« La vie de Lazarillo de Tormès » est un roman picaresque écrit et publié simultanément à Burgos, Alcala et Anvers en 1554. C’est un roman espagnol dont l’auteur est inconnu et dont la vraie date d’écriture et de première publication prêtent encore à de nombreuses spéculations. On considère souvent « La vie de Lazarillo de Tormès » comme le premier roman picaresque et comme le roman fondateur de la littérature espagnole. Avec Don Quichotte, « Lazarillo » est l’autre pilier de la grande littérature espagnole.
Résumé de Lazarillo
« Lazarillo » est un recueil d’historiettes populaires, qu’un auteur génial a transformé en roman, écrit à la première personne, jetant les bases du roman picaresque. Lazarillo est un petit garçon qui naît au début du Seizième siècle, et va errer de maître en maître de Salamanque jusqu’à Tolède, composant au passage un portrait fascinant de la société espagnole de la première moitié du Seizième siècle, ainsi qu’un portrait assez atemporel des vanités et des faiblesses humaines.
Dans le chapitre premier, il raconte sa naissance, le veuvage de sa mère, comment elle se mit en ménage avec un mulâtre, la naissance de son petit frère. Dans le chapitre second, Lazarillo entre au service d’un aveugle. Il souffre de la faim, de l’incroyable avarice de ce maître, et lui joue de nombreux tours jusqu’à la chute. Dans le troisième chapitre, il entre au service d’un prêtre, lui aussi, un monstre d’avarice, et lui joue des tours afin de trouver à manger, nombreuses facéties autour d’un coffre bien fermé à clé. Dans le quatrième chapitre, Lazarillo arrive à Tolède, se met au service d’un écuyer, qui, pour une fois le traite bien, mais qui, comme Lazarillo, meurt de faim. Dans le chapitre cinq, Lazarillo se met au service d’un moine de la Merci, lui aussi corrompu jusqu’à la moelle, puis au chapitre six, au service d’un marchand de bulles, véritable escroc abusant la foi sans partage de ses contemporains, au chapitre sept, il sert brièvement un chapelain, au chapitre huit, il est au service d’un alguazil, c’est aussi le chapitre où il est, adulte, sous la protection d’un archiprêtre, qui est également l’amant de sa femme, puisqu’il vient de se marier.
Pour la plupart des éditions, c’est là que « Lazarillo » se termine ; mais d’autres éditions incorporent le premier chapitre d’un deuxième « Lazarillo », composé plus tard par un autre auteur, complètement différent, puisqu’il s’agit de l’histoire d’un naufrage, où Lazarillo est recueilli au royaume des poissons, où il en décrit les mœurs et la Cour, puis est ensuite repêché et paradé dans toute l’Espagne comme homme-thon.
Pourtant, ce chapitre neuf, comme il a semblé aux précédents éditeurs bien proche du style des huit premiers, fait souvent partie du premier Lazarillo. Ce chapitre raconte la rencontre de Lazarillo avec des allemands et leur ivrognerie.
L’auteur de « La vie de Lazarillo de Tormès »
On a souvent attribué « Lazarillo » à Diego Hurtado de Mendoza. C’était un homme d’Etat, poète et diplomate espagnol pendant le règne de Charles Quint, ambassadeur d’Espagne en Italie. Né à Grenade en 1503 et mort à Madrid en 1575, il est le personnage le plus couramment associé à la création de « Lazarillo ». Et ceci parce qu’un belge, André Schott, mentionne dans son Hispaniae bibliotheca, que Hurtado de Mendoza aurait composé une satire tandis qu’il étudiant à Salamanque, ce qui au passage daterait « Lazarillo » vers 1523, c'est-à-dire trente ans avant sa publication supposée. Cette thèse fut assez courante pendant des siècles, démontée fin du Dix Neuvième siècle par le grand hispaniste Morel-Fatio, et rééxaminée depuis, jusqu’à fort récemment, nous y reviendrons. D’ailleurs, les raisons évoquées par Morel-Fatio pour nier la paternité de Hurtado de Mendoza, franchement, nous semblent assez spécieuses. Il fait la comparaison avec ses autres œuvres et prétend ainsi que celui qui écrivit les poésies burlesques inspirées d’un certain style italien ne pourrait pas avoir écrit « Lazarillo », qui possède une unicité et une langue bien à lui. Pour nous, ce n’est un argument valable. Bien au contraire, l’image d’un Hurtado, à la fois homme d’Etat proche du pouvoir, et écrivain critiquant la société sous couvert d’anonymat, nous semble tout à fait plausible.
Selon Morel-Fatio toujours, et citant un religieux espagnol de l’époque, le Père Siguenza, l’auteur mystérieux pourrait être un frère des Hiéronymites, Fr. Juan de Hortega, lequel lui aussi aurait écrit « Lazarillo » tandis qu’il étudiait à Salamanque. Mais ce ne sont pas les hypothèses qui manquent : Morel-Fatio parle aussi des frères Valdez, des érasmites distingués. Marcel Bataillon évoque la thèse de Fonger de Haan selon laquelle ce serait Lope de Rueda, autre grand auteur espagnol, connu pour ses farces, son sens du comique, qui aurait composé « Lazarillo », et ce parce qu’il aurait été lui aussi (comme « Lazarillo ») crieur public à Tolède. Bataillon parle aussi de Sebastian de Horozco, qui vécut sous le règne de Philippe II.
Bataillon rappelle ensuite la théorie développée par Americo Castro, dit-il, comme quoi « Lazarillo » serait l’œuvre d’un converso. Puis il la « repousse » sans vraiment d’argument valable. Or, c’est une thèse qui n’est pas l’apanage de Castro, puisqu’on la retrouve dans nombre d’éditions modernes espagnoles de « Lazarillo ». Nous y reviendrons, puisque la piste converso, qu’elle soit correcte ou non, ouvre un champ des possibles passionnant pour « Lazarillo ». Bataillon évoque enfin une dernière piste, celle d’un Espagnol résidant en Flandres, territoire tombant sous la coupe de Charles Quint et sous la couronne de l’Espagne jusqu’à l’indépendance des Provinces Unies au Dix-Septième siècle. Il existait en effet un grand nombre de conversos très actifs dans le commerce entre les Flandres et l’Espagne. Enfin, les sources de « Lazarillo » puisent probablement dans Till l’Espiègle, dont la popularité dans le Nord de l’Allemagne et en Flandres suite à la première parution de ses aventures vers 1510 eut peut-être un rôle dans la genèse de « Lazarillo ».
La date de publication de « La vie de Lazarillo de Tormès »
Ce qui est indéniable, c’est que « Lazarillo » date du Seizième siècle et est donc antérieur à Don Quichotte. On sait aussi qu’il parut en 1554 simultanément ou presque à Burgos, Alcala et Anvers, mais apparemment à Médina del Campo aussi. Le bon sens semble indiquer que la thèse d’une première publication en 1553 est plus que probable. Mais « Lazarillo » pourrait-il être encore antérieur à cette date ? Certaines allusions historiques (l’expédition de Djerba, l’Empereur venant tenir les Cortès à Tolède…) permettent de situer l’histoire « autobiographique » de « Lazarillo » soit entre 1501 et 1525, soit entre 1511 et 1539. Il semble donc impossible que le roman ait pu être écrit et publié avant 1525, et évidemment pas après 1553. Ceci réduit l’espace probable à moins de trente ans. La date la plus antérieure correspondrait ainsi à la thèse d’un Diego Hurtado de Mendoza composant son « Lazarillo » quelques années après la fin de ses études à Salamanque, mais selon les experts du Seizième siècle espagnol, ce que raconte « Lazarillo » correspond bien à la décennie 1540-1550, c’est donc probablement à un moment de cette période et pas plus tard que 1553 que « Lazarillo » fut composé.
Les sources de Lazarillo
Elles sont multiples, et nous ne saurions ni en faire l’inventaire exhaustif ni prétendre savoir, presque cinq siècles plus tard, mais certaines sources ou influences, ou encore parallèles et parentés, nous semblent indiscutables. Il y a évidemment Till l’Espiègle, dont les aventures inspirèrent de nombreuses légendes et histoires populaires, ainsi que de différents recueils de ses aventures, réelles ou supposées.
Till était un héros du nord de l’Allemagne, saltimbanque, farceur et malicieux, qui sait se jouer et dénoncer les travers de ses contemporains. Mais il y a aussi l’influence italienne, dont on retrouve certains aspects notamment dans le chapitre du revendeur de bulles (exploitant la foi des ouailles pour leur soutirer de l’argent). Le chapitre sur Lazarillo et l’aveugle évoque naturellement la pièce nordiste (composée à Tournai) du Treizième siècle, « Le garçon et l’aveugle ».
Le livre est, ne l’oublions pas, un recueil de burlas, associées à un personnage folklorique, préexistant au roman, mozo de muchos amos, le valet de nombreux maîtres, dont l’auteur a su faire un roman, uni par le ton, le style, et la volonté de tourner en dérision la société espagnole en proie à une brutale transformation.
Le roman picaresque
« Lazarillo » fonde le roman picaresque. Il en jette aussi les bases. Ainsi, certains exégètes considèrent que « Lazarillo » n’est pas un roman picaresque puisqu’il en est à l’origine. Nous ne sommes pas d’accord. Dire que « Lazarillo » n’est pas un roman picaresque relève du même sectarisme, voire impérialisme intellectuel, que de dire que ce sont les Anglais qui font les meilleurs fromages, ou que Napoléon III a vraiment fait du bien à la France, un mélange entre la volonté à tout prix de se faire remarquer, un dogmatisme si myope qu’il en devient narcissique, un académisme qui a abandonné le sens commun.
Oui, « Lazarillo » n’épouse pas les conventions exactes de ce que deviendra le roman picaresque, mais c’est normal, puisqu’il le fonde. Mais « Lazarillo », par les thèmes abordés, le personnage principal, est bien un roman picaresque. En fait, il existe plusieurs niveaux de romans picaresques. Nous en distinguons un certain nombre ; combien ? Encore une fois, c’est impossible à dire, puisque fixer ce nombre de « cercles » serait nier l’extrême dynamisme du roman picaresque, qui a depuis bien longtemps dépassé sa géographie d’origine, l’Espagne, son personnage principal, le picaro, son cadre historique, le Seizième et le Dix-Septième siècle, et même son support culturel, puisque le cinéma a adopté et réinventé à de multiples reprises le roman picaresque, voire les frères Coen.
Ainsi, on aurait à la base des romans probablement moins célèbres, mais universellement acceptés comme picaresques, que sont Guzman de Alfarache de Mateo Aleman, El Buscon de Francisco de Quevedo, La picara Justina de Lopez de Ubeda… En France, Lesage a beaucoup contribué au développement du picaresque, avec Gil Blas. Mais on a évidemment les célèbres Barry Lyndon de Thackeray, ou encore Tom Jones de Henry Fielding, indiscutablement picaresques.
Plus récemment, on peut trouver dans Le brave soldat Chveik de Jaroslav Hasek des traits picaresques, ou encore dans le mythe de la crypte ensorcelée d’Eduardo Mendoza, ou plus récemment dans les romans de Paco Ignacio Taibo, ou encore ceux du Comte Kerkadek. Après, on peut évidemment étendre le genre jusqu’au cinéma, comme nous le disions, avec des exemples récents et multiples, comme The big Lebowski, et aussi de nombreuses tentatives dans la littérature policière et le cinéma de fusionner ou de mêler le picaresque et le policier, ou le picaresque et le roman noir.
Alors, qu’est-ce qu’un roman picaresque ?
Est-ce une satire ? Une critique sociale ? Est-ce l’histoire, contée sur le mode autobiographique, d’un marginal, soit en rupture avec son milieu social, soit la plupart du temps provenant d’un milieu social défavorisé ? Est-ce l’humour appliqué à des situations qui ne prêtent pas forcément au rire ? Est-ce une certaine philosophie de l’existence qui a pour précepte principal que l’on sait toujours comment ça finit avant même d’avoir commencé ? C’est probablement tout ça, et bien d’autres choses à la fois.
Les critères du roman picaresque
L’autobiographie : le roman picaresque se décline à la première personne, condition nécessaire pour que la description de la réalité perçue le soit avec naïveté, avec cynisme, ou d’un ton désabusé, ou faussement enjoué, ou encore vraiment moqueur, car le ressort comique vient notamment du filtre exercé par l’œil du narrateur, permettant ainsi la distanciation entre l’auteur et la scène racontée. Ainsi, le picaresque, ce sont peut être des Ménines littéraires ? L’autobiographie, l’utilisation du « je » et de la première personne, créent un jeu de miroirs entre le narrateur, le lecteur et la réalité constatée, permettant ainsi un nouveau regard et une nouvelle attitude, loin de l’identification par la description du personnage principal, ou celle, un peu plus romanesque, idéalisée en quelque sorte, d’une réalité ressassée jusqu’à la mort, qui constitue bien l’essentiel littéraire des trente dernières années. En cela, le roman picaresque est probablement un antidote à la crise contemporaine actuelle, qui secoue la France ou le monde européen, puisque à la racine du mal, on a l’incapacité de voir. Et le roman picaresque aide à voir.
Le personnage principal : le picaro, souvent un homme, souvent jeune, souvent de milieu modeste, il est le héros malgré lui, le antihéros d’aventures truculentes, il s’oppose en cela aux idéaux abstraits dont était faite la culture héroïque espagnole, chevalerie, honneur, respect de la femme chaste, guerre, sang, mépris de l’argent. Le picaro souffre de la faim, et de l’absence de biens matériels, il n’hésitera pas non plus à se plonger allègrement dans la licence. Il trompera, abusera, couchera avec la femme de celui qui l’abuse, se battra. Mais avant tout, c’est son rapport à la réalité qui le distingue du héros traditionnel.
Le roman initiatique : le roman picaresque est sans aucun doute un roman de formation, un Bildungsroman. Quel que soit le personnage principal, son intelligence, duplicité ou naïveté, il changera, il évoluera à mesure que les évènements l’aguerissent. On a ainsi une nouvelle situation inversée : la formation à notre époque, c’est une fausse liberté de l’enfance et de l’adolescence, avec son cortège mystificateur, qui ensuite tend vers un apprentissage dont la clé est l’adoption de comportements non pas identiques à ceux des parents, mais identiques à ceux de nos contemporains, se soumettant ainsi à une dictature sociale du cheminement de la vie, dans tous ses choix, culturels, amoureux, mode de vie, géographie…
A cela on oppose le picaro, lequel ne jouit que d’une chose, sa liberté. Oppressé à l’enfance et l’adolescence par la société, la famille, la religion, l’autorité, et sa condition sociale, la formation n’est donc pas l’acceptation moderne d’un unique cheminement (dont les variations soi-disant choisies feraient presque sourire si elles ne faisaient pleurer), mais bien au contraire, une mise en branle de sa liberté, afin de vivre la vie qu’il souhaite, sans se préoccuper des forces se dressant sur son chemin, ni pour autant chercher à épouser un idéal social prédeterminé.
Le voyage et l’errance : conditions essentielles de la vie du picaro. Comme il est dans l’impossibilité de réinventer une société qui ait du sens pour lui, et que ses choix, ou le hasard des circonstances le mettent parfois en porte-à-faux, il est condamné à l’errance, ce qui correspond en même temps à sa nature profonde, rêveuse, aventureuse, spontanée.
La satire : l’humour est une des caractéristiques clé du roman picaresque. Pour certains, le genre est avant tout celui d’une critique sociale drôle, désabusée, cynique. Le roman picaresque, qu’il moque les bonnes gens, les officiels corrompus, la veulerie, l’avarice, la tromperie, les besoins réprimés de la chair, les prêtres licencieux, les soldats fanfarons, les vieillards libidineux, les femmes volages, c’est avant tout celui de l’humour, sans que s’exprime la moindre velléité de transformer cet état de choses. En cela, sans aucun doute, parmi les origines du roman picaresque on trouve la Farce, ou la comédie de Plaute ou d’Aristophane.
Le pessimisme et le cynisme : le picaresque n’attend finalement rien de la nature humaine, et c’est bien cela, la condition de sa liberté ? Pas étonnant que dans le monde actuel où depuis quelques décennies dominent les Savanarole qui nous expliquent comment penser, le roman qui critique, se moque de la société et de la nature humaine en général soit un contre-pied du monde rêvé dans lequel vivent les Savanarole, leur monde en noir et blanc divisé entre exploiteurs et exploités, victimes et coupables, un monde où la nature humaine est bonne, où le progrès social est une indiscutable réalité. Le picaresque est la négation du roman idéalisant, qui fait l’apologie d’un mode de vie : chevalerie, roman « psychologique », ou « roman » contemporain dont la critique se pâme.
La fatalité : c’est toute une philosophie de la vie et de l’existence qui définit le roman picaresque. Quoique l’on fasse, on ne peut rien contre la destinée, qu’elle soit écrite ou inévitable. Pourtant, les hasards de l’existence ne nous privent pas de notre liberté. Bien au contraire, c’est chercher à nous en protéger à tout prix qui, en nous privant de notre liberté, nous ôte le goût de l’existence. Car le déterminisme à l’œuvre dans le roman picaresque fait que la liberté n’est jamais que la jouissance inaltérée d’un espace permissif, individuel, et non pas la clé donnée à tout honnête homme de transformer sa vie.
Les origines du roman picaresque
Si on considère le roman picaresque comme un roman de genre né en Espagne, on doit comprendre le Seizième siècle espagnol. Alors, point d’âge d’or, mais bien au contraire une transformation fondamentale du monde Espagnol ?
Quelles en sont les plus évidentes manifestations ?
La Reconquista : les derniers Maures sont chassés de Grenade en 1492, au terme d’une reconquista qui commence dès le Douzième siècle, et dont la plus grande partie est d’ailleurs achevée au Onzième siècle, puis au Treizième dans le sud (prises de Cordoue en 1235 et de Séville en 1248). Le Royaume de Grenade tiendra encore plus de deux siècles.
La découverte de l’Amérique : intervenant la même année, quel symbolisme, si la reconquête est le commencement de l’apogée, l’Amérique est le commencement de la fin, puisque l’Espagne sera progressivement vidée tout au long du Seizième siècle de ses forces vives. On assiste à une importante immigration des régions pauvres d’Estrémadure et d’Andalousie vers les nouvelles colonies américaines, notamment la jeunesse, puis les richesses qui viendront alimenter l’économie espagnole signifieront le retard du décollage économique et la paralysie jusqu’au vingtième siècle.
La limpieza de sangre : au cours du Quinzième siècle, la politique d’intolérance vis-à-vis des non-chrétiens se durcit (encore une fois, voire 1492 comme la fin de la reconquête est juste et faux à la fois ; dès le milieu du Treizième siècle la Reconquête est quasiment faite). En Mars 1492, le décret de l’Alhambra va plus loin : il force les Juifs et les Musulmans à la conversion ou à l’exil. C’est ce qui se passe. Convertis, dénoncés, réprimés par l’Inquisition, exilés ou non, les Juifs Espagnols se réfugient en France, en Italie, et dans l’Empire Ottoman. Dès le Seizième siècle, les Marranes vont aider au développement des grandes places financières et commerciales du nord de l’Europe, Londres, Hambourg, Amsterdam…
La renaissance spirituelle et les débuts de l’humanisme : la Réforme protestante, la Contre-Réforme, l’épanouissement de l’art, l’influence des premiers humanistes, notamment d’Erasme, dont on ne peut sous-estimer l’importance en Espagne.
Les conversos et la genèse du roman picaresque
De l’observation faite par Castro que Lazarillo ne se réfère jamais à Jésus-Christ, mais à Dieu, on a développé l’hypothèse que l’auteur anonyme de « Lazarillo » pourrait bien être un converso. De là, on peut supposer que la critique du clergé, qui fait tout de même presque la moitié des chapitres du « Lazarillo », combinée à celle de la noblesse, du monde de l’honneur, qui soutient le clergé, avec le chapitre de l’écuyer, quoique assez courante au Moyen-Âge et à la Renaissance, serait renforcée par le sentiment d’injustice personnelle ressenti par les conversos. A cela, ajoutons que Mateo Aleman, l’autre grand fondateur du picaresque avec Guzman de Alfarache, mais aussi Lopez de Ubeda, auteur de La picara Justina, sont tous deux des descendants de juifs convertis, ou des conversos. Il est également possible que Cervantès , qui écrivit aussi des nouvelles picaresques, soit un converso. Enfin, nul doute que l’on trouve dans le picaresque des traits qui évoquent (ou annoncent ?) l’humour juif (juif new-yorkais) : cynisme, fatalisme, pessimisme, humour, sens de l’autodérision, fausse naïveté, aventures truculentes, absence de pruderie, relativisme de la morale…La genèse du roman picaresque, outre ses autres sources précédemment évoquées, transformation de la société, frustration par rapport à la perte de repères, la misère, les richesses mal partagées, la montée de classes exploitatrices, aurait aussi à voir avec la cristallisation littéraire d’un profond sentiment d’injustice, et la volonté d’élever, au moins littérairement, un autre modèle moral que celui, floué, faux au possible, que l’on impose à une classe sociale discriminée. En quelque sorte, grâce à la littérature, de victime, le converso se transforme en héros. Le picaresque devient le support de sa liberté d’expression. Plus généralement, le roman picaresque est la réaction littéraire de ceux qui sont « déclassés » par les nouveaux pouvoirs en place, à commencer par les conversos.
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