CHAPITRE 17

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Séraphie avait fait son amie intime d'une certaine Mme Vignon, la première boime de la ville. (Boime à Grenoble veut dire hypocrite doucereuse, jésuite femelle.) Mme Vignon demeurait au troisième étage, place Saint-André, et était femme d'un procureur, je crois, mais respectée comme une mère de l'Église, plaçant les prêtres et en ayant toujours chez elle de passage. Ce qui me touchait, c'est qu'elle avait une fille de quinze ans qui ressemblait assez à un lapin blanc, dont elle avait les yeux gros et rouges. J'essayai, mais en vain, d'en devenir amoureux pendant un voyage d'une semaine ou deux que nous fîmes à Claix. Là, mon père ne se cachait nullement et a toujours habité sa maison, la plus belle du canton.

A ce voyage il y avait Séraphie, Mme et Mlle Vignon, ma sœur Pauline, moi et peut-être un M. Blanc de Seyssins, personnage ridicule qui admirait beaucoup les jambes nues de Séraphie. Elle sortait jambes nues, sans bas, le matin dans le clos.

J'étais tellement emporté par le diable que les jambes de ma plus cruelle ennemie me firent impression. Volontiers j'eusse été amoureux de Séraphie. Je me figurais un plaisir délicieux à serrer dans mes bras cette ennemie acharnée.

Malgré sa qualité de demoiselle à marier, elle fit ouvrir une grande porte condamnée qui de sa chambre donnait sur l'escalier de la place Grenette, et, à la suite d'une scène abominable dans laquelle je vois encore sa figure, fit faire une clef. Apparemment son père lui refusait celle de cette porte.

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Elle introduisait ses amies par cette porte et entre autres cette Mme Vignon, Tartufe femelle, qui avait des oraisons particulières pour les saints et que mon bon grand-père eût eu en horreur si son caractère à la Fontenelle lui eût permis :

1° de sentir l'horreur ;

2° de l'exprimer.

Mon grand-père employait son grand juron contre cette Mme Vignon : Le Diable te crache au cul !

Mon père se cachait toujours à Grenoble, c'est-à-dire qu'il logeait chez mon grand-père et ne sortait pas de jour. La passion politique ne dura que dix-huit mois. Je me vois allant de sa part chez Allier, libraire, place Saint-André, avec cinquante francs en assignats pour acheter la Chimie de Fourcroy qui le conduisit à la passion pour l'agriculture. Je conçois bien la naissance de ce goût : il ne pouvait promener qu'à Claix.

Mais tout cela ne fut-il pas causé par ses amours avec Séraphie, si amour y a ? Je ne puis voir la physionomie des choses, je n'ai que ma mémoire d'enfant. Je vois des images, je me souviens des effets sur mon cœur, mais pour les causes et la physionomie, néant. C'est toujours comme les fresques du Campo Santo de Pise où l'on aperçoit fort bien un bras, et le morceau d'à côté qui représentait la tête est tombé. Je vois une suite d'images fort nettes mais sans physionomie autre que celle qu'elles eurent à mon égard. Bien plus, je ne vois cette physionomie que par le souvenir de l'effet qu'elle produisit sur moi.

Mon père éprouva bientôt une sensation digne du cœur d'un tyran. J'avais une grive privée qui se tenait ordinairement sous les chaises de la salle à manger. Elle avait perdu un pied à la bataille et marchait en sautant. Elle se défendait contre les chats, chiens, et tout le monde la protégeait, ce qui était fort obligeant pour moi car elle remplissait le plancher de taches blanches peu propres. Je nourrissais cette grive d'une façon peu propre avec les chaplepans noyés dans la benne de la cuisine (cafards noyés dans le seau de l'eau sale de la cuisine).

Sévèrement séparé de tout être de mon âge, ne vivant qu'avec des vieux, cet enfantillage avait du charme pour moi.

Tout à coup, la grive disparut ; personne ne voulut me dire comment : quelqu'un par inadvertance l'avait écrasée en ouvrant une porte. Je crus que mon père l'avait tuée par méchanceté ; il le sut, cette idée lui fit peine, un jour il m'en parla en termes fort indirects et fort délicats.

Je fus sublime, je rougis jusqu'au blanc des yeux mais je n'ouvris pas la bouche. Il me pressa de répondre, même silence ; mais les yeux que j'avais fort expressifs à cet âge devaient parler.

Me voilà vengé, tyran, de l'air doux et paternel avec lequel tu m'as forcé tant de fois d'aller à cette détestable promenade des Granges au milieu des champs arrosés avec les voitures de minuit (poudrette de la ville).

Pendant plus d'un mois je fus fier de cette vengeance, j'aime cela dans un enfant.

La passion de mon père pour son domaine de Claix et pour l'agriculture devenait extrême. Il faisait faire de grandes réparations, amendements, par exemple miner le terrain, le défoncer à deux pieds et demi de profondeur et emporter dans un coin du champ toutes les pierres plus grosses qu'un œuf. Jean Vial, notre ancien jardinier, Charrière, Mayousse, le vieux..., ancien soldat, exécutaient ces travaux par prix faits, par exemple vingt écus (soixante francs) pour miner une tière, espace de terre, compris entre deux rangées de hautains ou bien d'érables, porteur de vignes.

Mon père planta les grandes Barres, ensuite la Jomate où il arracha la vigne basse. Il obtint par échange de l'hôpital (qui l'avait eue, ce me semble, par le testament d'un M. Gutin, marchand de draps) la vigne du Molard (entre le verger et notre Molard à nous). Il l'arracha, la mina en enterrant le Murger (tas de pierres de sept à dix pieds de haut) et enfin la planta.

Il m'entretenait longuement de tous ces projets, il était devenu un vrai propriétaire du Midi.

C'est un genre de folie qui se rencontre souvent au midi de Lyon et de Tours ; cette manie consiste à acheter des champs qui rendent un ou deux pour cent, à retirer pour cela faire de l'argent prêté au cinq ou six, et quelquefois à emprunter au cinq pour s'arrondir, c'est le mot, en achetant des champs qui rapportent le deux. Un ministre de l'Intérieur qui se douterait de son métier entreprendrait une mission contre cette manie qui détruit l'aisance et toute la partie du bonheur qui tient à l'argent dans les vingt départements au midi de Tours et de Lyon.

Mon père fut un exemple mémorable de cette manie qui tient à la fois à l'avarice, à l'orgueil et à la manie nobiliaire.