Cette manie, qui a fini par ruiner radicalement mon père et par me réduire, pour tout potage, à mon tiers de la dot de ma mère, me procura beaucoup de bien-être vers 1794.
Mais avant d'aller plus loin, il faut dépêcher l'histoire de ma première communion antérieure, ce me semble, au 21 juillet 1794.
Ce qui me console un peu de l'impertinence d'écrire tant de je et de moi, c'est que je suppose que beaucoup de gens fort ordinaires de ce siècle XIXe font comme moi. On sera donc inondé de Mémoires vers 1880, et, avec mes je et mes moi, je ne serai que comme tout le monde. M. de Talleyrand, M. Molé écrivent leurs mémoires. Et M. Delécluze aussi.
Ce fut un prêtre infiniment moins coquin que l'abbé Raillane, il faut l'avouer, qui fut chargé de cette grande opération de ma première communion, à laquelle mon père, fort dévot dans ce temps-là, attachait la plus grande importance. Le jésuitisme de l'abbé Raillane faisait peur même à mon père ; c'est ainsi que M. Cousin a fait peur ici même au jésuite.
Ce bon prêtre, si bonhomme en apparence, s'appelait Dumollard et était un paysan rempli de simplicité et né dans les environs de la Matheysine, ou de La Mure, près le Bourg-d'Oisans. Depuis il est devenu un grand jésuite et a obtenu la charmante cure de La Tronche, à dix minutes de Grenoble (c'est comme la sous-préfecture de Sceaux pour un sous-préfet, âme damnée des ministres ou qui épouse une de leurs bâtardes).
Dans ce temps-là, M. Dumollard était tellement bonhomme que je pus lui prêter une petite édition italienne de l'Arioste en quatre volumes in-18. Peut-être pourtant ne la lui ai-je prêtée qu'en 1803.
La figure de M. Dumollard n'était pas mal, à cela près d'un œil qui était toujours fermé ; il était borgne, puisqu'il faut le dire, mais ses traits étaient bien et exprimaient non seulement la bonhomie, mais, ce qui est bien plus ridicule, une franchise gaie et parfaite. Réellement il n'était pas coquin en ce temps-là, ou pour mieux dire, en y réfléchissant, ma pénétration de douze ans, exercée par une solitude complète, fut complètement trompée, car depuis il a été un des plus profonds jésuites de la ville, et d'ailleurs son excellentissime cure à portée des dévotes de la ville, jure pour lui et contre ma niaiserie de douze ans.
M. le Premier Président de Barral, l'homme le plus indulgent et le mieux élevé, me dit vers 1816, je crois, en me promenant dans son magnifique jardin de La Tronche qui touchait la cure :
« Ce Dumollard est un des plus fieffés coquins de la troupe.
— Et M. Raillane, lui dis-je ?
— Oh ! Le Raillane les passe tous. Comment M. votre père avait-il pu choisir un tel homme ?
— Ma foi, je l'ignore, je fus victime et non pas complice. »
Depuis deux ou trois ans M. Dumollard disait la messe souvent chez nous, dans le salon à l'italienne de mon grand-père. La Terreur, qui jamais ne fut Terreur en Dauphiné, ne s'aperçut jamais que quatre-vingts ou cent dévotes sortaient de chez mon grand-père tous les dimanches à midi. J'ai oublié de dire que tout petit on me faisait servir ces messes et je ne m'en acquittais que trop bien. J'avais un air très décent et très sérieux. Toute ma vie les cérémonies religieuses m'ont extrêmement ému. J'avais longtemps servi la messe de ce coquin d'abbé Raillane qui allait la dire à la Propagation, au bout de la rue Saint-Jacques, à gauche ; c'était un couvent et nous disions notre messe dans la tribune.
Nous étions tellement enfants, Reytiers et moi, qu'un grand événement un jour fut que Reytiers, apparemment par timidité, fit pipi pendant la messe que je servais sur un prie-Dieu de sapin. Le pauvre diable cherchait à consommer, essuyer, absorber l'humidité produite à sa grande honte, en frottant son genou contre la planche horizontale du prie-Dieu. Ce fut une grande scène. Nous entrions souvent chez les nonnes ; l'une d'elles, grande et bien faite, me plaisait beaucoup, on s'en aperçut sans doute car en ce genre j'ai toujours été un grand maladroit, et je ne la vis plus. Une de mes remarques fut que madame l'abbesse avait une quantité de points noirs au bout du nez, je trouvais cela horrible.
Le Gouvernement était tombé dans l'abominable sottise de persécuter les prêtres. Le bon sens de Grenoble et sa méfiance de Paris nous sauvèrent de ce que cette sottise avait de trop âpre.
Les prêtres se disaient bien persécutés mais soixante dévotes venaient à 11 heures du matin entendre leur messe dans le salon de mon grand-père. La police ne pouvait même faire semblant de l'ignorer. La sortie de notre messe faisait foule dans la Grande rue.