Mon premier souvenir est d'avoir mordu à la joue ou au front Madame Pison du Galland, ma cousine, femme de l'homme d'esprit député à l'Assemblée constituante. Je la vois encore, une femme de vingt-cinq ans qui avait de l'embonpoint et beaucoup de rouge. Ce fut apparemment ce rouge qui me piqua. Assise au milieu du pré qu'on appelait le glacis de la porte de Bonne, sa joue se trouvait précisément à ma hauteur.
« Embrasse-moi, Henri », me disait-elle. Je ne voulus pas, elle se fâcha, je mordis ferme. Je vois la scène, mais sans doute parce que sur-le-champ, on m'en fit un crime et que sans cesse on m'en parlait.
Ce glacis de la porte de Bonne était couvert de marguerites. C'est une jolie petite fleur dont je faisais un bouquet. Ce pré de 1786 se trouve sans doute aujourd'hui au milieu de la ville, au sud de l'église du collège.
Ma tante Séraphie déclara que j'étais un monstre et que j'avais un caractère atroce. Cette tante Séraphie avait toute l'aigreur d'une fille dévote qui n'a pas pu se marier. Que lui était-il arrivé ? Je ne l'ai jamais su, nous ne savons jamais la chronique scandaleuse de nos parents, et j'ai quitté la ville pour toujours à seize ans, après trois ans de la passion la plus vive, qui m'avait relégué dans une solitude complète.
Le second trait de caractère fut bien autrement noir.
J'avais fait une collection de joncs, toujours sur le glacis de la porte de Bonne (Bonne de Lesdiguières). Demander le nom botanique du jonc, herbe de forme cylindrique comme une plume de poulet et d'un pied de long.
On m'avait ramené à la maison dont une fenêtre au premier étage donnait sur la Grande rue à l'angle de la place Grenette-. Je faisais un jardin en coupant ces joncs en bouts de deux pouces de long que je plaçais dans l'intervalle entre le balcon et le jet d'eau de la croisée. Le couteau de cuisine dont je me servais m'échappa et tomba dans la rue, c'est-à-dire d'une douzaine de pieds, près d'une Madame Chenevaz ou sur cette Madame. C'était la plus méchante femme de toute la ville (mère de Candide Chenevaz qui, dans sa jeunesse, adorait la Clarisse Harlowe de Richardson, depuis l'un des trois cents de M. de Villèle et récompensé par la place de premier président à la cour royale de Grenoble, mort à Lyon non reçu).
Ma tante Séraphie dit que j'avais voulu tuer Madame Chenevaz ; je fus déclaré pourvu d'un caractère atroce, grondé par mon excellent grand-père, M. Gagnon, qui avait peur de sa fille Séraphie, la dévote la plus en crédit dans la ville, grondé même par ce caractère élevé et espagnol, mon excellente grand'tante Mlle Élisabeth Gagnon.
Je me révoltai, je pouvais avoir quatre ans. De cette époque date mon horreur pour la religion, horreur que ma raison a pu à grand'peine réduire à de justes dimensions, et cela tout nouvellement, il n'y a pas six ans. Presque en même temps prit sa première naissance mon amour filial instinctif, forcené dans ces temps-là, pour la république.
Je n'avais pas plus de cinq ans.
Cette tante Séraphie a été mon mauvais génie pendant toute mon enfance ; elle était abhorrée mais avait beaucoup de crédit dans la famille. Je suppose que dans la suite mon père fut amoureux d'elle, du moins il y avait de longues promenades aux Granges) dans un marais sous les murs de la ville, où j'étais le seul tiers incommode et où je m'ennuyais fort. Je me cachais au moment de partir pour ces promenades. Là, fit naufrage, la très petite amitié que j'avais pour mon père.
Dans le fait j'ai été exclusivement élevé par mon excellent grand-père, M. Henri Gagnon. Cet homme rare avait fait un pèlerinage à Ferney pour voir Voltaire et en avait été reçu avec distinction. Il avait un petit buste de Voltaire, gros comme le poing, monté sur un pied de bois d'ébène de six pouces de haut. (C'était un singulier goût mais les beaux-arts n'étaient le fort ni de Voltaire ni de mon excellent grand-père.)
Ce buste était placé devant le bureau où il écrivait, son cabinet était au fond d'un très vaste appartement donnant sur une terrasse élégante ornée de fleurs. C'était pour moi une rare faveur d'y être admis, et une plus rare de voir et de toucher le buste de Voltaire.
Et avec tout cela, du plus loin que je me souvienne, les écrits de Voltaire m'ont toujours souverainement déplu, ils me semblaient un enfantillage. Je puis dire que rien de ce grand homme ne m'a jamais plu. Je ne pouvais voir alors qu'il était le législateur et l'apôtre de la France, son Martin Luther.
M. Henri Gagnon portait une perruque poudrée, ronde, à trois rangs de boucles, parce qu'il était docteur en médecine, et docteur à la mode parmi les dames, accusé même d'avoir été l'amant de plusieurs, entre autres d'une Madame Teyssère, l'une des plus jolies de la ville, que je ne me souviens pas d'avoir jamais vue car alors on était brouillé, mais qui me l'a fait comprendre plus tard d'une singulière façon. Mon excellent grand-père, à cause de sa perruque, m'a toujours semblé avoir quatre-vingts ans. Il avait des vapeurs (comme moi misérable), des rhumatismes, marchait avec peine, mais par principe ne montait jamais en voiture et ne mettait jamais son chapeau : un petit chapeau triangulaire à mettre sous le bras et qui faisait ma joie quand je pouvais l'accrocher pour le mettre sur ma tête, ce qui était considéré par toute la famille comme un manque de respect, et enfin par respect je cessai de m'occuper du chapeau triangulaire et de sa petite canne à pomme en racine de buis bordée d'écaille.
Mon grand-père adorait la correspondance apocryphe d'Hippocrate, qu'il lisait en latin (quoiqu'il sût un peu de grec), et l'Horace de l'édition de Johannès Bond, imprimée en caractères horriblement menus. Il me communiqua ces deux passions et en réalité presque tous ses goûts, mais pas comme il l'aurait voulu, ainsi que je l'expliquerai plus tard.
Si jamais je retourne à Grenoble, il faut que je fasse rechercher les extraits de naissance et de décès de cet excellent homme qui m'adorait et n'aimait point son fils, M. Romain Gagnon, père de M. Oronce Gagnon, chef d'escadron de Dragons, qui a tué son homme en duel il y a trois ans, ce dont je lui sais gré, probablement il n'est pas un niais. Il y a trente-trois ans que je ne l'ai vu, il peut en avoir trente-cinq.
J'ai perdu mon grand-père pendant que j'étais en Allemagne, est-ce en 1807 ou en 1813, je n'ai pas de souvenir net. Je me souviens que je fis un voyage à Grenoble pour le revoir encore ; je le trouvai fort attristé ; cet homme si aimable, qui était le centre des veillées où il allait, ne parlait presque plus. Il me dit : « C’est une visite d'adieu » et puis parla d'autres choses, il avait en horreur l'attendrissement de famille niais.
Un souvenir me revient, vers 1807, je me fis peindre, pour engager Mme Alexandrine Petit à se faire peindre aussi, et, comme le nombre des séances était une objection, je la conduisis chez un peintre vis-à-vis la Fontaine du Diorama qui peignait à l'huile en une séance, pour 120 francs. Mon bon grand-père vit ce portrait que j'avais envoyé à ma sœur, je crois, pour m'en défaire, il avait déjà perdu beaucoup de ses idées, il dit en voyant ce portrait : « Celui-là est le véritable », et puis retomba dans l'affaissement et la tristesse. Il mourut bientôt après, ce me semble, à l'âge de 82 ans, je crois.
Si cette date est exacte, il devait avoir 61 ans en 1789 et être né vers 1728. Il racontait quelquefois la bataille de l'Assiette, assaut dans les Alpes tenté en vain par le chevalier de Belle-Isle en 1742, je crois. Son père, homme ferme, plein d'énergie et d'honneur, l'avait envoyé là comme chirurgien d'armée pour lui former le caractère. Mon grand-père commençait ses études en médecine et pouvait avoir dix-huit ou vingt ans, ce qui indique encore 1724 comme époque de sa naissance.
FIN DE L’EXTRAIT
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© 2012- Les Editions de Londres
ISBN : 978-1-909053-47-2
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