordre. Je fus obéissant, très obéissant ; seulement, en payant ma contribution à ces deux coquins, je ne pus m'empêcher de leur faire observer qu'ils avaient agi fort inconsidérément. « Voyez le beau coup que vous avez fait, leur dis-je, on ne savait rien à la cassine et vous avez mangé le morceau ! (vous avez tout dit) ma femme, qui a l'établissement en son nom, va peut-être vouloir me mettre à la porte, et alors il me faudra gratter les pavés (vivre dans la misère.) — Tu viendras grincher (voler) avec nous, me répondirent les deux brigands. »
J'essayai de leur démontrer qu'il vaut infiniment mieux devoir son existence au travail que d'avoir sans cesse à redouter l'action d'une police, qui, tôt ou tard, enveloppe les malfaiteurs dans ses filets. J'ajoutai que souvent un crime conduit à un autre ; que tel croit risquer le carcan, qui court tout droit à la guillotine, et la conclusion de mon discours fut qu'ils feraient sagement de renoncer à la périlleuse carrière qu'ils avaient embrassée.
« Pas mal ! s'écria Blondy ; quand j'eus achevé ma mercuriale. Pas mal ! Pourrais-tu pas en attendant nous indiquer quelque cambriole à rincer (quelque chambre à dévaliser) ? C'est que, vois-tu, nous sommes comme Arlequin, nous avons plus besoin d'argent que d'avis ». Et ils me quittèrent en me riant au nez. Je les rappelai pour leur protester de mon dévouement, et je les priai de ne plus reparaître à la maison. « Si ce n'est que ça, me dit Deluc, on s'en abstiendra. — Eh ! Oui, l'on s'en abstiendra, répéta Blondy, puisque ça déplaît à madame. »
Ce dernier ne s'abstint pas longtemps. Dès le surlendemain, à la tombée de la nuit, il se présenta à mon magasin, et demanda à me parler en particulier. Je le fis monter dans ma chambre. « Nous sommes seuls », me dit-il, en faisant d'un coup d'œil là revue du local, et quand il se crut assuré qu'il n'y avait pas de témoins, il tira de sa poche onze couverts d'argent et deux montres d'or, qu'il posa sur le guéridon : « quatre cents balles (francs) tout cela ce n'est pas cher, les bogues d’orient et la blanquette (les montres d'or et l'argenterie). Allons, aboule du carle (compte-moi de l'argent). — Quatre cents balles, répondis-je tout troublé par une aussi brusque sommation, je ne les ai pas. — Peu m'importe. Va bloquir (vendre). — Mais si l'on veut savoir !... Arrange-toi ; il me faut du poussier (de la monnaie), ou si tu aimes mieux, je t'enverrai des chalands de la préfecture. Tu entends ce que parler veut dire. Du poussier, et pas tant de façon. »
Je ne l'entendais que trop bien. Je me voyais déjà dénoncé, privé de l'état que je m'étais fait, reconduit au bagne. Les quatre cents francs furent comptés.