e petit livret paru vers la fin du règne de Charles-Quint, sous le titre de : La vie de Lazarille de Tormès, ses fortunes et adversités, est, après le Don Quichotte, l’œuvre la plus populaire et la plus répandue de la littérature espagnole.
C’est que ce roman est l’Espagne même, l’Espagne du XVIè siècle, de la grande époque des découvertes transatlantiques, des guerres européennes, de la concentration de toutes les forces nationales sous le sceptre du puissant empereur qui aspire à la domination universelle ; j’ajoute l’Espagne peinte dans ce qu’elle a de plus particulier, et surtout dans ses misères, ses vices et ses ridicules.
Les contemporains ne s’y sont pas trompés. Dans « l’histoire plaisante et facétieuse de Lazare de Tormès », ils ont bien vu qu’on pouvait « recongnoistre bonne partie des mœurs, vie et condition des Espagnolz », comme dit un de nos vieux traducteurs : de là le succès prodigieux à l’étranger de ce pamphlet social, en un temps où l’Espagne, à la tête des nations occidentales, attirait tous les regards, provoquait toutes les jalousies et toutes les haines. On épiait les défauts et les faiblesses du colosse ; on fut ravi qu’il les dénonçât lui-même. Pendant plus de cinquante ans l’Europe ne connut guère l’Espagne et les Espagnols qu’au travers des croquis à la fois plaisants et cruels de ce livre, et en plein XVIIème siècle le Lazarille était encore assez goûté chez nous pour qu’un Espagnol, réfugié en France, s’occupât d’en rajeunir le style et le continuât à sa façon.
L’histoire littéraire voit à juste titre dans notre roman le prototype de la nouvelle picaresque ; elle fait du Lazarille le père de toutes ces gueuseries qui ont pullulé pendant près d’un siècle sur le sol espagnol et nous ont donné, par le Gil Blas, notre roman de mœurs moderne.
Deux procédés ont concouru à la formation de ce genre, où les Espagnols ont excellé : le récit autobiographique et la satire des mœurs contemporaines. Le héros parle en son nom, conte lui-même sa vie, voilà le premier trait ; mais ce qu’il conte lui est, pour ainsi dire, prescrit d’avance, il se meut dans un cercle déterminé d’idées, de sentiments, de situations ; il ne lui est pas loisible de s’égarer, comme les héros des chevaleries ou des bergeries, dans des aventures plus ou moins extraordinaires, où l’imagination crée tout et s’en donne à cœur joie ; il doit rester de son pays et de son temps, le plus près possible du réel, faire ressemblant, car le but de l’œuvre étant surtout la satire des vices et des ridicules contemporains, il convient que les allusions portent et que les modèles choisis par le narrateur puissent se reconnaître dans sa copie.
Et ce côté de satire sociale, de peinture des mœurs actuelles et vivantes, est si bien l’essentiel, qu’en lisant une nouvelle picaresque quelconque, on perd de vue aisément le héros de la fable pour ne s’attacher qu’aux détails du cadre, j’entends la description des milieux que traverse le gueux et des espèces sociales qu’il coudoie sur sa route en se poussant dans le monde.
Tandis qu’ailleurs, et, par exemple, dans ces romans anglais, tels que Robinson et tant d’autres, indirectement dérivés du nôtre, le héros est tout et accapare, par l’intérêt extraordinaire qu’il excite et la sympathie qu’il inspire, l’attention entière du lecteur : ici, il n’est presque rien. Qu’importent les aventures d’un Lazarille ou d’un Guzman, qu’importe qu’ils agissent de telle ou telle façon, qu’ils meurent plus tôt ou plus tard ? Ces gueux ne sont pas des personnalités, mais des instruments, dont se sert l’écrivain moraliste pour nous conduire dans les coins et les recoins de la société qu’il veut fouiller et dont il se propose de déceler les tares.
Au lieu que l’Anglais donne à son héros un caractère, une volonté, des passions, dont il s’efforce de montrer le développement au contact des événements, nos picaros, dominés par une sorte de fatalité, sont incapables d’une action réfléchie, d’un sentiment personnel. Formés tout d’une pièce sur un même patron, sans que jamais l’auteur cherche à nous faire pénétrer dans leur cœur ou leur cerveau, on les voit errer par le monde au gré des « effets de fortune », inconscients et insouciants ; ils naissent, vivent et meurent sans savoir ni se demander pourquoi.
Un écrivain espagnol a noté combien étaient nombreux dans sa langue les mots qui désignent la bonne ou la mauvaise fortune. Nos romans prouvent que sa remarque est juste : on y nage en plein fatalisme oriental, tout y est dû au sort, et l’on n’y parle que par heur et malheur, astre et désastre.
Mais ce trait n’est pas le seul qui ôte aux protagonistes des nouvelles picaresques toute valeur intellectuelle ou morale et déplace l’intérêt de ces livres. Il faut tenir compte aussi de la condition des héros, trop basse, trop répugnante parfois, trop exceptionnelle pour le commun des lecteurs, qui aiment qu’on leur raconte ce qui est au-dessus d’eux, un monde meilleur que nature plutôt que les misères de la vie vraie, les souillures des bas-fonds sociaux.
L’Espagne est le pays des contrastes. Après l’idéalisme outré et à la longue ridicule des chevaleries, après les merveilleux enchantements des livres bretons, tout imprégnés de la tendresse vaporeuse et de la mélancolie douce de leur pays d’origine, voici le réalisme éhonté et brutal des Célestines et des nouvelles picaresques, l’esprit de l’Espagne latine qui n’admet que ce qui tombe directement sous le sens, la verve impitoyable d’un Martial qui renaît. Aux chevaliers copiés sur les nôtres, toujours nobles et généreux, voués à un idéal inaccessible, aux forêts fraîches et profondes, à ce monde imaginaire et fantastique succèdent et s’associent — car les deux genres ont vécu côte à côte un temps — la maquerelle et son escorte de rufians et de filles, le galopin de cuisine, écumeur de marmites, le vagabond déguenillé de la place de Madrid ou du Zocodover de Tolède, le goujat d’armée, le pêcheur de thons des madragues de Zahara, toutes les variétés, en un mot, du picaro, non plus errant comme le chevalier au travers de la mystérieuse et verte floresta, mais traînant sa gueuserie et s’épouillant au soleil sur la terre âpre et nue de la vraie Espagne. D’où procède ce type de gueux ? Il serait un peu long de l’expliquer en détail. Disons seulement qu’il est le produit nécessaire de la grande commotion qui secoua si violemment la vieille Espagne à la fin du XVè siècle et la lança dans la vie moderne.
La conquête de Grenade, la découverte de l’Amérique, l’expulsion des Juifs, les guerres d’Italie, événements tous d’importance capitale qui ont marqué le règne des Rois Catholiques, devaient avoir pour résultat de modifier profondément l’ancienne organisation sociale du pays. La hiérarchie des classes et des individus en fut troublée, des hommes, cantonnés jusqu’alors au fond de leur province et maintenus dans un état voisin de la servitude, furent du coup appelés à l’indépendance, entraînés hors de leur terroir par la propagande des découvreurs et des conquérants. Du haut des montagnes des Asturies, de la Castille et de la Navarre, des bandes, pareilles à des coulées de lave, descendaient vers les ports d’Andalousie, où se battait le rappel pour l’Italie et les Indes ; là s’entassaient, dans les caravelles et les galères en partance, ces gens simples, durcis par la misère et le climat natal, et que des récits merveilleux, des promesses folles, avaient exaltés, fanatisés au delà du possible. Ni tous revinrent, ni tous s’enrichirent. L’or des Indes ou les dépouilles rapportées d’Italie ne profitèrent qu’au plus petit nombre ; mais l’effervescence était telle que même les déceptions et les fatigues endurées ne la calmèrent de longtemps. La grande armée des aventuriers s’accrut d’année en année, et l’Espagne de la première moitié du XVIème siècle fut comme envahie et rongée par une lèpre de déclassés, épaves de guerres malheureuses, de lointaines expéditions manquées, de désastres sur terre et sur mer. Et comme, au fond, le tempérament de la race n’avait pas varié, que les idées léguées par le moyen âge et qui, aux temps héroïques de la monarchie, avaient eu leur grandeur et leur utilité, persistaient ; que le mépris du travail manuel, du trafic et de l’échange, restait comme par avant le premier dogme national ; que l’Espagne enfin, privée de ses Juifs et ses Morisques, s’appauvrissait de jour en jour, il arriva que ces hommes désorientés, au lieu de concourir à former une sorte de classe intermédiaire entre la noblesse et le serf attaché à la glèbe, – qui, avec le temps, eût pu créer la prospérité de l’Espagne – fondèrent, pour vivre sur le commun de mendicité et de friponneries, la grande association de la gueuserie et de la fainéantise. Le picaro est sorti de là, et c’est ce type nouveau, produit bien indigène et nullement anomal** en Espagne, à l’époque dont il s’agit, que nos livres reflètent exactement.
La nouvelle picaresque est donc un roman de mœurs bien plutôt qu’un roman d’aventures ; c’est en outre, et à un degré éminent, un roman satirique. L’Espagne a toujours eu le don de la critique, de la satire et de l’épigramme, témoins Sénèque et Martial. Au moyen âge, ces genres ont revêtu diverses formes scolastiques, toutes venues de France, par exemple ce qu’on nomme le Dit sur les états du monde et plus tard la Danse de la mort. Le poète, car ces morceaux sont toujours rimés, fait défiler dans l’ordre hiérarchique les classes ou états, en commençant par l’église et son chef pour finir par les plus humbles des laïques ; de chaque état il détaille les vices et les travers les plus caractéristiques, adressant à chacun les plus graves semonces, les plus durs avertissements. Dans les Danses de la mort le procédé est encore le même : la Mort armée de sa faux convie à sa danse infernale d’abord les puissants du jour, pape, empereur, roi, puis le noble, puis le bourgeois, puis les derniers des vilains, les métiers entachés d’infamie, l’usurier, le bourreau, etc. La Renaissance devait renoncer en Espagne à ces litanies lourdes et monotones ; elle leur substitua un moule plus léger, le dialogue à la Lucien, qui fit fureur un moment, dans la première moitié du XVIè siècle, et qui, manié par un Valdès, mordait cruellement et portait loin. Cent ans plus tard, Quevedo reprenait le genre, et, dans ses Songes, l’amenait à sa perfection espagnole.
Notre roman n’est en principe qu’une forme rajeunie et développée de ses satires scolastiques et lucianesques ; ici encore, et surtout dans le Lazarille, premier essai de la nouvelle manière, nous retrouvons une suite de tableaux d’états du monde ou de conditions sociales. La seule innovation est le fil qui relie ces portraits les uns aux autres, et d’isolés qu’ils auraient pu rester, sans perdre beaucoup de leur charme, en a fait les épisodes d’une histoire ; l’unique travail a consisté à fondre en un récit, à rapporter à un individu une série plus ou moins longue d’études de mœurs détachées.
Quels types et quels milieux nous dépeint l’auteur du Lazarille et quel a été son plan, si tant est qu’il en ait eu un bien arrêté ? Il semble qu’il se soit proposé surtout de nous présenter quelques variétés des plus répandues des classes souffrantes et misérables, que leurs souffrances et misères fussent le fruit de la fatalité, ou de leurs vices, ou encore de certains préjugés, non dépourvus de grandeur, mais devenus puérils dans une société nouvelle et transformée. Les trois premiers portraits du livre au moins, les seuls qui soient étudiés, répondent à cette intention que nous croyons découvrir chez notre auteur.
D’abord un type de mendiant dépravé, de gueux retors, qui sait par toutes sortes d’ingénieuses pratiques solliciter la charité des petites gens, l’aveugle ou le ciego, marchand d’oraisons pieuses, guérisseur et pronostiqueur ; puis le curé de village, cruel et rapace, qui tond l’autel, s’engraisse de l’église et de ses cérémonies obligatoires, tue de faim son acolyte ; puis l’écuyer noble, représentant de l’hidalguisme, cette noblesse vague et immémoriale, fondée sur la tradition et le commun consentement – la comun reputation y opinion del hidalgo – et réclamée avec ou sans droits par les trois quarts des Espagnols, parce qu’elle avait pour effet d’exempter des charges publiques, classait son homme vieux chrétien, pur de toute infamie et le garantissait de dangereuses suspicions ; l’écuyer noble, sans autre bien que son manteau râpé et son épée de bonne marque, pimpant avec gravité, satisfait de soutenir son point, encore qu’il se fasse, mais sans se l’avouer à lui-même, nourrir par son garçon, et plus malheureux que les deux autres, car les moyens de s’entretenir noblement sont rares et répugnent à sa nature hautaine.
Pris ensemble et isolés du reste, ces trois chapitres forment comme une petite épopée de la misère et de la faim espagnoles, de la faim surtout, qui est l’âme du livre, de cette faim persistante et âpre qui vous pénètre et vous navre, qu’on croit ressentir soi-même et dont on est comme saisi à la gorge. L’impression produite par ce crescendo de privations et par l’exaspération de ces faméliques est vraiment très forte.
Le mérite de l’invention n’est pas le même partout ; pour mieux dire, l’auteur n’a pas également marqué son coin dans les trois croquis. Pour le premier surtout, il avait des devanciers, quelques modèles. Les aventures de l’aveugle et de son garçon sont en effet le sujet de plusieurs petites pièces de notre vieux répertoire dramatique, et en Espagne même ces types si populaires ont été mis souvent sur la scène ; nul doute que le romancier n’ait été précédé ici de quelques farces du théâtre forain des premières années du xvie siècle. Mais là où il est bien lui-même et bien espagnol, castillan du plus pur de la Castille, là où il a mis toute son âme et tout son talent, c’est dans ce troisième chapitre de l’écuyer, qu’il a vraiment traité con amore. Et l’on sent qu’il ridiculise ici une figure pour laquelle il éprouve une secrète sympathie, et qu’au fond cette allure superbe dans la plus noire misère, cette hauteur dans la plus affreuse détresse et famine, ne lui déplaît qu’à moitié. Aussi ménage-t-il le noble et pauvre hère ; il permet à l’implacable Lazarille de s’attendrir un peu sur les infortunes de ce maître : « Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et au lieu de lui en vouloir, j’en avais plutôt pitié » ; il ne lui fait adresser que des reproches mitigés : « D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier ou ils mourront de ce mal ! »
À ce premier groupe de portraits, la partie achevée du livre et qui à elle seule en eût assuré le succès, s’enchaîne une autre série de chapitres, dont plusieurs très courts font l’effet d’une simple ébauche, d’une matière à dégrossir et à développer ; on dirait des notes, premier jet d’études proportionnées aux premières, dont l’auteur n’a pas su tirer parti et qu’il s’est décidé à annexer telles quelles à son œuvre. Le défaut de composition et de plan, dont je parlais tout à l’heure, est ici sensible. Ainsi, le quatrième maître que rencontre Lazarille est un religieux de la Merci. L’idée en soi était heureuse de donner pour pendant au ladre curé de village un membre du clergé régulier, d’un ordre passablement décrié et sur le compte duquel devaient circuler en Espagne de plaisantes histoires. Mais, ou le conteur n’en connaissait aucune, ou, mal en train ce jour-là, s’est dépité : le fait est qu’il a tourné court, brusquement, après quelques lignes, interrompu sa narration et passé à autre chose.
Le morceau le plus long de cette seconde partie du livre est le récit d’un faux miracle, opéré par un colporteur de bulles ou d’indulgences, afin d’écouler sa pieuse marchandise, qui, en un lieu du diocèse de Tolède, où les esprits étaient tièdes, n’avait pas trouvé preneur. Ici le cas est différent ; il faut reprocher à l’écrivain espagnol, non pas d’avoir été trop bref, mais d’avoir spolié un confrère, tout au moins de s’être, sans les formalités d’usage, un peu trop prévalu de l’œuvre d’autrui. Comme ce chapitre passe couramment pour aussi original que les autres et que personne ne semble avoir noté sa source directe, il nous sera permis d’insister quelque peu et de rendre à qui de droit son bien.
Massuccio de Salerne, le célèbre noveliero du XVème siècle, relate dans son Novellino (part. I, nov. 4) l’histoire édifiante d’un frère mineur, Girolamo da Spoletto, qui, ayant trouvé quelque part le corps merveilleusement conservé d’un chevalier, s’empare de plusieurs membres du défunt dans la pensée de les faire passer pour de saintes reliques, s’associe un compère, Frate Mariano, qu’il déguise en dominicain, et commence avec lui une tournée en pays dévot, comptant, sans trop de frais, y triompher de la crédulité des bonnes gens. À Sorrente, où une tempête l’oblige à débarquer, il obtient de l’évêque du lieu l’autorisation d’exhiber ses fausses reliques et de prêcher au peuple dans la cathédrale. Après avoir fait signe à son compère, Frère Girolamo entre donc à l’église, monte en chaire et y débite son sermon. « Or, tandis qu’il narrait les vertus du saint, dit Massuccio, voici que d’un coin de l’église Frère Mariano da Saona, s’étant avec difficulté fait jour au travers de la foule, s’avance en criant vers le frère Girolamo, et en cette forme commence à parler : « Oh ! vil ribaud, fainéant et imposteur devant Dieu et les hommes ! n’as-tu point de honte de dire si grande et énorme menterie, que ceci est le bras de saint Luc, quand je sais certainement que son corps sacré est intact à Padoue ? Cet os carié, tu as dû le prendre dans quelque sépulture pour tromper les gens, et je m’étonne grandement que Monseigneur et les autres vénérables pères de cette église ne te fassent point lapider comme tu le mérites. » L’archevêque et le peuple, fort ébahis de telle nouveauté, le réprimandant, lui dirent de se taire ; mais lui, malgré tout, ne cessait de crier, et, avec plus grande ferveur que devant, exhortait le peuple à ne point ajouter foi au prêcheur. Alors Frère Girolamo, sentant le moment venu d’opérer le faux miracle qu’il avait préparé, affecta quelque trouble, de la main demanda au peuple qui murmurait de faire silence, et l’ayant obtenu, se tourna vers le maître autel, s’agenouilla devant le crucifix qui y était pendu, et les larmes dans la voix, commença à dire : « Jésus-Christ, mon Seigneur, rédempteur de l’humaine nature, Dieu et homme, toi qui m’as formé et fait à ton image et qui par les mérites de ton très glorieux corps, m’as conduit ici, et qui par ton immaculée chair humaine et avec très amère passion m’as racheté, je te supplie, par les miraculeux stigmates que tu as donnés à notre séraphique François, de vouloir montrer un miracle évident aux yeux de ce très dévot peuple en la personne de cet honnête religieux, qui, comme ennemi et émule de notre ordre, est venu contester ma vérité ; et qu’il ait lieu en cette forme : que si je dis mensonge, tu me frappes soudain de ta colère et me fasses mourir ici même, et que si, au contraire, je dis la vérité en affirmant que ce bras est celui de messire saint Luc, ton très digne chancelier, oh alors ! mon Seigneur, fais, non point par vengeance, mais pour le bien de la vérité, que ta sentence tombe sur celui-ci, de telle manière qu’il ne puisse, ni avec sa langue, ni avec ses mains, confesser sa faute. » À peine avait-il terminé sa conjuration, que Frère Mariano, comme c’était convenu entre eux, commença à tordre ses mains et ses pieds, à hurler, à balbutier de la langue, sans réussir à prononcer une parole, à tourner ses yeux, contracter sa bouche et raidir tous ses membres, et finalement à se laisser choir en arrière. Le miracle rendu ainsi manifeste aux assistants, tous ensemble se mirent à crier si fort miséricorde, que s’il eût tonné en ce moment, nul ne s’en serait aperçu. Frère Girolamo, voyant le peuple surexcité comme il le voulait, pour l’enflammer davantage, commença à crier : « Loué soit Dieu ! Silence, mes frères ! » Et chacun s’étant tu, il fit prendre Frère Mariano, qui singeait le mort, et l’ayant fait porter devant l’autel, dit ceci : « Messieurs et mesdames, et vous gens de cette contrée, je vous prie, par la vertu de la sainte passion du Christ, de vous agenouiller tous et de dire dévotement un Pater en l’honneur de messire saint Luc, pour les mérites duquel Dieu veuille, non seulement rappeler à la vie ce malheureux, mais lui rendre l’usage de ses membres et de sa parole, afin que son âme n’aille point dans l’éternelle perdition. » Au commandement du frère, chacun se mit à prier, et lui étant descendu de la chaire et ayant avec un couteau rogné un morceau de l’ongle de la miraculeuse main, qu’il mit dans un vase d’eau bénite, il ouvrit la bouche du frère Mariano, y fit couler la précieuse liqueur et dit : « Au nom du Saint-Esprit, je te commande de te lever et de recouvrer la santé. » Frère Mariano, qui jusqu’à ce moment avait eu grand’peine de s’empêcher de rire, ayant bu le breuvage et entendu la conjuration, se leva sur ses pieds, et tout ahuri, s’écria : « Jésus ! Jésus ! » La foule, voyant ce nouveau miracle, stupéfaite et atterrée, cria à son tour : « Jésus ! Jésus ! » Et c’était à qui courrait sonner les cloches, à qui baiser et toucher les vêtements du prédicateur ; tous si pénétrés de dévotion et si contrits, qu’ils se figuraient être au jugement dernier, » etc.
Qu’on veuille bien après cela se reporter au chapitre sixième de notre roman et comparer. Il saute aux yeux que les deux récits se tiennent étroitement, et que notre conteur n’a fait que démarquer Massuccio en le colorant à l’espagnole. Ou bien, n’aurait-il pas pris cette historiette ailleurs, car Massuccio peut ne pas être le seul italien de son époque qui l’ait recueillie ? Possible ; mais en tout cas le pastiche existe ; le bulliste du Lazarille n’est que l’adaptation, d’ailleurs réussie, d’un conte évidemment italien d’origine.
Après le bulliste, voici de nouveau quelques esquisses dont les contours sont à peine indiqués : Lazarille sert un peintre de tambourins, un chapelain, un alguazil, tout cela raconté en courant, sans détails, sans rien qui mette en évidence les traits caractéristiques de ces nouveaux types. Incontestablement l’auteur s’est dégoûté de son œuvre, il n’écrit plus que pour grossir un peu le petit livret, dont il cherche en tâtonnant le dénouement ; on le dirait talonné par le désir d’en finir. Cette fin, c’est le huitième chapitre. Lazare, devenu crieur public, se marie avec la servante de l’archiprêtre de San Salvador. Encore l’Église. Le haut dignitaire du grand archevêché de Tolède trouve dans le nouveau crieur l’homme qu’il lui faut pour abriter son vice, et, quoique Lazare laisse bien entendre qu’il n’est pas dupe, pour avoir la paix et profiter du crédit de l’archiprêtre, il s’accommode du partage. En somme il se tient pour le plus heureux des hommes et se voit au plus haut de la roue. « En ce temps j’étais dans ma prospérité et au comble de toute bonne fortune. » Telle est la conclusion du livre, la vraie fin du roman.
Notre traduction contient il est vrai un chapitre encore qui traite de l’amitié et compagnonnage de Lazare avec certains Allemands venus à Tolède — soldats sans doute des bandes de Charles-Quint — et des gogailles et beuveries qu’ils firent ensemble, lui leur servant de guide et d’introducteur dans les tavernes où il plaçait ses vins. Ce chapitre n’appartient pas au roman primitif, il est en réalité le premier d’une continuation du Lazarille qui suivit de près la première partie et parut à Anvers en 1555. Néanmoins, pour ne pas paraître moins complet que nos devanciers, nous n’avons pas voulu nous écarter d’un usage constant et fort ancien (il date de la plus ancienne traduction française, de 1561), qui allonge le premier Lazarille d’un emprunt fait au second. Non que nous approuvions cet emprunt, qui a le tort de confondre deux choses distinctes, de souder au Lazarille seul connu et universellement accepté un fragment d’une suite qu’il n’y a pas lieu d’imputer au même auteur.
Cet auteur du premier Lazarille, il serait temps de le nommer. Mais le moyen, si on ne le connaît pas ? Une tradition, devenue peu à peu une croyance quasi générale, adoptée par le public et patronnée par des gens graves et doctes, attribue la petite nouvelle à un des hommes d’État les plus éminents du règne de Charles-Quint, rien moins qu’à Diego Hurtado de Mendoza. Affirmons-le hardiment, cette tradition ne repose sur rien de solide. Le dire d’un bibliographe belge, André-Valére, qui, dans son Catalogus clarorum Hispaniæ scriptorum (1607), met le lepidum libellum au compte de Mendoza, ou le dire d’un autre belge, André Schott, qui, dans son Hispaniæ bibliotheca (1608), répète ce qu’a dit l’autre et ajoute que le grand politique et lettré aurait composé cette plaisante satire alors qu’il étudiait le droit à Salamanque : cela ne pèse pas une once.
Ce qui semble avoir donné quelque crédit à cette légende, ce sont certaines poésies burlesques et licencieuses que Mendoza laissa tomber de sa plume dans ses moments de loisir et de villégiature. Mais qu’ont de commun ces épîtres à la Berni, ces capitulos croustillants, d’un style aimable et lâché, souvent assez fade, et dépourvu de la grâce italienne du modèle, avec la phrase courte, incisive, la langue âpre, heurtée, parfois maladroite, mais d’une si singulière saveur du Lazarille ? Et entre les œuvres sérieuses du magnat, ses sonnets, ses élégies qui sentent d’une lieue leur cinquecento, entre son fragment historique sur la révolte des Morisques, exercice de style avant tout, tentative de rehausser la prose espagnole en la moulant sur la syntaxe grecque ou latine, et le castillan sans apprêt, si vivant et si fort dans sa rudesse, de la nouvelle satirique, quel rapport ? Aucun à notre avis. Il faudrait au moins signaler une apparence d’analogie entre les écrits authentiques de Mendoza et celui qu’on s’acharne, sans preuves, à lui attribuer. On ne l’a pas fait. Laissons donc dormir le grand Don Diègue dans cette bibliothèque de l’Escurial, enrichie de son legs splendide, où sa mémoire est le plus vénérée, laissons en paix le savant, le jurisconsulte et le diplomate : sa gloire est assez grande et d’un autre genre, sa fortune littéraire peut se passer d’être grossie de notre petit livret. Il y a plus de cas à faire d’une autre tradition qu’a consignée un religieux espagnol, le P. Siguenza, dans une histoire de l’ordre de saint Jérôme parue en 1605. Selon cet écrivain, un général des Hiéronymites élu en 1552, Fr. Juan de Ortega, « aurait, dit-on (dizen), dans sa jeunesse, étant étudiant à Salamanque, composé le petit livre appelé Lazarille de Tormès, qui est dans toutes les mains… L’indice qu’on en donne est que le brouillon dudit livre, écrit de sa propre main, fut trouvé dans sa cellule. » Ortega avait un esprit alerte, libre, très remuant : il en pâtit. Des réformes qu’il voulut introduire dans son ordre rencontrèrent une vive opposition et causèrent sa disgrâce. Toutefois, Charles-Quint, qui devait le tenir en haute estime, ne l’abandonna pas, et lorsqu’il fut retiré à Yuste, l’appela auprès de lui, le chargea d’organiser la musique religieuse du monastère et l’admit dans sa familiarité. Il serait piquant qu’un tel personnage eût conçu l’idée du Lazarille et l’eût écrit. Mais le « on-dit » de Siguenza est vague, puis il n’échappe à personne qu’on peut bien avoir eu par devers soi le brouillon d’un ouvrage, sans qu’il résulte qu’on en soit l’auteur. Ortega, tel qu’on nous le dépeint, mêlé à tous les incidents de la vie de couvent, profond connaisseur du clergé, hardi et lettré (amigo de letras), est bien l’homme qu’il nous faudrait, et assurément il ne saurait nous déplaire qu’un prêtre ou un religieux eût écrit cette verte satire. Souhaitons que la lumière se fasse : pour l’instant la question reste ouverte.
À défaut d’Ortega, je chercherais aux alentours des frères Valdès, dans ce milieu d’esprits très libres, très préoccupés de questions sociales, politiques et religieuses, en littérature disciples et imitateurs de Lucien, que Charles-Quint toléra un temps et que l’intransigeance de Philippe II devait extirper à jamais du sol de l’Espagne. N’y aurait-il pas aussi quelque lointain cousinage entre notre nouvelle et un livre bizarre, mal composé, mais plein de détails de mœurs curieux, les Castagnettes (El Crotalon), qu’on nous a naguère exhumé et dont l’auteur est inconnu ? L’enfance de l’Alexandre de cette satire lucianesque n’a-t-elle pas quelque analogie avec les premières étapes de Lazarille ? Les deux livres, il est vrai, se ressemblent peu pour le style : autant le nôtre est sobre, nerveux, rapide, autant l’autre est lourdement pédant et enchevêtré, mais l’esprit en est à bien des égards le même.
Résignons-nous à ne pas savoir. L’inconvénient est d’ailleurs assez mince ; car, à moins qu’il ne fût un personnage considérable, auquel cas nous aurions sans doute quelques notions sur sa vie et les motifs qui l’ont fait écrire, l’auteur de Lazarille avec ou sans nom, qu’importe ? L’essentiel est d’avoir le livre.
Son succès en Espagne, qui fut grand et durable, n’a pas tenu seulement au fond même, à l’évidente ressemblance des portraits, à l’humour et à la verve si espagnols dont il est saturé, mais tout autant, si ce n’est plus, à la qualité de sa langue.
Il faut dire quelque chose de cette langue. Parmi les contemporains, les uns la placent très haut, la proclament inimitable : c’est le plus grand nombre ; d’autres font leurs réserves et même la rabaissent singulièrement. Ce Juan de Luna, « natif de Castille et interprète de la langue espagnole », qui, au temps de Louis XIII, vint chez nous corriger et continuer le Lazarille, ne cache pas son dédain pour ce langage, à son avis, barbare et démodé. « Tant de gens lisent ce livre et y étudient la langue espagnole, l’estimant un répertoire de toutes ses bonnes phrases ! Or, cela n’est pas ; car son langage est grossier, son style plat, sa phrase plus française qu’espagnole. » Cette dernière remarque surtout est pour nous étonner, nous qui tenons le Lazarille pour une quintessence de la vieille prose castillane. Mais il était orfèvre le bon Luna et, partant, ne saurait être tenu pour juge impartial dans la question ; puis, comme contemporain, sinon disciple, des cultistes et conceptistes, qui avaient fait dévier le castillan de sa ligne droite pour le jeter dans le redondant et l’amphigourique, on conçoit qu’il trouvât plate et sèche la manière du vieux conteur du XVIème siècle. Qu’entend-il pourtant par une « phrase plus française qu’espagnole ? » J’imagine qu’il a été frappé de l’emploi vraiment excessif des pronoms je, tu, il, du premier surtout, alors que le castillan correct se contente de marquer la personne par la forme du verbe, n’employant le pronom que lorsqu’il y a lieu d’insister : decia, je disais ; mais yo decia, c’est moi qui disais. En outre des mots, communs jadis aux deux langues, n’étaient plus usités dans le castillan du XVIIème siècle ; on ne disait plus guère no curé de lo saber, je n’ai cure de le savoir, ni coraje pour colère, ni luengo pour long, etc. : archaïsmes donc, au point de vue de Luna, mais non pas gallicismes.
Avec la permission de maître Luna, nous jugeons différemment de ce langage. Il nous paraît d’une fort jolie facture, et ce que le reviseur a taxé de platitude, nous fait l’effet plutôt d’une remarquable sobriété, dont il est à déplorer que les Espagnols se soient départis. De la maladresse, il y en a dans ce livre ; l’auteur éprouve quelque gêne à bâtir une phrase un peu longue, il s’empêtre parfois et ses transitions sont pénibles ; trop de lourds adverbes et conjonctions : finalement, en ce temps, de manière que, de cette manière, etc. En somme, une certaine gaucherie dans la construction, et comment en serait-il autrement ? Rappelons-nous que le livre date officiellement de 1554 et a pu être écrit, une dizaine, une vingtaine d’années auparavant. Qu’avions-nous alors en France ? A peine Rabelais. Sauf cela il n’y a qu’à admirer. Que d’heureuses trouvailles d’expression ! Que de locutions marquées au bon coin ! L’auteur du Lazarille me paraît être avec Antonio de Guevara, l’introducteur en castillan d’un genre de grâces, que Cervantes a été seul au XVIIème siècle à ressaisir, et que les fins connaisseurs butinent avec soin et imitent quand ils peuvent, j’entends surtout certaines répétitions, allitérations et antithèses, qui produisent une manière de cadence, un tic-tac dont l’oreille espagnole se déclare satisfaite. Puis il a eu cette bonne fortune, réservée à peu d’écrivains, de créer quelques locutions devenues proverbiales. Le nom de son héros, d’abord, Lazarillo, a pris tout à fait la valeur d’un nom commun. Un lazarillo, c’est couramment en castillan un guide ; servir de lazarillo à quelqu’un, c’est le conduire. Un guide de Madrid, publié au siècle dernier à l’usage des habitants du lieu et des étrangers, s’intitule : Lazarillo ó nueva guia para los naturales y forasteros de Madrid. Citons encore le mot féroce de Lazarille à son aveugle, quand celui-ci s’est fendu le crâne contre le pilier d’Escalona : « Comment, vous avez flairé la saucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ? Flairez-le.» Cette phrase est entrée dans le vocabulaire castillan et n’en sortira plus. Flairer un danger ne se dit pas autrement que oler el poste, et au XVIIème siècle déjà la locution était usée à force d’avoir servi : un auteur comique, Luis Quiñones de Benavente, la traite de cliché (civilidad).
Le caractère si franc, si actuel, si populaire de la langue du Lazarille explique donc en très grande partie l’accueil enthousiaste que lui firent les Espagnols. Et il faut bien que le mérite littéraire du petit livre ait été généralement reconnu, puisqu’après même que l’Inquisition l’eût châtré de toutes ses pointes malignes contre l’Église, lui enlevant jusqu’à deux chapitres entiers, il resta la lecture de prédilection de toutes les classes de la société et fut constamment répété, dans sa forme tronquée, par d’innombrables imprimeurs. L’opération que lui fit subir la censure date de 1573. Philippe II avait compris que sa police était impuissante à prohiber complètement un tel livre. Tout Espagnol revenant de Flandre en avait un exemplaire dans sa pochette, et la contrefaçon belge, les libraires d’Anvers, qui connaissaient déjà la vertu du petit format, avaient modes et manières pour tromper l’Inquisition et glisser leurs in-douze entre les mailles de ses filets. Le grand roi fit donc faire un Lazarille à l’usage de son bon peuple d’Espagne et commit le soin de l’expurger à un de ses secrétaires, Juan Lopez de Velasco, qui s’exprime ainsi dans la préface de son édition émendée : « Quoiqu’il fût prohibé en ces royaumes, — le quoique est joli — on le lisait et imprimait constamment au dehors. C’est pourquoi, avec la permission du Conseil de la Sainte-Inquisition et du Roi notre Sire, nous y avons corrigé certaines choses pour lesquelles il avait été prohibé, et en avons enlevé toute la seconde partie, laquelle, n’étant point du premier auteur, a paru fort impertinente et insipide. »
Voilà qui nous amène à toucher quelques mots des suites du Lazarille. L’opinion de Lopez de Velasco concernant la seconde partie de notre roman a été généralement adoptée ; ceux qui l’ont lue et ceux qui ne l’ont pas lue n’ont pas à son endroit de qualificatifs assez durs ; ils condamnent notamment comme absurde et ridicule la longue allégorie qui en occupe plus des deux tiers, l’histoire de Lazare partant pour l’expédition d’Alger, englouti dans le naufrage de la flotte, changé en thon, et ses aventures à la cour du roi-poisson. Surtout ils trouvent une grande différence de style entre les deux parties, et le bon est qu’ils jugent très supérieure à l’autre le premier Lazarille, d’après le texte courant, texte augmenté du chapitre des Allemands, lequel, comme il a été dit, est le début de cette seconde partie « absurde et ridicule. » Que les deux parties n’aient pas le même auteur, on l’accordera sans trop de peine, encore qu’il fût nécessaire de le prouver, les différences de style entre l’une et l’autre n’étant pas telles qu’elles crèvent les yeux, et l’on concédera encore que la fable elle-même, le côté aventures n’est pas ici d’un bien vif intérêt. — Mais qu’ont donc de palpitant les romans picaresques en général ? Je demande seulement qu’on veuille bien trouver assez fines et mordantes les allusions aux intrigues de cour, à l’art d’arriver et de se maintenir en faveur par les femmes et autres choses non moins curieuses qui sont le fond du récit, le vrai sens de cette allégorie, du séjour de Lazare au pays des thons. Cette suite se termine par le retour du héros à la vie réelle. Tout à la fin un chapitre, qui semble ajouté après coup, montre Lazare disputant avec les docteurs de Salamanque et les « mettant de cul » comme Pantagruel les artiens de Sorbonne : l’historiette n’est d’ailleurs que la reproduction du chapitre XXVIII des Aventures de Til Ulespiègle.
L’autre continuation qui est de ce Luna, dont il a été parlé plusieurs fois déjà, reprend Lazare à Tolède, dans son ménage en commandite et l’embarque aussi pour Alger ; mais le reste est différent. Luna renonce aux thons qui avaient eu peu de succès et leur substitue une histoire assez divertissante et qui n’est pas sans mérite de style.
En 1561 le premier Lazarille fut traduit en français par Jean Saugrain : « L’histoire plaisante et facétieuse du Lazare de Tormes, Espagnol, en laquelle on peult recongnoistre bonne partie des meurs, vie et condition des Espagnolz. » Cette version assez barbare, fut remaniée et améliorée par un « P. B. Parisien », en 1601 : l’une et l’autre sont encore à consulter pour les vieux mots et pour la connaissance exacte des usages espagnols de l’époque ; nous nous en sommes servi utilement. Parmi les modernes, celle de Viardot, œuvre d’un homme de goût et qui savait le castilan, est la plus connue ; elle a été illustrée de quelques dessins de M. Meissonier. Celle qu’on présente aujourd’hui au public tend à reproduire avec exactitude l’allure et la couleur de l’original. Puisse le talent de M. Maurice Leloir donner au vieux conte un regain de nouveauté et lui recouvrer de nombreux lecteurs !
Alfred Morel-Fatio